Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/XI

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LETTRE XI.



Mille gens en France regardent les Turcs comme une nation barbare, à qui le ciel n’a donné que les idées les plus communes et les plus grossières. On revient bien, de ce préjugé pour peu qu’on les ait fréquentés. Quand je vous parle des Turcs, ce sont des levantins, ou sujets du Grand-Seigneur, des Arabes et des Persans. Je ne comprends point cette foule de voleurs et de bandits ; ramas et excrément de toutes les nations, établis sur la côte d’Afrique.

Pendant six ou sept mois que j’ai demeuré à Constantinople, j’ai étudié avec un soin infini les mœurs et les coutumes des habitans. J’ai reconnu dans tous les musulmans beaucoup de bon sens, de probité et de candeur. Les banqueroutes si fréquentes en France sont presque inconnues dans le levant. La bonne foi y sert de notaire. On y ignore les contrats d’assurance et de garantie. Les dépôts s’y font sur la bonne foi, ou tout au plus sous un seing privé. Il serait absurde de croire qu’il n’arrive jamais aucune friponnerie. Les Turcs sont hommes et sujets à l’humanité ; mais sur ce qui regarde la probité, je les crois plus exacts que les autres.

Nous les regardons comme des gens à qui les sciences sont inconnues. C’est avec aussi peu de raison. Ils n’étudient pas le grec et le latin. Ces langues ne leur sont d’aucun usage ; mais il y a des collèges publics, où ils apprennent l’arabe et le persan. Leurs meilleurs écrivains ont écrit dans ces langues, et ce sont les seules qui leur deviennent nécessaires. Il n’y a, chez les Turcs, ainsi que chez nous, que deux sortes de personnes qui s’appliquent à l’étude, les ecclésiastiques et les gens de loi, ce qui revient à nos théologiens et à nos gens de robe. Il leur serait aussi inutile d’entendre saint Augustin, saint Thomas, Cujas et Bartole, qu’aux nôtres de savoir les commentaires sur l’Alcoran, le recueil des Fetfa des Muphtys, et les ordonnances du Grand-Seigneur.

Ils ont quelques historiens assez bons, mais en fort petit nombre. Les philosophes ne leur manquent pas. La plupart sont arabes et persans, mauvais, obscurs et diffus, mais pourtant plus sensés, plus nets, plus intelligibles et moins en état de brouiller le jugement, que le docteur Scot et les autres docteurs subtils de l’école. Lisez Avicenne et Averroès, vous n’y trouverez rien qui approche du ridicule des à parte rei, ou à parte mentis. Que dirait un Turc, si, après dix ans d’étude, son maître ne lui avait rempli l’esprit que de mots bizarres de forme substantielle, d’argument in baroco, de syllogisme in baralipton ? Il jugerait de nous peut-être moins avantageusement que nous ne pensons de lui.

La poésie n’est pas inconnue chez ces peuples ; ils ont plusieurs poètes. À la vérité, ces écrivains ont le cerveau un peu échauffé, et leurs métaphores et leurs images sont excessivement hyperboliques. Il y a pourtant du beau et du bon dans leurs ouvrages.

Je connaissais un jeune poète turc, nommé Achmet Chelebi, qui parlait fort bien italien ; il m’a appris une chose assez particulière, et qui eût servi infiniment à madame Dacier dans ses disputes sur Homère. Comme nous parlions souvent des talens que demande la poésie, il me dit que la langue persane et l’arabe étaient une des choses des plus essentielles à la versification turque, par la quantité de mots et de tours de phrases qu’on était obligé d’emprunter de ces langues étrangères, pour donner à la turque plus de force et plus de douceur en même temps. Comment, lui dis-je ! vous mêlez des termes et des expressions de plusieurs idiomes dans vos poésies ? c’est ainsi, me dit-il, que tous les ouvrages qui sont pour les savans, doivent être écrits ; cette langue s’appelle le turc farci ; on ne la parle que dans le sérail et chez les gens de science : l’arabe sert à donner plus de force, le persan plus de tendresse ; et le mélange de ces trois idiomes ne fait qu’un langage plus parfait. Il y a, à la vérité bien des livres qui ne sont écrits que dans un seul idiome tels sont principalement les historiens qui doivent être à la portée de tout le monde ; mais pour les poètes, sur-tout les-bons, ils se servent du turc, de l’arabe et du persan, selon qu’ils jugent qu’il convient à leurs ouvrages.

