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Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/04

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (1p. 69-84).



CHAPITRE IV


Artillerie légère et artillerie lourde.


Jusqu'en 1905, la supériorité de notre artillerie de campagne fut incontestable. Le 75 avait une rapidité de tir inégalée, et le tir percutant de l'obus explosif avec amorçage légèrement retardé nous permettait d'espérer atteindre les troupes abritées. D'autre part, pour l'attaque des ouvrages de fortification semi-permanente du champ de bataille, le capitaine Rimailho avait, en 1904, très ingénieusement modernisé le 155 court de Bange, le rendant plus mobile que les matériels des équipages légers de siège. 140 de ces pièges venaient d'être mises en commande à Saint-Chamond. Malheureusement les données qui avaient présidé à l'étendue de ce matériel ne permettaient pas l'emploi courant de portées supérieures à 5 000 mètres. Je ne citerai que pour mémoire les 120 et 155 court du général Baquet déjà démodés.

De leur côté, les Allemands, n'avaient, à cette époque, que le 77 ancien modèle à tir direct, sans frein, exigeant une remise en batterie après chaque coup. Depuis 1901, ils avaient introduit dans leur artillerie de campagne un obusier de 10 cm. 5 destiné à atteindre par tir fusant nos batteries défilées en arrière des crêtes, aussi bien que le personnel placé dans des tranchées ou abrité derrière des boucliers. Mais, en raison des nombreuses défectuosités de ce matériel, nous étions en droit d'admettre que notre supériorité d'artillerie n'était pas compromise.

A partir de 1905, les Allemands commencèrent de regagner une partie de leur retard. Ils transformèrent leur 77, en le rendant apte au tir rapide. En même temps, désireux d'imprimer à la guerre une allure brutalement offensive, ils introduisirent dans leur armement de campagne un obusier lourd de 15 centimètres destiné à entreprendre sans délai l'attaque de nos ouvrages de fortification. En 1909, par des modifications ingénieuses apportées à l'obusier de 105, ils en firent une pièce excellente, à tir rapide. Vers la même époque, une série d'expériences leur fit entrevoir la possibilité d'utiliser plus largement leurs pièces lourdes, en les faisant participer dès le début de la bataille à la lutte d'artillerie. Dès lors, leurs progrès dans cette voir furent extraordinairement rapides : en octobre 1910, au camp de Juterborg, avec des fusées à retard analogues à celles que nous utilisions nous-mêmes depuis quelques années, ils firent la preuve qu'ils pouvaient obtenir dans la lutte d'artillerie un résultat rapide avec une dépense minime de munitions, même contre une artillerie à boucliers masquée derrière des crêtes.

Ces résultats eurent des conséquences très importantes en Allemagne. On y envisagea comme nécessaire de commencer la bataille par une lutte systématique contre l'artillerie adverse, en faisant entrer en ligne de très bonne heure l'artillerie lourde. On adopta nos méthode de tir pour le 77 modèle 96 N/A ; les batteries de 15 centimètres furent transformées en batteries montées ; le nombre des batteries d'obusiers de 10 cm.5 fut doublé ; l'augmentation du nombre des obusiers fut réalisée aux dépens d'un nombre égal de canons de 77 qui fut supprimé.

En France une période de demi-somnolence avait succédé à l'activité intense qui avait porté l'artillerie à l'état où elle se trouvait en 1905. La disparition du Comité technique, décrétée le 22 août 1910, celle surtout du président du Comité qui était en même temps inspecteur général de l'arme, avaient eu comme conséquence une diminution très sensible de l'aptitude manœuvrière de la troupe et de la valeur technique des officiers.

Des idées fausses étaient venues augmenter le trouble et la confusion des esprits. Un certain nombre d'artilleurs estimaient que les obstacles de la fortification de campagne pourraient être aisément détruits par l'obus explosif de 75, jugé supérieur à l'obus de calibre analogue de nos adversaires ; tout au plus, dans certains cas exceptionnels, aurait-on recours au 155 C. T. R. ; par là on éviterait, en se contentant du 75, d'alourdir les colonnes, ce qui paraissait essentiel aux doctrinaires de l'offensive à outrance, qui ne voulaient voir dans la bataille qu'une manœuvre et une lutte d'infanterie, seulement appuyée par l'artillerie.

