Mémoires du marquis d’Argens/Mémoires/Livre I

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MEMOIRES
du
MARQUIS D’ARGENS.



LIVRE PREMIER.


Les aventures qui me sont arrivées ont quelque chose de si surprenant, et forment des incidens si particuliers, que j’hésiterais à les écrire, si elles n’étaient connues de bien des gens, sous les yeux de qui elles se sont passées, ou si je les destinais à être imprimées ; mais je ne les couche sur le papier que pour ma satisfaction. Je suis assuré qu’elles ne verront jamais le jour ; rien n’a pu m’obliger à farder, ni à déguiser la vérité. J’ai dit naturellement ce que je pensais sur des matières assez délicates ; c’est là, je crois, la façon dont il serait à souhaiter que tout le monde écrivit, et c’est aussi ce qui me met en repos sur la vérité de mon récit.

Je suis né à Aix en Provence, d’une famille noble et distinguée dans sa province[1]. Je fus destiné en naissant à être de robe, ainsi que le sont chez moi la plupart des aînés, et quatre frères que j’avais, dont trois étaient chevaliers de Malte et l’autre abbé, ont tâché de faire leur fortune, les premiers dans le service et le dernier dans l’église. L’état qu’on me voulait faire prendre me paraissait affreux ; je le regardais comme le tombeau des plaisirs. La vie voluptueuse d’un officier avait pour moi des charmes bien plus brillans que le pénible soin d’instruire et de juger les procès d’autrui.

Je le témoignai plusieurs fois à mon père qui, lassé plutôt que convaincu par mes importunités, me plaça dans le régiment de Toulouse, auprès d’un de mes parens. Je n’avais alors que quatorze à quinze ans ; je me regardais comme l’homme du monde le plus heureux d’avoir secoué le joug de mille maîtres incommodes. Deux ans s’écoulèrent dans cette félicité parfaite. La peste qui pour lors ravageait ma patrie, pouvait à peine balancer dans mon cœur le plaisir que j’avais d’être hors de tutelle[2].

La contagion étant finie en Provence, mon père souhaita de me voir. Je me rendis de Strasbourg à Aix ; lorsque j’arrivai chez moi, mes parens furent charmés de voir combien je m’étais formé ; je n’avais plus l’air du collége, deux ans de garnison m’avaient donné les manières d’un petit-maitre ; j’avois le cœur tendre, mais je ne m’en étais encore aperçu que vaguement. J’aimais généralement tout ce qu’on appelle femmes, et ne me croyais point susceptible d’une passion durable ; j’éprouvai bientôt le contraire ; je devins sensible pour le reste de ma vie, et cette passion m’a jeté dans un enchaînement de malheurs dont je ne verrai peut-être la fin qu’avec celle de ma vie.

Une troupe de comédiens était arrivée à Aix, presque en même temps que moi. J’allai à la première représentation avec une foule de jeunes gens qui aimaient le spectacle : on représentait l’Andromaque de Racine. L’actrice qui jouait le rôle d’Hermione était une jeune brune âgée de seize ou dix-sept ans ; elle avait la taille fine, de grands yeux noirs, la voix belle et touchante. Quelque attaché que je fusse à la représentation de la tragédie, il me semblait que, d’abord qu’elle sortait du théâtre, la pièce languissait ; j’avais peine à démêler des sentimens qui ne m’étaient pas connus ; j’attendis avec impatience que la pièce fût finie ; j’allai dans sa loge ; je la trouvai remplie d’un nombre de petits-maîtres provinciaux. Un silence, qui ne m’était pas ordinaire, lui fit juger, à ce qu’elle m’a dit depuis, que j’avais assez d’usage du monde. Après lui avoir dit quelques mots, je me retirai. Toute la nuit l’idée de Sylvie m’occupa ; je la voyais sans cesse ; il me semblait que je l’entendais déclamer ; sa voix aussi bien que ses yeux avait passé jusqu’au fond de mon cœur. J’attendis le lendemain l’heure de la comédie avec une extrême impatience ; enfin quatre heures sonnèrent. J’arrivai le premier, et, comme j’étais seul dans la salle, je passai au foyer, où elle était déjà habillée. Dans l’idée que je m’étais formée d’une comédienne ; je crus que je ne devais pas perdre une aussi belle occasion pour lui dire ce que je pensais : je lui fis une déclaration aussi tendre que longue.

L’air de sang-froid avec lequel elle m’écoutait me désespérait ; ce fut bien pis, lorsqu’après m’être épuisé en beaux sentimens, elle me dit en riant : Il faut avouer que le ciel aurait dû vous faire naître dans l’état où il m’a placée ; vous auriez été un grand comédien ; vous venez de réciter à merveille de fort beaux morceaux ; je vous paierai quand vous voudrez en même monnaie ; car notre profession nous oblige d’apprendre par cœur nombre de pareilles déclarations.

Comme j’allais répondre à Sylvie, une foule de jeunes étourdis entrèrent ; il fallut me contraindre : j’affectai pendant la comédie de rendre mille petits soins à Sylvie ; je tins la même conduite pendant près d’un mois. Je lui avais demandé la permission d’aller chez elle : elle se tira d’affaire fort poliment, sous prétexte qu’elle était avec sa mère, qui ne recevait personne, et qu’elle n’était point sa maîtresse. J’étais devenu amoureux au dernier point, et j’avais été assez heureux pour le cacher à mes amis, parmi lesquels j’en avais plusieurs qui étaient mes rivaux.

Les principaux étaient le marquis d’Entrecastcaux et le comte de Limaille[3] ; ils avaient tous les deux de quoi se faire aimer par leur douceur et leur politesse. Le marquis d’Entrecasteaux joignait à ces qualités plus d’un million de biens ; c’étaient aussi les deux seuls que je craignisse. Quoique Sylvie eût une grande indifférence pour ses adorateurs, je tremblais que quelqu’un ne pût lui plaire ; elle me faisait bien des politesses, mais c’étaient de ces politesses ordinaires qui ne signifient rien, sur-tout pour un cœur que l’amour rend clairvoyant.

Je résolus de m’expliquer tout à fait ; je ne voyais point lorsque je parlais à Sylvie que ses yeux s’armassent de rigueur ; c’est ce qui m’enhardissait. L’occasion seule me manquait ; je crus qu’en allant à la comédie avant qu’elle commençât, je pourrais l’entretenir dans sa loge ; j’y fus en effet, mais inutilement. Le marquis d’Entrecasteaux et le comte de Limaille m’avaient devancé ; je les trouvai à sa toilette ; il fallut faire bonne mine à mauvais jeu ; j’avais peine pourtant à me contraindre, et, comme je sortais de sa loge, elle me dit d’un air fort obligeant : Quoi, vous sortez déjà, monsieur ! Ces paroles, dont le ton m’avait ému, m’avaient jeté dans une espèce de trouble, qui aurait pu découvrir ce que je cachais avec tant de soin, si le comte de Limaille, qui avait fait un mouvement pour sortir, ne les eût prises pour lui. Comme il était aussi amoureux que moi, il fut si enchanté de ce reproche que la saluant de la façon du monde la plus comique, il ne put jamais dire que, bien de l’honneur, mademoiselle, bien de l’honneur. Cet enthousiasme parut si burlesque que chacun éclata de rire ; la comédie commença et je perdais l’espérance de parler à Sylvie, lorsque le sort me donna le moyen de la voir chez elle.

