Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/XII

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LETTRE XII.



Je n’avais pas moins envie de m’instruire de la religion des Turcs, que de leur façon de penser sur les sciences. Achmet Chelebi n’était pas propre à me fournir ces éclaircissemens ; il était aussi mauvais Turc, que bien des poètes français sont mauvais catholiques. Je sentais qu’il ne me donnerait que de nouveaux doutes sur le ridicule affreux que nous attachons à la croyance musulmane. Je voulais un homme, qui, persuadé de sa religion, voulût la défendre sincèrement. Je me faisais un plaisir de voir si on pourrait excuser cet amas d’extravagances qui sont répandues dans l’Alcoran. Un médecin juif me fit connaître un effendi, appelé Osman, grand théologien turc, et parlant parfaitement l’italien.

Je lui proposai d’abord plusieurs questions. La première fut sur la façon dont Mahomet avait étendu sa religion, je veux dire, sur les violences et les brigandages qu’il avait exercés, pour la faire recevoir. Écoute, me dit-il, tu es dans le préjugé de tous ceux de ta nation : notre prophète ne s’est porté à ces excès que parce qu’il y a été forcé par le Tout-puissant qui voulait l’obliger à punir un peuple, dont les vices avaient comblé la mesure. Regarde dans la Bible, qui est un livre sacré dans ta religion, tu verras que Dieu ordonna aux Juifs de massacrer et d’exterminer jusqu’aux enfans à la mamelle de certaines nations qui avaient mérité sa colère. Pourquoi loues-tu et approuves-tu dans les uns ce que tu blâmes dans les autres ? avant de condamner une action, il en faut regarder le motif ; d’ailleurs Mahomet avait des droits pour recouvrer le chérifat de la Mecque que ses ancêtres avaient possédé pendant plusieurs générations ; et, ayant été traversé dans cette entreprise par plusieurs princes voisins, il usa de représailles. Si tu veux regarder Mahomet comme l’envoyé de Dieu, tu ne peux point lui faire un crime d’avoir obéi, ainsi que les chefs du peuple juif firent autrefois. Si tu veux le considérer comme un prince, pourquoi condamnes-tu en lui ce que tu loues dans Alexandre, dans Jules César et dans une partie des monarques du monde ?

Notre prophète n’a jamais condamné personne à mort, à cause de sa religion ; il s’est contenté d’imposer un tribut à ceux qui ne vouloient point embrasser la loi. Regarde toutes les religions ; tu les verras permises et exercées au milieu de la ville impériale avec autant de tranquillité que dans les états de ton prince.

Je viens, continua Osman Effendi à la pluralité des femmes et à la liberté que nous avons d’entretenir plusieurs concubines ; cette maxime que vous condamnez vous autres chrétiens, est aussi ancienne que le monde. Lamech n’épousa-t-il pas deux femmes peu de temps après la création de la terre, c’est-à-dire dès qu’il y eut quelques femmes de plus qu’il n’y avait d’hommes ? Cependant il ne fut pas censuré de Dieu pour une telle conduite. Jacob ne prit-il pas les deux sœurs en mariage dans le même temps, et n’avait-il pas outre cela, des concubines ? David le prophète n’eut-il pas plusieurs femmes ; et, dans les derniers jours de sa vie, qui furent destinés à la pénitence, se fit-il un scrupule de faire choix d’une jeune beauté ? Salomon, le plus sage des rois inspiré de Dieu, n’en fut point abandonné, pour avoir un nombre infini de concubines, mais pour avoir idolâtré par complaisance pour elles ; ce qui lui fut également arrivé, s’il n’en eût eu qu’une et qu’il l’eût assez aimée pour passer la complaisance jusqu’à cet excès horrible. Considère combien notre coutume est plus utile à la société que celle des chrétiens. Lorsqu’une femme chez toi se trouve stérile, son mari devient inutile à l’état ; il est puni lui-même, sans l’avoir mérité, des défauts de son épouse, et privé pour jamais du doux nom de père. De là viennent les mauvais ménages et la débauche outrée dans laquelle se plongent ceux de ta religion, et que tu reproches à tort aux musulmans, à qui la loi divine, que leur a donnée leur grand prophète, permet par une sage maxime la pluralité des femmes, que la nature semble nous conseiller.

Tu te récries mal à propos sur les plaisirs de notre paradis ; les railleries que tu en fais ne décident rien, à moins que tu ne veuilles exiger que des plaisanteries servent de raisons. Je veux te convaincre, poursuivit Osman, par tes propres préjugés. Tu penses qu’un jour tu reprendras ton même corps et que tu seras dans le paradis comme tu es actuellement dans le monde : or si tu crois donc que l’odorat la vue le goût le toucher, seront rendus aux hommes, comme il faut nécessairement que cela arrive pour qu’ils aient leurs corps parfaits, quelle difficulté ou plutôt quelle honte trouves-tu aux plaisirs délicieux que Mahomet nous promet ? Lorsque Dieu créa Adam et Eve dans l’état d’innocence, supposé qu’ils y eussent toujours resté, n’auraient-ils pas goûté les charmes de l’amour, ses transports, ses soupirs, cette jouissance, qui nous attend dans le ciel ? tout cela ne leur eût point paru honteux ; ils auraient pourtant été dans un état aussi pur et aussi saint que celui où seront les justes. S’il y avait de la bassesse à contenter des désirs aussi innocens que ceux de l’amour, il y en aurait autant à jouir des plaisirs des autres sens. Or c’est ce qui n’est point, puisque les anges mangent en paradis ; aussi est-il dit dans la Bible, que la manne, que le Tout-puissant fit tomber dans le désert en faveur des juifs errans, était la nourriture des anges.

Quelque faibles que fussent ces raisons, j’étais surpris de voir qu’elles eussent une apparence de bon sens : je ne m’étais pas persuadé qu’on pût colorer de pareilles impertinences. Son excuse pour la pluralité des femmes, n’était pas ce qui me surprenait ; j’avais fait les mêmes réflexions que lui sur leur stérilité, et il est peu de gens à qui elles me soient venues dans l’esprit. Mais, quant au ridicule paradis de Mahomet, j’ignorais entièrement ce qu’il pourrait me dire. Nihil est tam absurdurn quod disputando non fiat probabile.

Je comptais que cette conversation ne servirait qu’à m’éclaircir si les Turcs avaient quelque idée de leur religion, qui pût en pallier le ridicule. Elle produisit en moi une réflexion que j’ai fait faire depuis à bien de mes amis protestans et arméniens. Messieurs, leur ai-je dit, vous ne voulez que l’Écriture, et vous l’expliquez à votre fantaisie. Les Turcs en font de même. Elle leur sert à prouver que les anges mangent en paradis. Je ne suis pas plus obligé de croire l’un que l’autre. Vous permettrez, dans le doute, que je m’en rapporte à Origène, à Tertulien, aux premiers pères de l’église. Ils avaient vu les disciples du Messie, ou peu s’en faut. Vous aurez assez de bonne foi pour m’avouer qu’ils devaient être mieux instruits que ceux qui sont venus douze ou quinze cents ans après.