D'autre part, dans les milieux compétents de l'artillerie, notamment au cours de tir de Mailly, on savait fort bien que l'artillerie allemande disposait de pièces tirant infiniment plus loin que notre canon de campagne ; mais on estimait que les artilleurs allemands ne pourraient tirer parti de cet avantage : en effet, on jugeait indispensable que le capitaine restât à proximité de ses pièces ; on considérait comme impraticable, en raison de la difficulté des transmissions téléphoniques sur le champ de bataille, de placer l'observateur loin de la batterie.

Comme, à cette époque, l'emploi de l'avion d'observation était inconnu, on en concluait qu'il était inutile d'essayer de tirer au delà du rayon normal d'observation du capitaine maintenu près de ses pièces. Cinq à six kilomètres paraissaient un maximum à ne pas dépasser. La guerre s'est chargée, en quelques semaines, de montrer le peu de valeur de ces spéculations.

Malgré ce courant d'esprit hostile à l'artillerie lourde, il fallut bien cependant constater que nous avions perdu notre avance. Pour ce qui me concerne, j'avais été si frappé de notre infériorité que j'avais été amené, dès mon entrée au Conseil supérieur de la Guerre, en 1910, comme je l'ai déjà rapporté, à attirer l'attention du ministre, le général Brun, et de mes collègues, sur cette question. Il fallait, à mon avis, un canon long susceptible de prolonger le tir du 75, un obusier mobile, pour attaquer les objectifs défilés et prendre part à la lutte contre les pièces allemandes depuis peu munies de boucliers, et un mortier à gros effets d'écrasement contre les fortifications. On se rappelle que le Conseil supérieur de la Guerre dans sa séance du 19 juillet 1911 avait approuvé mes conclusions.

Lorsque je fus nommé chef d'état-major général, je me préoccupai de faire aboutir ces questions qui me paraissaient fondamentales. Je m'enquis de ce qu'avait fait la direction de l'artillerie, qui avait officiellement annoncé qu'elle comptait proposer prochainement l'adoption de certains matériel en construction dans les ateliers d'artillerie de Puteaux.

Malheureusement le directeur de l'artillerie dut bientôt avouer qu'il n'était pas en mesure de soumettre des modèles de canons nouveaux ; aucun des matériels à l'étude aux ateliers de Puteaux n'était encore sorti de la période des premiers essais ; et on me laissa entendre qu'un délai de deux ou trois ans serait nécessaire pour aboutir.

En présence de ces décevants résultats, j'estimai qu'il fallait avant toute chose mettre de l'ordre dans les études techniques, et établir un programme ferme, donnant une conception d'ensemble du système d'artillerie recherché et destiné à orienter les esprits des inventeurs. Ma conviction était que la disparition du Comité technique de l'artillerie était, pour une bonne part, dans l'impuissance que je constatais ; j'obtins du ministre une décision créant une commission des nouveaux matériels, à la tête de laquelle fut placé le général de Lamothe, homme d'une remarquable clairvoyance et d'une haute compétence. Cette commission reçut l'ordre d'établir les programmes d'études de l'obusier de campagne et du canon long.

Un mois plus tard le général de Lamothe, après entente avec l'état-major de l'armée, présentait au ministre un programme d'essais concernant l'obusier de campagne et le canon long à grande portée.

L'obusier léger devait être à tir rapide, assez mobile pour suivre le 75 dans toutes les circonstances, assez puissant pour produire des effets de destruction supérieurs à ceux du 75, à champ de tir étendu, à portée aussi grande que possible.

Le canon long devait être capable de tirer à 12 ou 13 kilomètres sur des objectifs faiblement protégés ; il devait pouvoir se déplacer au pas attelé de six ou huit chevaux.

Le but à atteindre étant ainsi défini, il convenait d'adresse ce programme aux divers constructeurs, et je représentai au ministre qu'il serait très utile de recourir non seulement aux établissements de l'artillerie, mais aussi à l'industrie privée, dont certaines maisons construisaient pour des puissances étrangères des pièces donnant toute satisfaction. M. Messimy, ennemi né de toute routine, fit à cette suggestion un accueil favorable. Le concours fut donc ouvert entre nos industriels et la section technique de l'artillerie ; on fixa au mois de février 1912 la date à laquelle les divers modèles devraient être présentés.