Il y avait long-temps que je cherchais un prétexte pour aller chez sa mère. Elle se trouvait un jour incommodée d’un mal de dents dont elle se plaignait fort. Je m’avisai de faire le médecin ; je lui dis que j’avais un opiat excellent ; que, si elle voulait le permettre, je lui en porterais chez elle, en sortant de la comédie, et lui apprendrais comment il s’en fallait servir. Elle me remercia beaucoup sur l’assurance de la parfaite guérison que je lui promis ; j’étais dans une joie sans égale d’avoir trouvé le moyen de voir Sylvie chez sa mère ; il ne restait que l’embarras de l’opiat. Non seulement je n’avais point ce miraculeux remède, j’en ignorais même jusqu’au nom. J’allai chez le premier apothicaire ; il me donna un onguent qu’il honora d’un nom barbare, et je portai cette drogue chez la mère de Sylvie ; je lui dis d’en appliquer sur la dent et sur la gencive. Je lui racontai mille cures admirables que j’avais vues ; elle me crut, et un quart d’heure après, soit le remède, soit la nature, soit que l’amour qui voulait me favoriser, fit un miracle en ma faveur, elle se trouva extrêmement soulagée ; j’étais plus étonné qu’elle de l’effet de mon opiat. J’aurais bien mieux aimé que sa guérison n’eût pas été si prompte ; je comptais que, sous le prétexte de sa maladie, je viendrais plusieurs jours chez elle. Par bonheur, je n’eus pas besoin de cet expédient ; elle était si charmée du service que je lui avais rendu, que, lui ayant demandé la permission d’aller le lendemain chez elle pour savoir de ses nouvelles, elle me répondit que j’étais le maître toutes les fois que je voudrais lui faire cet honneur, qu’elle ne recevait point ordinairement de jeunes gens, mais que le caractère qu’elle m’avait connu m’exceptait de cette règle.

Ceux qui ont aimé véritablement jugeront quelle était ma joie dans ce moment ; je sus la contraindre, mais pas si bien que Sylvie ne s’en aperçût ; je crus même entrevoir que la permission que la mère me donnait ne lui faisait aucune peine. Je me retirai chez moi, pour ne penser qu’à Sylvie ; je me figurais qu’il m’était impossible de ne trouver pas un moment pour lui dire ce que je sentais, ayant le moyen de la voir dès que je voudrais, sans qu’elle fût obsédée d’une troupe d’importuns. Il est vrai que sa mère ne la quittait guère ; mais il ne se pouvait point que je ne trouvasse pas un instant. Je fus pourtant près de huit jours sans avoir l’occasion de lui parler seul. Enfin ce moment fortuné arriva.

Je la rencontrai dans l’appartement de sa mère, avec sa fille de chambre ; elle étudiait le rôle de Junie. Il y a de l’indiscrétion, lui dis-je, à vous détourner ; mais lorsqu’on est entraîné par un penchant plus fort que soi, on est excusable. Du ton sérieux dont vous débutez, me dit-elle en riant, notre conversation ne sera pas gaie ; souffrez que j’appelle ma mère, qui est, dans la chambre voisine, occupée à quelques affaires du ménage ; elle y répandra bien plus d’enjouement : aussi bien n’êtes-vous gai que lorsque vous êtes auprès d’elle. Quoi, lui dis-je, vous m’enviez donc le plaisir de vous dire une fois que je vous adore ! Est-ce un si grand crime que de vous aimer ? Si ce n’est pas un crime, me répondit-elle, du moins je sens que je fais mal de vous écouter. Croyez-moi, cessons une conversation qui nous gênerait tous deux. Non, non, poursuivis-je, je ne saurais plus me contraindre ; il-faut que je vous avoue que je suis l’homme du monde le plus malheureux, si vous n’avez pour moi que de la haine. Je n’ai point de haine pour vous, me dit Sylvie ; je puis vous répondre de mon cœur : quant aux autres sentimens que vous voulez m’inspirer, consultez ma mère qui vient ; elle entra en effet dans ce moment, et nous fûmes obligés de changer de conversation.

Depuis ce temps-là, je commençai à parler plus aisément à Sylvie ; il se passait peu de jours que je ne lui dise quelque chose qui lui marquait la situation de mon cœur. Elle m’a avoué depuis qu’elle m’aimait dès-lors, mais qu’elle faisait ce qu’elle pouvait pour étouffer une passion, qu’elle regardait comme une chose qui ne pouvait que lui être nuisible. Je ne laissai pas d’être encore long-temps sans savoir que j’étais payé du moindre retour. Enfin, je vis l’heureux moment où je devais apprendre que je n’étais point haï ; je le dus à la pitié plutôt qu’à l’amour.

La situation de mon cœur avait influé sur mon esprit ; j’étais tombé dans une mélancolie affreuse. Un jour que j’étais chez elle ; qu’avez-vous, me dit-elle ? Vous n’êtes plus le même depuis deux mois ; votre gaîté s’est changée en tristesse ; il semble que tout vous afflige. Belle Sylvie, lui dis-je, quand on est aussi malheureux que je le suis, on ne trouve de remède à ses maux que dans la mort. Quoi ! vous voulez mourir, répondit Sylvie ! Ah ! comme votre amie, je m’oppose à une pareille envie. Non, non, vous prenez peu de part à ce qui me regarde, continuai-je ; le ciel m’est témoin que, quoique vos rigueurs soient la cause de ma mort, je n’en accuse que mon malheureux destin ; le seul regret que j’aie à la vie est de vous perdre pour toujours. Je ne pus retenir quelques larmes qui échappèrent de mes yeux ; elles firent leur effet : je vis Sylvie s’attendrir. Mais enfin, que prétendez-vous, me dit-elle, et qu’exigez-vous de moi ? Que vous m’aimiez, belle Sylvie, et que vous souffriez que je vous aime. « Que me demandez-vous, continua-t-elle ? Aimez-moi, si vous voulez, et si cet amour peut servir à votre bonheur ; mais n’exigez pas que je perde une liberté qui fait le bonheur de ma vie. Je ne sais, depuis que je vous connais, je ne suis plus aussi tranquille ; j’aime bien à vous voir ; cependant ce serait peut-être un bonheur pour moi de ne vous avoir jamais parlé. » L’air embarrassé avec lequel Sylvie me tenait ce discours me charmait ; je sentais renaître dans mon cœur l’espérance et la joie : je pris plus de hardiesse dans la suite de cette conversation, et je fus assez heureux pour lui faire avouer que je ne lui étais point indifférent.

Depuis ce moment délicieux, mes jours semblaient tissus d’or et de soie ; je voyais Sylvie, je lui disais que je l’aimais ; elle le souffrait ; je lui faisais avouer qu’elle m’aimait. Quoique j’entrevisse que cet aveu la blessait, il ne m’en était pas moins cher. Rien n’aurait manqué à mon bonheur, si l’amour chez moi eût pu être toujours spéculatif ; mais il est difficile de le réduire à ce point quand on n’a que vingt ans ; d’ailleurs, dans l’idée que j’avais d’une comédienne, j’étais étonné de trouver tant de résistance. J’avais tenté la voie des présens, elle avait été inutile, elle les avait tous refusés ; ç’avait été avec peine que je lui avais fait accepter un bouquet ; elle avait reçu les fleurs, mais elle avait constamment refusé le ruban, parce qu’elle l’avait trouvé trop beau. Nous avions été brouillés trois jours pour une toilette que j’avais envoyée chez elle ; elle m’avait forcé de la reprendre, et j’avais été obligé de la rendre au marchand. Je ne savais quel parti prendre ; lorsque je voulais m’émanciper à quelque petite liberté, l’air triste et sérieux que prenait Sylvie me remettait dans mon devoir ; j’étais tourmenté par la crainte de lui déplaire, et par le désir d’obtenir ce parfait bonheur que le tendre amour prépare aux siens ; après beaucoup de peines et de soins, je m’avisai d’un stratagème qui me réussit heureusement.

