Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/16

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Librairie Plon (1p. 445-504).



CHAPITRE VI


La campagne d'automne. — La stabilisation du front occidental.


Le 14 septembre, les armées signalèrent que l'ennemi commençait à faire tête sur un front jalonné par les hauteurs au nord de l'Aisne, celles qui dominent Reims au nord et au nord-est et par une ligne passant par Saint-Hilaire, Souain, Ville-sur-Tourbe, et Vienne-la-Ville.

Le lendemain, la résistance des Allemands s'accentua. La 6e armée, dont la progression était essentielle pour contraindre nos adversaires à poursuivre leur retraite, se trouva arrêtée sur tout son front ; fait plus grave, sa gauche (4e corps d'armée et 37e division) se trouva engagée sur un terrain difficile dans une lutte confuse qui, le soir, nous laissait étroitement au contact de l'ennemi, tandis qu'une division du 13e corps qui venait de débarquer, remontait la rive droite de l'Oise, en direction de Noyon.

Ce jour-là, j'eus l'impression très nette que les Allemands allaient accepter une nouvelle bataille sur la ligne où ils venaient d'accrocher leur résistance. Dans mon esprit, il ne pouvait être question d'entamer une action générale qui nous eût coûté beaucoup de pertes et aurait épuisé toutes nos munitions. Mon intention était, tout en observant une attitude agressive qui tiendrait l'ennemi sous la menace constante d'une attaque générale et l'empêcherait de prélever des forces au profit de son aile droite, d'accentuer au moyen d'unités que je retirerais de mes armées du centre et de droite, une puissante action de ma gauche contre la droite allemande[1].

Mais déjà, le peu d'ampleur donnée par Maunoury à la manœuvre de son aile gauche ne me laissait plus d'illusion sur les résultats que je pouvais attendre de cette armée. Et, dès le 17 septembre, je fus amené à envisager la constitution, à la gauche de la 6e armée, d'un nouveau groupement à qui incomberait la mission que j'avais précédemment confiée à Maunoury.

Pour la réussite de cette manœuvre, il fallait que les armées du front continuassent de montrer une grande activité et qu'elles assurassent, malgré les prélèvements qe j'allais faire sur elles, l'intégrité de leurs positions. Et c'est vraiment à partir de ce moment que la question des munitions devint angoissante.

Vers la fin de septembre, la dotation totale des armées tomba à 400 coups par pièce ; les échelons des gares régulières étaient vides, les entrepôts n'avaient plus qu'une faible réserve : 30 lots (soit 45 coups par pièce). La production journalière n'était à ce moment que de 8 à 10 000 coups par jour.

Le ministre, à qui j'adressai le 20 septembre une lettre pour lui demander de pousser la production journalière à 50 000 coups, me répondit le lendemain :


« Mon cher général,

« La production des munitions de 75 ne me préoccupe pas moins que vous.

« Je m'étais, avant d'avoir reçu votre lettre, rencontré avec vous sur la nécessité d'une fabrication quotidienne de 50 000 coups.

« Elle est impossible dans les conditions actuelles.

« Aussi ai-je réuni hier soir les représentants de la Guerre, de la Marine et de l'industrie privée (Saint-Chamond, le Creusot, chemins de fer, automobiles, etc.), pour voir comment nous arriverions à cette production.

« Ce ne sera pas commode, parce qu'il faut du temps et beaucoup en dépit d'une compétence et d'une bonne volonté indiscutables, pour réunir personnel, matériel, et tout mettre en train.

« Je ne désespère pas pourtant d'arriver à 30 000 coups dans trois semaines, quatre ou plus.

« En tout cas, les fers sont au feu. Nous aurons une seconde réunion, samedi, des industriels qui vont employer leur semaine à s'assurer les concours indispensables.

« De votre côté, je vous demande instamment de prendre toutes les mesures pour éviter autant que possible le gaspillage.

« J'insiste sur la nécessité de faire ramasser par des corvées ou par les habitants moyennant prime, sur le champ de bataille, les douilles.

« Je vais demander le renseignement relatif aux munitions pour les Anglais et les Russes.

« Vous aurez reçu avant cette lettre les réponses à vos diverses communications. J'espère que vous en aurez eu satisfaction.

« Ma pensée est sans cesse près de vous, et de nos admirables troupes, et ma confiance est sans réserve.

« Affectueusement vôtre

« A. Millerand »[2].