Cet appel à l'industrie privée parut, à l'époque, presque révolutionnaire ; les établissements de l'artillerie y virent comme une atteinte portée à leur prestige. Le ministre tint bon, et ne se laissa pas influencer.

Mais ce n'était pas tout. Il ne suffisait pas d'organiser l'avenir. Il fallait tout de suite, en utilisant les ressources immédiatement disponibles, constituer une artillerie lourde de fortune, qui serait au fur et à mesure des livraisons de matériels remplacée par une artillerie moderne.

Au conseil supérieur de la défense nationale, le 9 janvier 1912, M. Messimy résuma notre situation en artillerie :

Notre artillerie de campagne est au complet, et en bon état. Pendant longtemps, l'approvisionnement en munitions est resté insuffisant. Depuis 1906, sur l'initiative de MM. Berteaux et Klotz, il a été progressivement augmenté. Il s'élève aujourd'hui à 1 280 cartouches par pièce. Un nouvel effort est nécessaire pour arriver à 1 500 coups. D'autre part, des mesures doivent être prises en vue de préparer la mobilisation des établissements industriels et de les mettre en mesure, en cas de guerre, de fournir une production intensive. Actuellement, la plupart de nos établissements sont hors d'état de réaliser cette condition ; il faudra, à ce sujet, de nouveaux crédits. Il en faudra d'autres encore pour la constitution de l'artillerie lourde d'armée. Les Allemands disposent de pièces de gros calibre dans chaque corps d'armée ; ils ont, en outre, des équipages légers de siège. En France, on n'a pas fait suffisamment d'efforts pour les suivre. Le Rimailho, encore qu'il soit satisfaisant, n'existe qu'en faible proportion. Le nombre de batteries prévues à la mobilisation est de 42, chaque batterie a deux pièces. Les progrès à réaliser pour améliorer l'état de choses actuel devront s'effectuer en deux périodes :

Pendant la première, il faudra recourir à des moyens de fortune. On utilisera des pièces de 120 ou 220 comprises actuellement dans les équipages de siège ou dans l'armement des places. Pendant la deuxième période, on substituera à ce matériel provisoire une artillerie lourde composée de pièces à tir rapide et répondant aux besoins de la guerre future ; cette substitution demandera du temps et nécessitera des dépenses considérables.

Le retard apporté à la création d'une artillerie lourde équivalente à celle de nos adversaires probables est imputable à l'extrême lenteur de nos services techniques, qui, poursuivant toujours de nouveaux progrès au lieu de chercher des réalisations, multiplient les expériences, et n'aboutissent jamais. Constatant l'impuissance des organes compétents, j'ai déjà songé à faire appel à l'industrie privée qui depuis longtemps fabrique de l'artillerie pour des puissances étrangères ; peut-être, par ces moyens, sera-t-il possible d'arriver plus vite au résultat cherché.


Le problème défini par le ministère était bien posé, et les solutions nettement indiquées.

Mais la question de la transformation de l'artillerie entraînait comme corollaire une question de personnel : pour constituer et servir une artillerie lourde nouvelle, il fallait des hommes ; or, avec le service de deux ans, et les nouvelles créations qu'il avait fallu faire, il était impossible de trouver des hommes disponibles. J'envisageai alors l'utilisation de quelques batteries de côte dont certaines, affectées à des points peu menacés, me semblaient pouvoir être plus utilement employées en servant l'embryon de notre artillerie lourde. Lorsque ce projet fut connu, il souleva de véhémentes protestations dans le monde parlementaire et dans certains milieux militaires qui affectaient de croire que supprimer une batterie à Royan ou à Port-Vendres équivalait à ouvrir la France à l'invasion étrangère.

Le ministre décida de passer outre à ces protestations. Un décret en date du 6 février 1912 fit passer un certain nombre de batteries de côtes dans les régiments à pied. Et, pour bien marquer mes intentions, je fis organiser tout de suite un régiment. Ce régiment, constitué à Rueil sous le commandement du colonel Beyel, fut doté provisoirement du matériel de Bange, transporté par des moyens hippomobiles de fortune, et servi par le personnel de quelques batteries de côtes désaffectées. Ultérieurement, une partie de ce régiment fut mise à la disposition du général Foch, alors commandant du 20e corps d'armée, pour l'organisation, ébauchée à cette époque, du Grand-Couronné de Nancy.