J’avais demandé plusieurs fois à Sylvie un rendez vous, lorsque sa mère était couchée. Je prenais le prétexte que nous pourrions nous parler plus tranquillement ; elle avait toujours rejeté cette proposition. Un jour que je la pressais excessivement de consentir, elle se fâcha ; je fis semblant de mon côté d’être piqué de son refus. Je fus deux jours sans aller chez elle, ni à la comédie. Sa mère envoya chez moi pour savoir des nouvelles de ma santé. Je lui fis dire que j’avais un grand mal de tête, et que je comptais aller passer quelque temps à la campagne, parce que les médecins m’avaient conseillé de changer d’air. Quelque indifférence que Sylvie eût affectée pendant les deux jours que je n’avais point été chez elle, elle ne put apprendre que je partais, sans vouloir l’empêcher ; elle m’aimait : toutes ses résolutions s’évanouirent lorsqu’elle crut que j’allais m’éloigner. J’étais encore plus intrigué qu’elle de savoir comment finirait cette comédie, quand mon laquais me dit que sa fille de chambre me demandait. Elle m’apportait cette lettre :

Vous êtes fait pour me rendre malheureuse, je le sens, je le connais, et malgré cela je ne puis résister à l’envie de vous voir. Venez, ce soir à minuit ; Annette vous conduira dans ma chambres ; elle vous attendra à la porte du logis. Quittez le dessein de partir, ou résolvez-vous à me voir dans un désespoir qui me sera fatal.

Je baisai cent fois cette lettre., et fis mille extravagances. Je dis à Annette d’assurer sa maîtresse avec quelle joie je l’avais reçue. Je lui fis la réponse la plus tendre qu’il me fut possible. Je pensais que minuit n’arriverait jamais ; je regardais perpétuellement ma montre. Il fallut pourtant attendre près de sept heures ; mon impatience ne me servait de rien. À onze heures et demie, je sortis avec un laquais, qui m’éclaira jusqu’à l’entrée de la rue. Là je le renvoyai, et, guidé par l’amour, j’arrivai à la porte de Sylvie. Je trouvai Annette qui m’attendait ; elle me conduisit chez Sylvie.

Quels étaient dans ce moment-là mes sentimens ? je ne saurais les définir moi-même. Toutes les passions s’étaient donné rendez-vous dans mon cœur. L’amour, la crainte, la timidité, la honte, l’espérance, occupaient mon âme à-la-fois : je ne distinguais ni ce que je voulais, ni ce que je souhaitais. Dans cette agitation, je me trouvai dans sa chambre, sans savoir comment j’étais venu. L’état où je vis ma belle maîtresse ne fit qu’augmenter mon trouble. Elle était dans un fauteuil, appuyée sur une main, dans laquelle elle avait un mouchoir qui servait à essuyer des larmes qui coulaient des deux plus beaux yeux que l’amour eût jamais animés. Vous voyez, me dit-elle, ce que je fais pour vous : ma mère dort dans la chambre voisine ; songez où vous me réduiriez, si elle venait à savoir quelle est ma conduite.

Je n’avais pu, pendant que Sylvie me parlait, faire aucun usage de ma raison. Je lui embrassais seulement les genoux. « Otez-vous, me dit-elle, et écoutez-moi. Quel plaisir prenez-vous à me tourmenter ? Vous savez combien j’ai résisté au penchant qui m’entraînait vers vous. Ingrat, pourquoi m’avez-vous amenée au point de ne pouvoir me guérir d’un amour que vous ne m’avez donné que pour me rendre malheureuse ? »

Quoi ! Sylvie, lui dis-je, vous croyez que ma plus grande envie n’est pas de faire votre bonheur ! Pouvez-vous penser qu’un amant aussi tendre ait de pareils sentimens ? Avez-vous vu jusqu’ici que j’aie mérité ces reproches ? Eh ! n’est-ce pas les mériter, me dit-elle, que d’exiger de moi de vous recevoir ici à pareille heure ? Je m’excusai le mieux qu’il me fut possible. Sylvie ne voulait point me trouver coupable ; j’avais à faire à un juge indulgent : ma grace fut bientôt obtenue.

Charmé d’avoir appaisé Sylvie, je fus près d’une demi-heure sans songer, pour ainsi dire, combien ce rendez-vous m’avait coûté de peines et de soins. À la fin l’amour rappela ma hardiesse ; j’entremêlai notre conversation de mille privautés, dont Sylvie se détendit, et que j’enlevais moitié par ruse moitié par force. L’amour et l’occasion parlaient pour moi ; je voulus en profiter : je pressais excessivement Sylvie. Dans ce désordre, j’oubliais insensiblement le respect ; bientôt je n’aurais plus ménagé du tout la pudeur de ma charmante maitresse. Ah ! c’en est trop, s’écria-t-elle ; si vous ne cessez vos indignes efforts, je vais appeler ma mère ; j’aime mieux lui avouer la triste situation où je me suis mise, que de souffrir vos outrages.

Les larmes qu’elle joignait à ses discours, m’arrêtèrent ; je fus même honteux de l’avoir violentée si fort. Je rejetai ma faute sur l’excès de mon amour. Sylvie ne me répondait plus. Elle pleurait, et la tristesse paraissait peinte sur son visage. Je restai encore quelque temps avec elle. Je ne pus sécher ses pleurs qu’à moitié, et elle était encore désolée lorsque je me retirai ; elle m’en pria même de la façon du monde la plus tendre et je sortis plus amoureux que je n’étais auparavant.

Il était près de trois heures lorsque je rentrai chez moi. Je passai le reste de la nuit à penser à ma maîtresse. Le matin je reçus ce billet. Rendez-vous à trois heures dans ma loge ; j’ai à vous parler d’une affaire qui me regarde. N’y manquez pas ; je vous attends. Je fus ponctuel, et je trouvai Sylvie seule. Elle allait se mettre à sa toilette. Son air sérieux, que je croyais devoir être dissipé par l’intervalle de près de douze heures, m’étonna. Asseyez-vous, me dit-elle ; je veux vous parler.