Je trouvai ce qu’Achmet Chelebi m’avait dit si extraordinaire, que j’en parlai au comte d’Aillon, neveu du marquis de Bonac, qui savait parfaitement le turc ; il me dit la même chose. Le Noir et Fournetis, deux dragomans de l’ambassadeur, me confirmèrent dans cette opinion.

J’ai réfléchi depuis que c’était avec quelque espèce d’injustice que monsieur de Fontenelle avaitcomparé Homère, lorsqu’il avait employé plusieurs dialectes dans son Iliade, à un homme qui composerait un poème, en picard, en champenois, en languedocien et en breton. Ces idiomes n’ont point entre eux le même rapport que les dialectes différentes des Grecs. Il y a même apparence qu’il en était chez les Grecs comme chez les Turcs, c’est-à-dire que leurs savans se servoient de ce qu’ils trouvaient de beau dans les idiomes différens. Aussi voyons-nous que Pindare en a employé quelquefois deux différens dans ses odes.

Je ne fais point cette réflexion pour condamner monsieur de Fontenelle. Les grands hommes tels que lui méritent que, quelque raison qu’on croie avoir, on suspende son jugement ; et, quand il y aurait encore plus d’apparence à ce que je dis, l’autorité d’un génie aussi beau et aussi étendu me ferait douter de la justesse de mon raisonnement.

Les Turcs sont mauvais musiciens, ou, pour mieux dire, ils ne le sont point du tout. Ils jouent de la guitarre, du tambourin, du tympanon quelques airs qu’ils apprennent par routine, comme nos borgnes et nos aveugles apprennent à jouer du violon et de la vielle.

J’ai vu des comédies turques à Constantinople. Les troupes qui jouent devant les hommes n’ont point de femmes, et il n’y a point d’hommes dans celles qui représentent devant les femmes. Ces comédiens n’ont pas de salle ; on les envoie chercher dans les maisons des particuliers qui veulent les voir. Les pièces qu’ils représentent sont des impromptu, tels que la plupart des scènes de notre ancien théâtre italien. Voici le sujet d’une pièce que je vis représenter chez l’ambassadeur de Moscovie :

Un père part de Constantinople pour s’en aller à Alep. Il recommande à son fils une esclave géorgienne, qu’il avait achetée et dont il était amoureux. Son fils devient lui-même sensible aux attraits de la maîtresse de son père. Il ne peut s’empêcher de le lui dire ; elle l’écoute, et vient à l’aimer à son tour. Le fils forme le dessein de l’enlever et d’aller à Andrinople. Le père arrive dans ce temps-là et rompt tous les projets. Le fils tombe dans une affreuse mélancolie. Le père craignant que son fils ne meure, cherche le sujet de sa tristesse et l’ayant appris, il lui donne sa maîtresse, dont il lui fait un sacrifice.

Vous voyez qu’il n’y a rien d’extravagant dans ce sujet. Il est vrai que la pièce dure trois ans, au lieu de la règle des vingt-quatre heures ; que les bienséances n’y sont pas mieux observées, et que le style en est si ordurier, qu’il n’y a point de soldat aux gardes qui ne fût scandalisé de certaines scènes.

Les comédiens qui jouent les rôles des femmes sont des jeunes gens d’une très-jolie figure. J’ai vu chez la femme du chancelier de France, nommée madame Belin, une troupe de comédiennes turques. Nous étions cinq ou six, qu’on avait fait entrer en secret. J’ai trouvé une troupe aussi mauvaise que l’autre ; celle des hommes me paraissait même plus supportable.