Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/05

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Librairie Plon (1p. 85-88).



CHAPITRE V


Les approvisionnements en munitions.


Le programme général des travaux à exécuter pour les besoins urgents de la défense nationale établi à la fin de 1906 sur l'initiative de M. Messimy, alors rapporteur du budget de la Guerre, avait prévu que les approvisionnements en munitions de 75 seraient portées de 700 coups par pièce à 1 200 à la fin de 1912. Il était en outre prévu que ce chiffre serait ultérieurement porté à 1500 coups dans un délai de cinq ans et demi. Au moment d'Agadir, c'est-à-dire lorsque je pris les foncions de chef d'état-major général, nos approvisionnements étaient arrivés dans les batteries et à l'intérieur au taux de 940 cartouches chargées et montées, pour un total de 3900 pièces ; en outre, 200 éléments par pièce étaient emmagasinés pour être montés dès les premiers jour de la mobilisation. On avait dépensé, de 1906 à 1911, 62 millions pour obtenir ce résultat.

Cette situation avait paru insuffisante à quelques esprits. Le général Langlois, en particulier, avait publié que nous étions sur ce point en infériorité vis-à-vis des Allemands. Les services de l'artillerie ne partageaient pas cette opinion. Nous avions, disaient-ils, des données suffisamment précises sur les approvisionnements de nos adversaires pour nous permettre une comparaison exacte entre les approvisionnements des corps d'armée français et des corps d'armée allemands : en supposant réalisée la réorganisation des unités de ravitaillement que les Allemands ne devaient terminer qu'en 1912, ceux-ci n'avaient à leur disposition immédiate que 375 coups par pièce représentant un tonnage de 400 tonnes de projectiles tandis que nous en avions nous-même 500 tommes représentant 615 coups pour chacune de nos pièces de corps d'armée. La répartition des munitions entre les divers échelons du corps d'armée français permettait de disposer de 37 000 coups sur le champ de bataille, tandis que le corps d'armée allemand disposait que de 18 000 coups. La solution adoptée en France semblait donc mieux répondre aux exigences de la consommation des pièces à tir rapide.

Je ne partageais pas cet optimisme ; en effet, nos renseignements étaient fort incomplets en ce qui concernait les approvisionnements constitués en Allemagne dans les dépôts d'armée, d'étapes et de l'intérieur. D'autre part, l'artillerie à tir rapide est une grande consommatrice de munitions, et puisque nous étions résolus à donner une allure offensive à nos opérations éventuelles, il fallait redouter le sort d'une armée dont les munitions seraient épuisées en face d'un adversaire encore pourvu d'obus. De plus, si nous avions moins de canons que les Allemands, nous devions compenser cette infériorité en nous réservant la possibilité de tirer un plus grand nombre de coups de canon par pièce. L'infanterie ne pourrait exécuter ses attaques qu'appuyée par un ouragan de projectiles, et il paraissait inutile de posséder des armes à tir rapide si on ne mettait pas à leur disposition d'abondants approvisionnements pour les alimenter. Par surcroît, l'infériorité de notre artillerie lourde nous faisait un devoir de réaliser pour notre artillerie de 75 une écrasante supériorité.

Aussi, lorsque à la fin de l'année 1911, je fus appelé à présider les conférences qui fixèrent le programme des besoins de la défense nationale, je posai en principe que les approvisionnements de 75, qui devaient être portés de 1 200 à 1 500 coups, étaient à constituer non pas en cinq ans et demi comme on l'avait prévu, mais en quatre ans.

En 1912, on dépensa 10 millions pour cet objet, et 14 millions et demi en 1913. Malheureusement, la fabrication fut ralentie par l'impossibilité dans laquelle se trouva le Service des Poudres d'accroître sa production. Cependant, l'expérience des dernières guerres balkaniques était venue nous confirmer dans l'impression qu'il fallait calculer très largement les approvisionnements de munitions. Au début de 1914, une série d'expériences judicieusement conduites montrèrent la nécessité de porter les approvisionnements en munitions confectionnées à 3 000 coups par pièce. Il était d'ailleurs curieux de constater que les conclusions de ces expériences réalisées à Mailly concordaient avec les chiffres que le général Langlois avait proclamés indispensables. Or, nous étions loin de compte, puisque au moment de la mobilisation nous avions seulement 4 866 167 obus, soit 1 390 coups par pièce de 75 dont 1 190 cartouches montées et 200 représentées par leurs éléments.

La fabrication des munitions avait été assurée jusqu'en 1911 par les établissements constructeurs de l'artillerie, avec un appoint fourni par l'industrie privée qui livrait 3 000 obus par jour.

La production de munitions de 75 après la mobilisation était réglée par le plan de fabrication des établissements de l'artillerie du 28 décembre 1909, qui comportait tout d'abord le montage et le chargement, avant le cinquantième jour, de 800 000 cartouches de 75 dont 554 000 obus à balles et 246 000 obus explosifs à raison de 25 000 cartouches par jour, en utilisant les éléments confectionnés qui existaient à la réserve d'atelier de montage répartie entre Bourges, Tarbes, Lyon et Rennes.

A partir du cinquante et unième jour, on prévoyait la fabrication de toutes pièces de 13 600 cartouches par jour dont 7 900 à balles et 5 700 explosifs. Une réserve de fabrication comprenant à titre de premier approvisionnement un stock de matières premières était constituée pour 600 000 cartouches de 75 et 10 000 de 155 C. T. R. L'industrie privée concourait à cette fabrication pour 3 500 obus de 75 par jour.

Le 7 mai 1913, la fabrication du temps de guerre fut réorganisée et répartie entre les dépôts de réserve générale de Bourges, d'Angers, de Rennes, de Clermont et de Nîmes. En ce qui concerne la mobilisation industrielle, l'idée d'une collaboration de l'industrie privée avait encore si peu pénétré dans les esprit, que, le 20 février 1914, la direction des Forges de l'artillerie avisait les quelques industriels français qui avait jusque-là travaillé pour elle, que les conventions passées pour la fabrication de munitions en temps de guerre venant à expiration ne seraient pas renouvelées. Elle préparait seulement des marchés, et prévoyait la réquisition des matières premières. Le concours industriel n'était prévu que pour la fabrication des douilles. En apprenant cette nouvelle, je me rendis auprès de M. Messimy pour obtenir de lui la continuation du concours industriel. Le ministre était tout acquis à cette idée, mais il ne put parvenir a la faire aboutir avant la déclaration de guerre. Le 1er août 1914, il décida bien que la fabrication serait intensifiée dans la plus large mesure, en faisant appel à l'industrie privée, mais cette décision, qui prit de court les industriels, pouvait avoir d'effet immédiat. Il fallut l'arrivée au ministère de la Guerre de M. Millerand pour que cette question reçût enfin une solution.