« Si je n’avais pas résolu de ne vous plus voir, continua-t-elle je serais la dernière des femmes de vous regarder encore, après ce que vous avez fait hier. Vous avez cru sans doute qu’en m’aimant vous trouveriez de ces conquêtes aisées et passagères. Je vous avais pourtant prévenu du contraire, et il me paraît que ma manière de penser méritait que vous eussiez une autre idée de mon caractère. Je n’ai point été assez heureuse pour pouvoir vous inspirer quelque estime ; j’espère que la conduite que je tiendrai dorénavant avec vous pourra me faire obtenir ce que vous m’avez refusé jusqu’ici. Je vous prie donc instamment de vouloir ne plus venir chez nous ; je vous serai même obligée de m’éviter par-tout où je serai. »

Surpris autant qu’on peut l’être d’une pareille demande, je fus quelque temps à répondre. Je ne vous obéirai point, lui dis-je ; et, puisque votre mère veut bien que j’aille chez elle, je me servirai de ce prétexte pour vous rendre tous les jours le témoin de mon désespoir. « Eh bien, lorsque votre présence me sera trop à charge, me répondit Sylvie avec un air piqué, je saurai m’en délivrer ; aussi bien cette femme, que vous appelez ma mère n’a-t-elle de droits sur moi que ceux que je veux bien lui donner, puisqu’elle n’est ma mère que dans l’esprit de ceux qui ne connaissent point combien je suis à plaindre. »

Ces derniers mois ne pouvaient que m’inspirer une extrême curiosité. Je priai cent fois Sylvie de vouloir m’apprendre quel était son sort ; je lui demandai autant de fois pardon d’une offense qu’un amour trop violent m’avait fait faire. Après plus d’une heure de prières et de soumission, je veux bien, dit-elle, achever de mettre ma destinée entre vos mains : le ciel m’a condamnée à y abandonner mon cœur malgré moi ; je dois vous rendre le maître du reste. Vous me reconduirez au sortir de la comédie ; ma mère ne reviendra que long-temps après moi ; elle joue dans la petite pièce, et nous sortirons dès que la tragédie sera finie. Voici ce qu’elle m’apprit, lorsque je l’eus conduite chez elle.

« Vous me voyez aujourd’hui comédienne ; mais je suis née fille d’un gentilhomme. L’astre fatal qui a présidé à ma naissance a influé sur tout le reste de ma vie. Mon père était de Normandie ; il s’appelait du Tremblai, et était d’une très-ancienne maison. Son père l’envoya à Saint-Malo pour quelques affaires de famille, qui l’arrêtèrent plus qu’il ne pensait. Il logeait chez un pauvre officier réformé qui n’avait pour tous biens qu’une maison, dont il occupait le quatrième étage ; et il vivait du louage du reste. Il s’appelait Canton. Il avait une fille, nommée Isabelle, qui était fort jolie ; elle plut à mon père, qui crut qu’elle ne résisterait pas à quelque présent. Mais il eut beau lui offrir, elle tint ferme ; et il résolut de l’épouser en secret. Il le lui proposa : elle l’aimait ; elle y consentit. La difficulté était de le faire approuver à Canton. La mort de cet officier arrivée dans ce temps-là laissa Isabelle maîtresse d’elle-même. Mon père l’épousa dans un village, auprès de Saint-Malo ; un prêtre, parent d’Isabelle, fit le mariage.

» Pendant trois ou quatre mois, ils furent fort heureux. Mais le mariage de ma mère n’avait pas échappé à la curiosité des Malouins. On l’écrivit à son beau-père, qui, au désespoir de la sottise de son fils, fit casser son mariage par le parlement de Rouen. Mon père ne voulut point abandonner son épouse ; il vécut quelque temps de l’argent qu’il pouvait avoir. Bientôt il fut obligé de vendre la maison de ma mère, le seul bien qu’il avait ; et, prévoyant qu’il se trouverait encore aux expédiens, il prit le parti de se faire comédien. Il était bien fait ; il avait étudié ; il fut reçu avec plaisir à Toulouse par la troupe qui y était. Ma mère accoucha de moi peu de temps après, et survécut peu à ma naissance. Mon père fut extrêmement affligé de la perte de son épouse. Pour dissiper sa tristesse, il prit un grand soin de mon éducation. Il me laissa à Toulouse, où je fus élevée jusqu’à dix ans. Lorsque j’eus atteint cet âge, il me fit venir auprès de lui. Je fus fort surprise de le voir marié ; cependant je m’accoutumai aisément avec ma belle-mère ; elle n’avait point d’enfans ; elle me regardait dès-lors, et m’a toujours regardée, comme sa fille. C’est cette même femme que j’appelle ma mère aujourd’hui.

» Environ deux ans après que j’eus joint mon père, la troupe dans laquelle il était, vint à Marseille. C’est là que, pour comble de maux, je le perdis pour toujours ; il eut quelque dispute avec un de ses camarades, et, ayant mis l’épée à la main, il reçut un coup dans la poitrine, dont il mourut deux jours après. J’étais perpétuellement au chevet de son lit ; j’arrosais ses mains de mes larmes. Mes pleurs ni mon désespoir ne purent le rappeler à la vie, Ma fille, me dit-il quelque temps avant d’expirer je vous laissa dans une triste situation. Le ciel m’est témoin que de tous les malheurs que j’ai essuyés, celui de vous manquer dans l’âge où vous êtes, m’est le plus sensible. Souvenez-vous que êtes née au-dessus de l’état où le sort vous a réduites ; mais ne vous en souvenez que pour prendre les sentimens qui vous conviennent. Vous êtes pauvre ; ainsi vous ne sauriez vivre dans le monde. J’ai remis mille écus à votre belle-mère, pour vous faire religieuse : c’est le meilleur parti que vous ayez à prendre.

» J’étais si affligée que je ne pouvais dire un seul mot. Quelque temps après on m’arracha d’auprès de mon père ; ce fut pour ne plus le revoir. Dès qu’il fut mort, ma belle-mère songea à remplir ses intentions. La troupe étant allée à Montpellier, elle me mit dans un couvent, et consigna les mille écus entre les mains des religieuses. J’étais si jeune alors, que, quoiqu’élevée dans le grand monde, j’embrassai sans peine un état qui m’en éloignait à jamais. Je demeurai un an pensionnaire, n’ayant point encore l’âge pour prendre le voile. Lorsque le temps de ma profession arriva, les billets de banque furent annullés[4]. Les mille écus que j’avais donnés aux religieuses ayant été rembourses en papier, et par conséquent étant devenus à rien, la mère supérieure me dit que je pouvais sortir du couvent quand il me plairait, qu’on ne pouvait pas m’y nourrir plus long-temps. En vain lui représentai-je que ce n’était pas ma faute, et que lui ayant donné mon argent, c’était à elle d’essuyer le remboursement : j’eus beau me plaindre, j’avais affaire à la nation dévote ; il fallut en passer par où elle voulut. Les religieuses répondirent à mes raisons que si j’avais fait profession je serais fondée, au lieu qu’étant simple pensionnaire mon argent n’était qu’un dépôt qu’elles avaient, et dont elles ne répondaient point. Dans cet embarras j’écrivis à ma belle-mère, et elle m’envoya de l’argent pour l’aller joindre à Bordeaux.