Au début de janvier 1912, M. Messimy fut remplacé au ministère de la Guerre par M. Millerand. Ce fut ce dernier qui allait donc avoir à poursuivre l'exécution du plan de son prédécesseur.

En février, les ateliers de Puteaux présentèrent un 120, et un matériel à double calibre de 75/120. Ni l'un ni l'autre ne furent reconnus satisfaisants.

Dans les premiers jours du mois suivant, les établissements Schneider présentèrent un obusier de 105 construit pour la Bulgarie. Les expériences techniques eurent lieu à Calais en présence du ministre ; j'y assistais également ; elles donnèrent toute satisfaction. Ce matériel répondait exactement aux conditions du programme. La Commission proposa qu'une batterie que l'on commanda sur-le-champ, fût expérimentée à Mailly et aux manœuvres d'automne.

En raison du court délai laissé aux concurrents, le Creusot n'eut pas le temps d'étudier, pour le canon long demandé par le programme, un matériel original ; il se contenta de nous présenter un canon de 106 millimètres 7 récemment adopté par la Russie. Les tirs d'essais de cette pièce furent satisfaisants, mais ce matériel s'écartait sensiblement des conditions du programme, notamment en ce qui concernait la puissance et la portée. Il fut donc refusé par l'unanimité de la Commission, moins deux voix dont celle du président, le général de Lamothe.

Je partageai l'opinion du général de Lamothe : à mon avis, il y avait urgence à aboutir à des résultats pratiques. J'insistai auprès du ministre pour que ce matériel ne fût pas éliminé à priori ; en laissant au Creusot quelque temps pour améliorer le matériel qu'il venait de nous présenter, j'étais persuadé qu'il parviendrait à nous donner à bref délai satisfaction. En effet, les épreuves furent reprises, et l'envoi aux manoeuvres d'automne de deux pièces d'essai de ce matériel fut décidé.

L'épreuve des manoeuvres de 1912 fut nettement favorable aux deux matériels du Creusot, au double point de vue de la mobilisation et des facilités de traction. Les résultats acquis me confirmèrent dans ma conviction que nous devions avoir une artillerie lourde de campagne : beaucoup de problèmes tactiques qui se posèrent au cours de ces manoeuvres ne purent être résolus qu'avec l'aide de ces matériels.

En janvier 1913, j'assistai à Calais à une nouvelle série de tirs du canon long du Creusot qui furent si satisfaisants que la Commission conclut à son adoption, sous réserve que le calibre en serait réduit à 105 millimètres. En rendant compte de ces résultats au ministre, j'insistai pour que, sans retard, la commande de ces matériels fût passée.

Mais, les services techniques, en défiance contre ces matériels qui n'avaient été ni conçus ni exécutés par eux, exploitèrent auprès du ministre les inconvénients reconnus au canon long du Creusot, et obtinrent le principe de l'adoption d'un calibre voisin de 135 millimètres, lançant à 135 millimètres, lançant à 18 kilomètres un projectile de 40 kilos environ. En outre, une série d'études furent poussées en vue de moderniser nos vieilles pièces de 120 et de 155 long de Bange. Cette intervention risquait de retarder l'aboutissement de cette question qui n'avait jusqu'ici subi que trop de retard.

Dans le même temps, les premiers renseignements sur la guerre des Balkans commençaient à nous arriver. Le général Herr, commandant l'artillerie du 6e corps d'armée, ayant passé les mois de novembre et de décembre 1912 sur le théâtre de la guerre, publiait en février 1913 ses impressions : il rapportait la conviction absolue qu'une artillerie lourde à grande portée était indispensable dans la guerre moderne : "Il ne semble pas douteur, disait-il, qu'une artillerie à longue portée rencontrera, même dans la guerre de campagne, des occasions fréquentes de prendre barre sur une artillerie à moyenne portée, comme un duelliste muni d'une grande rapière sur un adversaire armé d'une épée de cour."