En attendant la réalisation du programme que m'annonçait le ministre, je pris immédiatement des mesures :

Je réduisis la dotation des armées à 200 coups par pièce. Le reliquat des approvisionnements constitua une réserve à ma disposition, dont je pouvais jouer pour faire face à des situations imprévues.

A plusieurs reprises, j'insistai auprès des armées pour leur enjoindre d'éviter le gaspillage de nos précieuses munitions.

Je fis des prélèvements de munitions de 75 sur les approvisionnements des places de l'Est, du Havre, de Dunkerque et du camp retranché de Paris[3].

Ces mesures nous permirent, conjointement avec l'envoi aux armées de batteries d'ancien modèle, d'assurer tant bien que mal le ravitaillement des armées, tout en faisant face aux besoins de la bataille qui se développait peu à peu de l'Oise à la Somme et, à travers la Flandre, allait bientôt gagner le bord de la mer du Nord.

Mais il est certain que cette pénurie de munitions se produisant en un pareil moment gêna considérablement nos opérations. Pour alimenter la bataille dans le nord il fallut mettre en demi-sommeil de grandes étendues du front. L'ennemi put travailler à loisir à ses organisations défensives ; derrière ce front tous les jours plus solide qu'il lui était possible de tenir économiquement, il lui fut facile de faire des prélèvements de forces au profit de son aile droite qui, parallèlement à notre aile gauche, s'étendait vers le Nord. Il lui fut également loisible d'effectuer des regroupements destinés à des actions locales dirigées contre des points sensibles de notre front.

Dans ce dernier ordre d'idées la Ve armée allemande entama à partir du 21 septembre une puissante offensive de part et d'autre de Verdun qui, si elle ne donna pas à nos adversaires tous les résultats qu'ils en attendaient, n'en eut pas moins pour nous de très fâcheuses conséquences.

A la suite du départ du général de Castelnau, de l'état-major de la 2e armée, et du 20e corps d'armée appelés, comme je vais le dire plus loin, vers un nouveau théâtre d'opérations, j'avais dû procéder à une nouvelle répartition des forces et des missions entre les 1re et 3e armées[4].

Tout en remplissant leur mission défensive qui consistait à « assurer la sécurité de la droite de notre dispositif », les 1re et 3e armées doivent « conserver le contact de l'ennemi dans la région à l'est de Metz ».

Le 20 septembre, à la suite de renseignements signalant des forces ennemies en voie de rassemblement dans la région Joinville-Dampvitoux-Essey-Beney-Thiaucourt, je fis Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/449 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/450 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/451 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/452 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/453 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/454 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/455 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/456 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/457 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/458 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/459 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/460 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/461 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/462 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/463 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/464 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/465 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/466 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/467 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/468 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/469 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/470 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/471 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/472 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/473 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/474 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/475 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/476 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/477 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/478 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/479 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/480 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/481 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/482 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/483 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/484 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/485 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/486 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/487 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/488 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/489 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/490 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/491 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/492 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/493 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/494 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/495 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/496 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/497 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/498 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/499 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/500 eussent un état militaire et une puissance financière bien redoutables par eux-mêmes. Mais le soldat turc est brave. Armée et dirigée par l'Allemagne, la Turquie, ennemie traditionnelle de la Russie, allait frapper nos alliés à revers, dans le Caucase. Suzeraine religieuse de l'Islam, elle pouvait créer à l'Angleterre et à la France, grandes puissances musulmanes par leurs possessions d'outre-mer, de graves embarras. Maîtresse des Dardanelles, elle fermait la voie la plus courte et la plus sûre qui nous reliait à la Russie et elle menaçait la route des Indes. De plus, la guerre, en s'allumant dans la proche Orient, risquait d'apporter dans les Balkans de graves complications.

Enfin, le 8 nomvembre, nous apprîmes que les Japonais avaient pris Kiao-Tchéou aux Allemands. J'adressai à la mission japonaise qui se trouvait auprès de moi mes félicitations pour cette victoire qui enlevait à nos adversaires le dernier vestige de leurs possessions en Extrême-Orient.

Pour l'instant, ces différnts théâtres d'opérations extérieures échappaient à mon action qui se limitait aux armées du nord-est de la France. Mais il m'était impossible de m'en désintéresser, en raison des répercussions qu'ils pouvaient avoir sur le front que je n'ai jamais cessé de considérer comme le principal, celui sur lequel se trouvait opposée la masse des armées allemandes aux armées françaises, britanniques et belges.