« N’ayant plus d’autre ressource pour vivre que la comédie, il fallut que je rentrasse au théâtre. Nous vînmes peu après à Toulouse ; la troupe y resta cinq mois : j’étais entourée d’une foule d’adorateurs ; mais j’étais si jeune que leur langage m’était inconnu. Un conseiller au parlement conçut pour moi une forte passion ; il s’appelait de Cache. Il me le dit ; je l’écoutai sans attention : il s’aperçut sans doute combien mon cœur était encore peu capable de passion. Cette remarque ne le rebuta point, et il m’aima jusqu’au moment que nous partîmes de Toulouse pour venir à Aix. Il faut même que son amour ait continué ; car depuis que je suis ici, j’ai reçu une de ses lettres que je lui ai renvoyée sans réponse. Je dois lui rendre justice ; il est aimable, doux, poli ; et si mon cœur n’eût été réservé à d’autres sentimens, il aurait pu penser favorablement pour lui. Voilà, monsieur, continua Sylvie, quels ont été mes premiers malheurs ; j’ignore quels seront ceux que votre amour me prépare. Dieu veuille qu’ils ne soient pas plus sensibles et plus grands ! »

Cette histoire avait fait naître dans mon esprit mille idées différentes ; je m’arrêtai à la dernière, et je résolus de l’exécuter : elle était d’autant plus surprenante, qu’elle était éloignée de mon caractère. Ce fut de l’épouser et de réparer par-là toute la bizarrerie de sa fortune. Cette pensée m’était venue dès que j’eus quitté Sylvie, et mon amour me fournissait mille raisons pour la justifier à mes yeux : je me disais à moi-même que la distinction du rang n’était qu’un préjugé ridicule, et que la seule vertu faisait le mérite. Je joignais à cela l’exemple de bien des gens d’une condition plus élevée que la mienne, que de pareils engagemens n’avaient point deshonorés.

Ma résolution prise, je fis une promesse de mariage avec un dédit de dix mille écus ; je fus le lendemain chez elle. Vos malheurs, lui dis-je, m’ont occupé entièrement depuis que je vous ai quittée ; j’ai pensé comment on pourrait les réparer ; je n’ai trouvé qu’un seul moyen : voyez s’il vous paraîtra bon. Je lui donnai en même temps la promesse que je lui avais faite avec le dédit. Que voulez-vous que je fasse de cela, me dit-elle en le déchirant ? Allez, vous n’êtes pas sage ; je panse mieux que vous ne croyez : vous n’êtes point votre maître, vos parens ne consentiraient jamais à un pareil établissement, et quand vous pourriez disposer de votre main, j’ai trop de délicatesse pour vouloir attacher votre sort à celui d’une infortunée comédienne. C’est pourtant cette infortunée comédienne, lui dis-je, qui réglera le destin de ma vie ; c’est elle que je veux rendre heureuse, ou, si je ne le puis pas, je vais quitter un monde qui m’ennuie. Promettez-moi de conserver la promesse que je vais vous faire, ou je pars cette nuit pour la Grande-Chartreuse. Sylvie me connaissait capable de cet emportement : pour me retenir, elle promit ; je lui fis donc une promesse semblable à l’autre, et, m’étant piqué le doigt avec une épingle, je la signai de mon sang.

Dès ce jour, je la regardai comme une personne qui devait être mon épouse ; je l’appelais ma femme, elle m’appelait son mari par complaisance. Cependant le temps agissait pour moi ; l’amour mena peu à peu Sylvie au point de souhaiter que je pusse effectuer ce que je lui avais promis : je lui jurai de nouveau que, dès que l’occasion s’en présenterait, elle pouvait être assurée que je lui tiendrais parole. J’allais chez elle tous les soirs, lorsque sa mère était couchée ; nous passions une partie de la nuit ensemble ; la fin de tous ces rendez-vous ne pouvait que m’être heureuse. En effet, Sylvie se fia sur ma constance et m’accorda les dernières faveurs ; elles ne firent qu’augmenter mon amour. Pour être plus libres, nous changeâmes le lieu où nous nous voyions : l’appartement de sa mère communiquait à la salle de la comédie ; c’était où je passais une partie des nuits avec elle. Il m’arriva dans ce temps-là une plaisante aventure.

Un orage des plus violens étant survenu, Sylvie craignit que le tonnerre ne vint à réveiller sa mère, et elle me pria de me retirer. Je n’avais point de manteau, et il pleuvait à verse. On avait joué la veille Crispin Médecin[5] sa robe était encore dans la loge où nous étions. Je m’avisai de me la mettre, pour me servir de manteau, et ayant allumè un flambeau qui devait servir dans le Festin de Pierre[6], je sortis de cette façon pour retourner chez moi. L’orage cependant continuait avec plus de violence ; lorsque je fus au détour de la première rue, je trouvai un homme qui, me voyant dans cet équipage, me prit sans doute pour un lutin qui excitait cette tempête ; la peur lui donna des forces pour courir ; je me mis à ses trousses et le poursuivis le flambeau à la main, comme une furie, pendant près d’une demi-heure ; ce misérable poussait des cris étonnans. Enfin, ayant trouvé par bonheur une allée ouverte, il entra dedans et ferma la porte après lui, et moi j’allai me coucher assez fatigué.

Mon bonheur était trop grand pour pouvoir durer. Je ne tardai guère à voir commencer cet enchaînement de maux qui m’ont suivi jusqu’à présent. Une nuit que j’étais dans la loge de Sylvie, sa mère vint à s’éveiller ; elle l’appela, et ne recevant point de réponse, la curiosité la fit lever pour voir ce que sa fille faisait ; elle entra dans sa chambre et de là elle passa jusqu’à la salle de la comédie. Nous l’entendîmes venir ; je n’eus que le temps de descendre sous le théâtre ; Sylvie alla au-devant d’elle. Que faites-vous ici à cette heure, lui dit la vieille comédienne ? Je repassais mes rôles, répondit la fille. J’ai cru apercevoir quelque clarté dans le jeu ; je suis venu voir si on n’aurait point laissé quelque chandelle qui pût mettre le feu. Voyons votre loge, dit sa mère ; elle y entra. J’avais malheureusement oublié mon épée sur le théâtre. Une épée ici, dit-elle ! et avec qui étiez-vous donc ? Elle vit bien qu’on ne pouvait s’être retiré que sous le théâtre. Elle y vint avec de la lumière, et il me fut impossible de me cacher davantage. Dès qu’elle m’aperçut, elle me dit : Ah, monsieur le marquis, c’est vous ! Que vous a fait ma fille, pour la perdre d’honneur et de réputation ? J’étais trop étonné pour pouvoir répondre ; je remontai sur le théâtre. Quelle fut ma surprise de trouver Sylvie évanouie et sans sentiment ! Je voulus la secourir ; sa mère me prévint et lui donna de l’eau des Carmes ; elle revint peu à peu. Sa mère se contraignit assez pour me dire poliment qu’elle me priait de sortir et de faire en sorte que personne ne me vit. Sylvie était si saisie, qu’elle n’eut pas la force de me dire un seul mot. Nos regards seuls nous apprirent mutuellement la situation de nos cœurs.

Ceux qui ne connaissent le monde que médiocrement, seront étonnés des sentimens que je donne à deux comédiennes. Le théâtre n’a pas la réputation de faire des vestales, je le sais, et on verra dans la suite de ces mémoires, que je le connais assez bien ; mais aussi il ne faut pas croire qu’il n’y ait pas des comédiennes sages. J’en ai connu plusieurs, sur le compte desquelles il n’y avait rien à dire ; et, pour justifier par dès exemples vivans mon opinion, je défie la médisance la plus maligne de trouver à redire sur la conduite de la Sallé et de la fille de Thomassin[7]. D’ailleurs Sylvie avait été élevée toute sa vie dans un couvent, et ne faisait encore que d’entrer au théâtre.

J’étais impatient de savoir la conversation qu’elle avait eue avec sa mère, et j’allais envoyer un de mes gens, pour s’en informer, lorsque je reçus ce billet. Venez chez là Robbè, d’abord que vous aurez reçu ma lettre. Nous sommes ma mère et moi dans une situation à ne pouvoir plus vivre ensemble. J’ai mille choses à vous dire ; je crains bien que le malheur qui m’est arrivé hier au soir, ne soit pas le dernier que j’aie à appréhender.