La publication de ce rapport provoqua un vif émoi dans les milieux militaires et parlementaires : à nouveau une vive polémique s'engagea entre les partisans exclusifs du 75 et ceux qui prônaient la nécessité d'une artillerie lourde. L'expérience du général Herr décida les hésitants, et, sur mes instances, en avril 1913, on commanda, sur simple autorisation de la Commission du budget, 220 pièces du modèle de 105 long du Creusot. La moitié de cette commande devait être construite aux usines Schneider, l'autre moitié dans les établissements de l'artillerie ; la livraison de ces pièces devait s'échelonner d'août 1914 à juillet 1915.

C'est ce modèle très bien étudié qui fit son apparition au front dans les premières semaines des hostilités. Il avait une portée de 12 km. 300 et lançait un obus de 17 kilos contenant 1 kg. 870 d'explosif. Son rôle fut, somme toute, assez modeste : ce n'était qu'un 75 agrandi, prolongeant le tir du canon de campagne. Il n'avait rien d'une pièce à grands effets de destruction. D'ailleurs nous ne disposâmes au début des hostilités que d'un petit nombre de ces canons. En effet, sur les instances des services techniques, la commande de 110 pièces faite au Creusot, fut réduite à 36, et la commande passée à Bourges fut annulée.

A la suite des expériences poursuivies à Mailly en 1912, et de l'épreuve favorable des manoeuvres, l'obusier de camapagne du Creusot avait été adopté ; un crédit de 80 millions avait été inscrit dans le projet de 500 millions déposé en février 1913 pour contribuer à la défense nationale. La dépense élevée que représentait la construction de cet obusier impressionna vivement le Parlement. Aussi, au cours de la discussion, le gouvernement, s'appuyant sur l'avis des services techniques, admit qu'il était encore nécessaire de procéder à de nouvelles expériences pour l'obusier, et il déclara qu'il renonçait à ce crédit de 80 millions destiné à l'obusier léger. En même temps, se produisit un fait qui eut de singulières conséquences.

Les services techniques, qui rêvaient, comme je l'ai dit, de ne point encombrer notre armée de pièces lourdes par crainte de nuire à ses qualités manoeuvrières, avait recherché une solution permettant de parer aux inconvénients que présentait la tension de la trajectoire du 75 pour battre les angles morts et les objectifs fortement défilés. Trois procédés avaient été proposés :

L'emploi de charges réduites. On faisait à ce procédé le reproche de compliquer les approvisionnements ;

Le tir fusant de l'obus explosif auquel les exécutants étaient hostiles pour des raisons techniques ;

Enfin la plaquette du commandant Malandirn, qui permettait d'augmenter la courbure de la trajectoire ; cette solution paraissait résoudre le problème d'une façon simple et économique.

Ce procédé était recommandé à titre provisoire par la Commission des nouveaux matériels, en attendant la construction des obusiers légers. En mars 1913, une séance solennelle était organisée pour la conclusion des essais de la plaquette Malandrin devant le ministre, les membres du Conseil supérieur de la guerre, et les Commissions de l'armée. Les expériences furent suivies avec enthousiasme ; une réclame habile fit valoir que la plaquette présentait l'avantage de faire du 75 un canon à deux fins, à volonté canon à tir tendu et canon à tir courbe. En vain on fit remarquer, qu'en tout état de cause, le poids du projectile restait très inférieur à celui du projectile de l'obusier allemand, et surtout que la trajectoire était réduite par l'adoption de la plaquette. Rien n'y fit. L'obusier de campagne fut définitivement écarté, et remplacé par ce moyen de fortune assez grossier, somme toute.

Pour ma part, je ne partageais pas l'engouement général, et je persistais à penser que la question de l'obusier n'était pas résolue. Sans doute, la plaquette Malandrin était une très ingénieuse solution ; mais son principal inconvénient était, comme je viens de le dire, de diminuer la portée des pièces. C'est d'ailleurs ce que le général Ruffey, alors commandant du 13e corps d'armée, écrivait dans une note d'octobre 1913 : "l'artillerie française s'admire dans son 75. Les Allemands nous attaqueront avec des obusiers de 10,5 et de 15 ; ils ont des échelles montant à 16 mètres : nous ne leur opposons que des obus inférieurs ; nous comptons, il est vrai, sur les aéroplanes qui allongent considérablement la durée du réglage et sur le téléphone ; nous n'avons que de mauvaises lunettes, des rossignols. Conclusion : la supériorité adverse sera écrasante."