Dans cet ordre d'idées, je fus amené, le 8 janvier 1915 à faire rédiger par mon 3e Bureau[5] une Note qui visait à tuer dans l'oeuf un projet, séduisant peut-être à première vue, qui ne visait à rien moins qu'à constituer au moyen de troupes prélevées sur nos dépôts, une armée qui serait chargée d'aller combattre l'Autriche.

Dans cette note, j'exposai que cette idée était "inacceptable dans son principe comme dans ses modalités".

1° Les hommes qui sont dans les dépôts ne sont pas disponibles. Ils sont en nombre strictement suffisant pour boucher les trous que produira dans nos untiés la continuation Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/502 de la voie ferrée Salonique-Uskub serait insuffisant pour le ravitaillement d'une armée nombreuse. Les Serbes ont la plus grande peine à ravitailler les 100 000 hommes dont ils disposent. Que serait-ce si à ces 100 000 Serbes, s'ajoutaient 300 000 Français ?

Ces objections s'appliquent avec plus de force à un débarquement dans l'Adriatique, d'où l'amiral de Lapeyrère vient de retirer ses escadres qu'il n'y trouvait pas en sûreté.

A la suite de mes observations le projet fût écarté. Il devait reparaître quelques semaines plus tard, sous la forme de la malheureuse expédition des Dardanelles.

A la fin de décembre 1914, je suggérai au ministre de la Guerre d'entamer des pourparlers avec le Japon en vue de l'envoi de forces nippones sur le théâtre occidental de la guerre. Ce projet, transmis par M. Millerand à M. Delcassé, ne reçut d'abord point de réponse.

Au début de mars 1915, je reçus du ministre de la Guerre copie d'une lettre que lui avait adressée le ministre des Affaires étrangères[6]. Dans cette lettre, M. Delcassé faisait connaître que des pourparlers avaient été engagés avec Tokio, dès le début de la guerre. Tout de suite on s'était heurté au sentiment populaire japonais qui répugnait à voir son armée, "issue du service obligatoire, destinée à défendre le sol national", s'en aller servir au loin en qualité de mercenaire, et pour des intérêts étrangers.

Plus tard, le gouvernement japonais avait objecté à ce projet des difficultés de transport. Plus tard encore, un fait nouveau se produisit, qui nous dévoila la cause profonde du refus du Japon à une intervention militaire en Europe. Le gouvernement de Tokio qui, sous le couvert de l'alliance anglo-japonaise, avait procédé comme je viens de le dire à la prise de possession de la colonie allemande de Tsing-Tao, adressa à la Chine une série de demandes[7] sous le prétexte de résoudre la question du Chantoung, à obtenir de la Chine une série de règlements et d'avantages de nature à assurer au Japon une situation prépondérante. A vrai dire, le moment était bien choisir pour le Japon. Le France, l'Angleterre et la Russie étaient trop occupées en Europe, et les États-Unis eux-mêmes surveillaient les affaires du vieux monde avec trop d'intérêt, pour garder la liberté de se lancer dans une aventure chinoise. Le ministre des Affaires étrangères concluait en disant que le Japon ferait peut-être droit plus tard à notre demande, quand l'opinion publique y aurait suffisamment évolué en notre faveur, et quand la Chine lui aurait donné satisfaction.

On sait qu'il n'en fut rien, et j'ai toujours regretté que les intérêts personnels que le Japon poursuivait en Extrême-Orient, l'aient empêché d'envoyer ses braves soldats combattre en Europe à nos côtés.


Ainsi, la première phase de la guerre finissait. Une phase nouvelle commençait qui nous apportait de grandes espérances, mais aussi de graves problèmes chargé de redoutables inconnues.



fin du tome premier

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±

  1. Instruction particulière n°29 du 17 septembre.
  2. Dossier strictement personnel du général commandant en chef les armées de l'Est. Cahier I. Pièce 45
  3. Cette mesure nous permit de récupérer une trentaine de lots (1 lot = 6 000 coups.)
  4. Instruction particulière n° 30 du 18 septembre 1914.
  5. Bureau chargé des opérations.
  6. La lettre de M. Delcassé est datée du 6 mars 1915.
  7. C'est le 18 janvier 1915 que le ministre du Japon à Pékin, M. Hioki, remit au président Yuan-Chin-K'ai les fameuses "Vingt et une demandes", qui sont encore d'actualité aujourd'hui.