J’allai dans l’instant chez la Robbé. C’était une comédienne de la troupe ; j’y trouvai Sylvie, qui me parut très-affligée ; ce qui lui faisait le plus de peine, c’était d’être obligée de se séparer de sa belle-mère. Elle avait été piquée de quelques discours qu’elle lui avoit tenus, et elle n’avait pu résister à la tentation de lui répondre ; elles en étoient venues aux invectives, et s’étaient mises toutes les deux dans la nécessité de ne pouvoir plus vivre ensemble. J’étais fâché de mon côté que Sylvie quittât sa mère ; je comprenais combien un pareil éclat ferait de bruit. Je lui proposai de la raccommoder avec elle, et de me charger de cette paix. J’y consens volontiers, me répondit-elle ; mais je doute que vous en veniez à bout. Je l’assurai que je réussirais. J’allai chez la mère qui fut d’abord étonnée de me voir. Madame, lui dis-je, votre fille m’envoie chez vous, pour vous demander sa grâce ; elle a cru qu’étant la cause de votre brouillerie, je devois me charger du raccommodement. Vous croyez qu’il y a quelque chose de criminel entre votre fille et moi ; j’ose vous protester par ce qu’il y a de plus sacré, que nos sentimens sont aussi purs que le jour. Je pouvais lui parler de la sorte, car Sylvie et moi comptant sur notre amour et notre constance, nous nous regardions comme époux. Soit que sa mère fût touchée de ma sincérité, soit qu’elle pénétrât une partie de nos sentimens, ou que l’amour qu’elle a toujours eu pour sa fille la déterminât, elle me répondit qu’elle croyait Sylvie trop sage pour avoir d’autres sentimens que ceux que je lui donnais ; mais qu’une jeune personne se perdait souvent par des indiscrétions ; que je sentais bien moi-même combien l’heure où elle m’avait trouvé avec elle était peu convenable ; qu’elle n’avait pu s’empêcher de lui dire ce qu’elle en pensait ; qu’au reste elle était la maîtresse de revenir quand elle voudrait ; qu’elle la recevrait toujours comme une fille qu’elle aimait ; que je serais le maître de lui parler toutes les fois que je voudrais, pourvu que ce fût à des heures qui convinssent à la bienséance. Je dis à Sylvie la réponse de sa mère ; elle retourna chez elle, et je fus témoin de leur raccommodement. Je crois que ce qui le facilita, fut que la mère avait pénétré une partie de nos secrets.

Peu de jours après, les comédiens partirent pour aller à Nîmes passer le temps des vacances du parlement, la ville dans ce temps-là ne pouvant soutenir un spectacle. J’avais résolu de prendre ce temps pour finir entièrement mes affaires avec Sylvie. Je comptais, lorsqu’elle serait en Languedoc, de l’épouser en secret : un prêtre que j’aurais gagné pour quelque argent, eût fait cette cérémonie. Je voulais lui faire quitter la comédie ; elle eût vécu dans quelque maison de campagne auprès d’Aix, et j’aurais attendu la mort de mes parens pour déclarer mon mariage. Mais le ciel qui me préparait un torrent de malheurs en disposa autrement.

Quelque temps après que Sylvie fut partie, elle eut une nouvelle dispute avec sa mère, qui lui reprocha de l’avoir surprise avec moi. C’était frapper son cœur par l’endroit sensible ; aussi sortit-elle de chez sa mère. J’en fus fort surpris lorsque j’arrivai à Nîmes ; je lui en témoignai mon chagrin. Elle se plaignit si fort des manières qu’elle avoit essuyées que, connaissant d’ailleurs son caractère, je ne doutai point qu’elle n’eût raison.

Il y avait deux ou trois jours que j’étais en Languedoc. Tout était résolu ainsi que nous l’avions prémédité. Sylvie devait quitter la comédie, lorque la troupe partirait de Nîmes, et venir me trouver en Provence dans une maison de campagne, où je devais la loger. J’avais trouvé un prêtre qui m’avait promis de nous marier, lorsque tout changea de face.

J’entre dans la vaste mer de mes infortunes, et le souvenir m’en est encore sensible après dix ans d’écoulés. Il y avait à la comédie une actrice nommée la du Lac, monstre que le ciel avait produit pour mon malheur ; elle avait été long-temps entretenue parle prévôt des marchands de Lyon, étant danseuse à l’opéra ; et après avoir eu de lui cinq ou six enfans, elle s’étoit mariée à un comédien à qui elle avait donné près de trente mille livres en argent, ou en bijoux. C’était le reste d’une banqueroute de plus de huit cent mille livres, qu’elle avait fait faire à son amant. Cette femme haïssait Sylvie sans savoir pourquoi ; elle affectait souvent de me plaindre de ce que j’étais si amoureux ; mais le peu d’attention que je faisais à ses discours, et la conduite de Sylvie, qui était irréprochable, faisaient qu’elle n’osait s’expliquer clairement.

Le temps que j’avais été éloigné d’elle, lui donna plus de hardiesse. Avez-vous vu, me dit-elle, ce jeune abbé, qui parle à mademoiselle Sylvie ? Il me paraît qu’elle n’est pas fâchée de l’écouter. Je ne sais, lui dis-je, de quel abbé vous me parlez ; mais je puis assurer que, depuis que je suis ici, je n’ai vu qui que ce soit aller chez elle. Il faut donc, me dit-elle, qu’on lui ait donné son congé, depuis que vous êtes arrivé. Ce discours fait d’un air ingénu, fit couler dans mon cœur le poison le plus dangereux. J’avais ignoré jusqu’alors les maux que causait cette passion. Je sentis tout ce qu’elle peut inspirer de rage et de douleur. J’allai chez Sylvie : mon air triste en l’abordant l’étonna beaucoup ; elle m’en demanda la cause ; je la lm avouai naturellement. Est-il possible, me dit-elle, que vous croyiez de pareilles impostures  ? avez-vous vu jusqu’ici quelque chose qui ait pu vous faire soupçonner que je fusse capable d’une pareille conduite ? Ses larmes achevèrent de me convaincre, et la tranquillité rentra dans mon cœur pour quelques momens ; mais étant allé dans la loge de Sylvie, avant la comédie, j’y trouvai l’abbé dont on m’avait parlé. J’ai su depuis que, loin de penser à elle, il étoit amoureux de la Robbe.

Cette rencontre fut un coup de foudre pour moi ; j’eus peine à me contraindre ; Sylvie s’en aperçut ; elle affecta beaucoup de froideur pour lui ; cette froideur même augmenta mes soupçons ; je crus qu’elle voulait me tromper. Je sortis de sa loge et ne lui parlai point du reste de la comédie. Je fus dévoré, pendant qu’elle dura, des plus cruels mouvemens. Dès que Sylvie fut sortie, j’allai chez elle ; je la trouvai noyée dans ses pleurs. Elle avait connu à ma conduite, quelle était ma façon de penser. Hé bien, me dit-elle, nous vivions trop heureux ! Il faut que vous troubliez notre tranquillité par des chimères que vous vous forgez. Je ne sais, lui dis-je, si mes soupçons sont bien ou mal fondés ; mais je sais qu’il faut vous résoudre à partir cette nuit avec moi pour l’Espagne, ou bien à nous séparer pour jamais. Partir pour l’Espagne, s’écria Sylvie ! Eh que voulez-vous y faire ? Je veux vous y épouser et y vivre avec vous, jusqu’à ce que je puisse retourner en France. Il est impossible, en vous faisant quitter la comédie aujourd’hui, que cet éclat ne soit su de mes parens. Cela rompt toutes mes mesures, et j’aurais peine, s’ils apprenaient jamais quels sont mes sentimens, à vous mettre à couvert de leur haine. Il faut donc que je m’éloigne de la France. Cette résolution me précipite dans de grands inconvéniens ; mais mon cœur est trop troublé pour vous souffrir plus long-temps à la comédie.