Décidé à ne pas abandonner la partie, je revins une fois de plus à la charge, et j'obtins en février 1914, de M. Noulens, le nouveau ministre, que la direction de l'artillerie serait invitée à faire aboutir dans le plus bref délai les études relatives au perfectionnement des projectiles de 75, permettant en particulier de tirer au delà de 6 000 mètres ; et j'appelai une fois encore l'attention du ministre sur la nécessité reconnue d'un canon court de campagne. Le 26 du même mois, une nouvelle note invita la direction de l'artillerie à pousser l'étendue d'un obusier de 120 d'une portée au moins égale à celle de l'obusier de 15 allemand. Nos efforts ne furent pas absolument vains, puisque des expériences purent avoir lieu sur ces données à la fin de juillet 1914. Ces résultats venaient malheureusement trop tard, et la guerre éclata sans que nous ayons d'obusier de campagne.

La lutte que j'avais entreprise en faveur du matériel ne m'avait pas fait perdre de vue l'organisation générale de notre artillerie lourde. On a vu qu'un premier régiment lourd avait pu être constitué à Rueil. Il n'avait pas été possible d'en faire davantage, à ce moment, en raison du manque de personnel disponible. Mais, lorsque la loi de trois ans fut mise à l'étude en 1913, je fis introduire dans les projets pour l'utilisation des effectifs supplémentaires donnés par la loi, la création de quinze batteries nouvelles ; le Conseil supérieur de la guerre saisi de la question donna un avis favorable, et le projet d'organisation fut adopté le 15 octobre 1913 ; il tenait compte des matériels dont nous pouvions alors disposer et de ceux qui étaient adoptés.

La loi du 14 avril 1914 organisa cinq régiments d'artillerie lourde ; mais ceux-ci étaient encore en période de formation au moment de la mobilisation. Cette organisation n'était qu'un début limité à ce que nous pouvions avoir comme matériel dans un délai rapproché : elle devait se poursuivre au cours de la mise en application du plan XVII. Elle n'avait qu'un caractère provisoire. En particulier, il avait été impossible de doter d'une façon permanente les corps d'armée d'une artillerie lourde comme l'avait fait les Allemands : en effet, notre artillerie lourde de campagne ne devait comprendre au début que seize groupes (non compris le 5e régiment, armé provisoirement de matériel de 120 long). Comme il était hors de discussion que le morcellement de l'artillerie lourde ne pouvait aller au delà du groupe, il devenait impossible, avec seize groupes, de doter d'artillerie lourde vingt et un corps d'armée. Il fallut donc faire de l'artillerie lourde un organe d'armée.

En définitive, au début d'août 1914, le corps d'armée français avait 120 canons de 75 tirant un obus de 7 kg. 300, et c'était tout ; le corps d'armée allemand avait 108 canons de 77, 36 obusiers de 10,5 tirant un projectile de 15 kilos, et 16 obusiers lourds de 15 tirant un projectile de 42 kilos. Comme artillerie lourde d'armée, nous n'avions que 104 Rimailho de 155 court répartis en 26 batteries, 96 canons de 120 Baquet répartis en 15 batterie, et 20 batteries de 120 long à cingoli utilisant des tracteurs ou des groupes d'attelages. En face, l'Allemagne alignait : 360 canons longs de 10 centimètres, 360 canons longs de 13 centimètres et 128 mortiers de 21 centimètres, soit au total 848 pièces.

En ce qui concerne les équipages de siège, la commission des nouveaux matériels soumit au ministre, le 20 février 1913, un nouveau programme qui reprenait en partie celui de la haute commission des places fortes établi en 1909.

Sur cette question, les avis étaient moins divergents, et l'opinion publique s'y étant moins passionnée, il fut plus facile d'aboutir à une solution. Le 31 octobre 1913, à Calais, les établissements Schneider présentèrent un affût à long recul pour les 155 longs permettant d'obtenir un tir rapide avec des portées de 13 à 13 kilomètres, et un mortier de 280 qui donna d'excellents résultats avec une portée de 9 kilomètres. Le 8 novembre 1913, 18 de ces mortiers furent commandés ; la livraison devait s'échelonner de novembre 1915 à novembre 1916. En juin 1914, 120 affûts pour le 155 long modèle 1877, destinés à la pièce à tir rapide du Creusot, furent également mis en commande, pour être livrés de décembre 1915 à décembre 1917.