Sylvie me représenta en vain que c’était me perdre que d’agir de la sorte ; que j’apprenais à mes parens ce que je voulais leur cacher. Je n’ai plus rien à ménager, lui dis-je, et si l’argent me manque, je serai plus heureux étant comédien avec vous, s’il le faut, dans un pays étranger, que jaloux et désespéré au milieu de ma patrie par la crainte de perdre votre cœur. Sylvie n’osa résister davantage ; elle craignait que je n’attribuasse son opiniâtreté à quelque nouvelle tendresse. Eh bien, me dit elle, je suis prête à vous suivre ; mais du moins souvenez-vous, si vous êtes jamais malheureux, de ne vous en prendre qu’à vous-même.

Charmé d’avoir fait consentir ma maîtresse au projet insensé que j’avais formé, je préparai tout pour mon départ ; je la fis habiller en homme, pour qu’elle fût moins connue. Je fis tenir ma chaise de poste prête pour neuf heures du soir, au sortir de la comédie, parce que la troupe ne jouant point le lendemain, cette circonstance me donnait deux jours à courir sans qu’on s’aperçût de notre évasion.

Il m’arriva, en passant à Perpignan un incident, qui me jeta dans un grand embarras. Quoiqu’il y eût plus de dix-huit mois que la peste fût finie, on ne laissait entrer personne en Espagne sans passe-port. Lorsque je fus chez le commandant, il me dit que j’aurais de la peine à pénétrer plus avant, et qu’il ne pouvait pas me donner un passe port comme venant de Perpignan, puisque je venais de plus loin. J’étais dans le dernier embarras ; je me voyais obligé de retourner ; je n’osais m’arrêter trop long temps sur une grande route, de peur que ma famille n’eût fait courir après moi, dès qu’elle saurait mon évasion. Je m’avisai d’un moyen qui me tira d’embarras. J’allai trouver le secrétaire du commandant ; je lui dis que j’étais officier, qu’une affaire malheureuse m’obligeait de sortir de France, et que je le priais de vouloir dire à son maître de quoi il était question, persuadé qu’il ne voudrait pas perdre un gentilhomme. Deux louis d’or et une tabatière d’argent que je joignis à mes raisons, le persuadèrent entièrement. Il me donna lui même le passe-port dont j’avais besoin, et j’arrivai le lendemain à la Jonquière, première ville d’Espagne.

Le hasard me conduisit dans une hôtellerie, où il y avait deux provençaux, capitaines dans les troupes espagnoles, qui s’en allaient à Barcelone ; ils me reconnurent. J’eus beau vouloir leur dissimuler que j’étais le marquis d’Argens, ils m’avaient vu tous les deux en France, il fallut le leur avouer. Quoique Sylvie fût encore habillée en homme, ils connurent bien que c’était une fille. Je ne leur cachai rien de mon aventure, si ce n’est le nom et la condition de Sylvie ; je leur dis qu’elle était fille d’un président du parlement de Provence, que je l’avais enlevée du couvent, et que j’allais l’épouser à Barcelone. Ils m’offrirent tout ce qui dépendait d’eux dans ce pays, et nous eûmes d’abord lié une étroite amitié ensemble. Deux jours après nous arrivâmes.

Je voulus d’abord exécuter ce que j’avais promis à Sylvie. Je priai ces officiers de m’adresser à quelque prêtre qui me dit la conduite qu’il fallait tenir. Ils m’en firent connaître un qui parlait assez bien français, et qui était chevalier du Saint-Office, autrement dit Inquisition. Il m’assura d’abord que rien n’était si facile que de me marier ; que le concile de Trente était reçu en Espagne purement et simplement ; que le consentement de parens n’était point nécessaire. Il se chargea d’en parler au grand-vicaire.

Le lendemain il vint nous voir de sa part et nous prier d’aller chez lui. Nous y fûmes avec Sylvie. Il nous dit qu’il nous marierait, mais qu’il fallait auparavant que nous nous missions pendant trois jours dans un couvent, pour marquer notre soumission à l’église. Ce mot de couvent fit peine à Sylvie ; le grand-vicaire s’en aperçut, et lui dit fort obligeamment, qu’il voyait qu’elle n’allait point volontiers chez des religieuses, mais qu’il la mettrait dans une maison auprès de quelque dame, ce qui ferait le même effet. Ce fut chez madame de Pedrejas, intendante de Catalogne, que Sylvie fut mise en dépôt. Quant à moi, on me donna le couvent des Mathurins pour retraite. J’étais pourtant le maître d’aller voir ma maîtresse, lorsque je voudrais ; ce fut ce qui nous perdit tous les deux.

L’intendante qui avait d’abord pris Sylvie en amitié, eut la curiosité de me voir. J’étais si jeune qu’elle fut étonnée que j’eusse osé enlever une fille. Je tâchai pourtant par mes discours de m’acquérir son estime ; mais plus elle crut apercevoir en moi quelque génie, plus elle eut d’envie d’approfondir ce mystère. Lorsque je fus sorti pour me retirer dans le couvent où je couchais, elle tourna si bien Sylvie qu’elle lui fit avouer nos secrets.

Nous devions nous marier le lendemain ; nos affaires changèrent bientôt de face. Je fus surpris d’apprendre en m’éveillant que Sylvie était allée dans un couvent de religieuses dès la pointe du jour ; j’y courus. Elle m’avoua qu’elle avait eu la faiblesse d’avouer à l’intendante qu’elle était comédienne, et que cette dame lui avait dit qu’il ne convenait pas qu’elle se mêlât davantage de ses affaires ; qu’elle s’était retirée par son conseil, dans ce couvent, pour attendre que les trois jours fussent écoulés ; elle ajouta que ces religieuses l’avaient parfaitement bien reçue à la sollicitation de l’intendante, qui lui avait promis de la servir en tout ce qui dépendrait d’elle, pourvu que la chose ne parût point. J’allai voir mon chevalier de l’inquisition, qui me servait de procureur je lui avouai tout ce qui se passait. Il me dit que je ne devais point m’étonner ; que la différence d’état et de condition ne faisait point un empêchement au mariage ; et comme il voyait qù’imbu des maximes de France, je doutais fort de ce qu’il me disait, il me raconta une histoire fort particulière, qui s’était passée, trois semaines avant que j’arrivasse à Barcelone#1.