De son côté le capitaine Filloux avait réalisé un puissant mortier de 370 qui était prêt, fin 1913, à entreprendre ses premiers tirs. Le capitaine Filloux avait également réalisé heureusement en 1912 la transformation du matériel de 155 court 1881 en un matériel à tir accéléré. On avait étudié également la transformation du 155 court à tir rapide 1904 en un matériel moins encombrant.

Toutefois, quand survint la mobilisation, les équipages légers de siège comprenaient uniquement des 120 longs, anciens modèles modernisés par l'emploi des cingolis et des tracteurs ; des 155 courts sur plate-forme transportable. Les divisions lourdes d'équipe de siège étaient constituées avec des 155 longs à cingoli, des 155 courts, et des mortiers de 220 à plates-formes métalliques.

En janvier 1914, je soumis aux membres du Conseil supérieur de la Guerre une note générale dans laquelle j'avais fait condenser les conditions d'emploi de l'artillerie lourde de campagne. Cette note présentait sous un jour plutôt favorable notre situation vis-à-vis des Allemands. C'était pour des raisons morales, en particulier pour éviter le découragement, que j'avais fait donner à cette note une forme optimiste : notre infériorité ne pouvait échapper à personne, mais, puisque pour le moment, et pendant un temps assez long, une partie seulement des combattants pourrait disposer d'artillerie lourde, il m'avait paru nécessaire de présenter le concours de l'artillerie courte comme parfois nécessaire, et non comme toujours indispensable. Tant que nos ressources en pièces lourdes ne seraient pas développées, il était inutile d'insister davantage sur l'aide puissante que ce matériel devait apporter aux combattants.

C'est également pour des raisons psychologiques que je ne crus pas devoir trop insister dans ce document sur le caractère provisoire de l'organisation projetée. Je ne voulais pas laisser supposer aux officiers de troupe entre les mains desquels ils se trouveraient, que tout serait bientôt modifié, et que leurs exercices, leurs travaux, leurs réflexions sur les procédés d'instruction et le mode d'emploi étaient voués à de prochains changements.

Tels furent les motifs qui inspirèrent cette note. Les membres du Conseil supérieur de la Guerre ne se rallièrent pas sans réserve aux solutions projetées. Les avis du Conseil furent assez partagés. Le général Dubail écrivait : "La note est empreinte d'un optimisme que je ne partage pas." Et le général Chomer faisait au même moment l'observation suivante : "Elle (la Note) donne l'impression que les Allemands sont beaucoup mieux outillés et armés que nous."

Je ne veux pas finir ce chapitre consacré à l'artillerie, sans signaler un point généralement mal connu.

Nos services de renseignements nous avaient fait connaitre dans le courant de 1913 que les Allemands avaient récemment mis en service divers types de "Minenwerfer". Très préoccupé de ces renseignements, je demandai en octobre de la même année à la 3e direction de pousser avec la plus grande activité l'étude d'engins analogues qui nous faisaient entièrement défaut. Malgré trois rappels successifs, la direction de l'artillerie fit connaître dans les premiers mois de 1914 qu'elle ne comptait pouvoir aboutir dans cette question que dans un délai encore indéterminé. J'envisageai alors, d'accord avec le général Chevalier, directeur du Génie, de demander l'autorisation de passer à l'industrie privée une commande de "mortiers de tranchées", qui pourraient être mis rapidement en service dans les unités du génie. Mais cette demande — par suite de quelles raisons ? je l'ignore — ne fut pas accueillie, et rien ne fut fait pour doter notre armée de "lance-mines" dont elle se trouva entièrement dépourvue au début des opérations.

Le général Chevalier ne s'était, d'ailleurs, pas découragé. Il fit étudier le problème par un officier du génie, le commandant Duchêne, qui aboutit à mettre sur pied un type de mortier de tranchée. Au mois de novembre 1914, lorsque les événements prouvèrent la nécessité d'avoir des "Minenwerfer", et quand le général Duménil fut chargé de faire aboutir d'urgence cette question, il ne put mieux faire que de s'adjoindre en premier lieu le chef de bataillon Duchêne.