« Vous voyez, me dit-il, le comte de Montemar, viceroi de cette province ; il vient d’éprouver que la plus haute naissance n’est point une raison pour empêcher l’effet d’un sacrement. Il resta veuf de fort bonne heure avec deux filles ; il maria l’une avec un seigneur ; sa cadette s’appelait Isabelle. Elle était bien faite, aimable, et aurait eu sans doute une fortune aussi brillante que sa sœur, si l’amour qui renverse tant de projets, n’eût réglé autrement sa destinée. Le comte de Montemar avait dans sa maison un jeune officier de son régiment qui lui servait d’écuyer ; il était d’une fort jolie figure et plein d’esprit.[8] Isabelle le voyait souvent ; la charge qu’il avait chez son père, l’obligeait de lui rendre mille services journaliers. Elle vint à l’aimer ; elle fit les premières avances. L’écuyer ravi de sa bonne fortune, joignit de son côté la reconnaissance à l’amour. Isabelle gagna un prêtre qui les maria. La femme-de-chambre qui était du complot, introduisit l’amant pendant la nuit dans la chambre de sa maîtresse : Le mariage s’y consomma. Leur bonheur dura près de six mois ; mais Isabelle s’étant aperçue qu’elle était enceinte, il fallut songer comment elle apprendrait son mariage à son père. Elle pensa d’abord à la sûreté de son amant, et elle l’envoya dans une province éloignée de la Catalogne ; ensuite s’étant mise dans un couvent de religieuses, elle écrivit à son père son mariage et sa grossesse. Le comte de Montemar demeura pétrifié en lisant la lettre de sa fille. Il jura de faire périr son écuyer, et envoya retirer Isabelle, par des soldats, du couvent où elle s’était retirée. L’église se scandalisa du violement de ses droits. L’affaire fut portée en cour ; il vint ordre au comte de Montemar de mettre sa fille en liberté d’aller rejoindre son mari, et de lui donner une pension alimentaire. Elle est partie depuis deux jours au grand contentement du peuple, à qui cet exemple a fait voir que l’église ne fait aucune distinction entre ses enfans. »

Cette histoire, dont j’avais déjà entendu parler confusément, calma un peu mes inquiétudes. J’allai chez le grand-vicaire ; il me parut que l’intendant l’avait instruit du sort de Sylvie. Il me dit que l’évêque ferait quelque difficulté de me marier, sans avoir auparavant un certificat comme je n’étais pas marié, et qu’il fallait écrire en France pour avoir une attestation de l’official ; que je ne m’en devais faire aucune peine parce que, si on me la refusait il me donnait sa parole de passer plus avant ; qu’étant français et étranger, il était obligé d’observer plus de mesures que si j’avais été espagnol.

J’allais passer les après-dînées avec Sylvie, en attendant que Le temps de notre mariage arrivât, et le soir je me retirais chez les moines. Passant un jour dans les rues, je m’entendis appeler par mon nom ; je me retournai, et je vis un homme habillé superbement, qui me dit : Vous serez surpris, monsieur le marquis, d’être connu d’une personne qui ne l’est point de vous. Je vous ai vu fort jeune ; j’ai été ami de monsieur votre père, et je serai charmé de pouvoir vous rendre tous les services qui dépendront de moi. Comme celui qui me parlait avait l’air d’un homme au-dessus du commun, je tâchai de répondre à sa politesse ; il me proposa d’entrer chez lui. J’étais auprès de sa maison ; j’acceptai ses offres avec plaisir ; il était parfaitement bien logé. Lorsque nous fûmes assis, mon nom, me dit-il, vous sera moins inconnu que ma figure ; je m’appelle Vaumale ; j’ai en Provence mon frère aîné qui se nomme Valcroissant. À ce mot, je me levai pour l’embrasser : je connaissais sa famille et son frère particulièrement. Lorsque je lui eus témoigné le plaisir que j’avais de le voir, il m’apprit qu’ayant eu une affaire en France dans son régiment, il avait été obligé de passer depuis quelques années en Espagne ; qu’il était capitaine dans les Gardes Valonnes ; qu’ainsi son exil de France avait été la cause de sa fortune.

Il me demanda ensuite quel sujet m’amenait à Barcelone ; je lui en dis la raison ; il la savait déjà ; il l’avait apprise à l’intendance : il ignorait seulement la condition de Sylvie ; et, comme il me questionnait beaucoup sur son compte, j’eus la faiblesse de faire la même faute qu’elle avait faite auprès de madame de Pedrajas : en un mot, je lui avouai qu’elle était comédienne. D’abord il en parut surpris ; mais, se contraignant ensuite, il me dit que l’amour égalait tous les états, et que pour lui il n’en serait pas moins porté à me faire plaisir. Je lui sus bon gré de ses offres, et je me livrai à lui dès ce moment. Dieu ! qu’il m’en a coûté cher, et que j’ai bien payé ma crédulité !

Il me pria pour le lendemain à dîner. Je ne pus le lui promettre, parce que j’allais régulièrement depuis une heure jusqu’à cinq chez Sylvie. Il me proposa de venir prendre du café sur les trois heures ; je crus que je ne pouvais sans impolitesse le lui refuser. Le lendemain donc je quittai Sylvie, deux heures plutôt qu’à mon ordinaire ; elle me demanda où j’allais. Je ne sais, me dit-elle, mais je sens un mouvement dont je ne suis pas la maîtresse ; j’ai un pressentiment que je ne vous verrai plus. Je traitai ce qu’elle me disait de faiblesse ; en effet je n’y voyais aucune apparence. Je me rendis chez Vaumale, qui m’attendait. Nous prîmes du café ; il affecta de ne me parler de rien. Comme j’allais sortir, il me dit : Où passez-vous vos avant-soupers ordinairement ? Je lui répondis que je n’avais encore aucune habitude, et que je me retirais de fort bonne heure dans mon couvent. Voulez-vous, me dit-il, que je vous mène dans une maison, où la maîtresse a deux jolies filles ? c’est la gouvernante de la citadelle. J’étais si éloigné d’avoir aucun soupçon sur son compte, que, s’il m’eût proposé d’aller par-tout ailleurs, je l’aurais suivi. Comme je n’avais jamais vu la citadelle, je l’acceptai avec plaisir. Nous nous mîmes en chemin, et, lorsque je fus arrivé entre le pont de l’avance et celui de la place, nous trouvâmes le gouverneur qui sortait. Vaumale fit arrêter son carrosse ; j’ai un mémoire, lui dit-il, à vous rendre de la part de monsieur le comte de Montemar ? il lui donna en même temps un papier. Le gouverneur, l’ayant lu lui dit, Qui faut-il arrêter ?

C’est monsieur, dit Vaumale en me montrant. Le gouverneur alors m’ordonna de rendre mon épée au sergent de garde, qu’il appela. Il m’eût été inutile de penser à me défendre ; j’étais enfermé dans la citadelle entré deux corps-de-garde je me contentai de dire à Vaumale : Monsieur, nous nous reverrons. Vous me saurez gré un jour de ce que je fais, me dit-il.

On me mena dans une tour qui faisait la plus belle prison du monde, s’il peut y en avoir de telles. J’y trouvai un jeune colonel italien, nommé le comte Baratieri, qui avait été arrêté pour une affaire qu’il avait eue. Il y avait le neveu d’un grand d’Espagne, et le fils du commissaire ordonnateur de la Catalogne ; ces deux-ci étaient pour un cas semblable au mien. Ces messieurs me reçurent fort poliment ; ils parlaient tous français ; je leur contai mes aventures ; ils en parurent d’autant plus touchés, que mon sort approchait infiniment du leur : on peut juger de ce qui se passait dans mon cœur. Deux jours s’écoulèrent sans que je pusse avoir aucune nouvelle de Sylvie ; il y avait ordre de ne laisser parler aucun des prisonniers de la tour à qui que ce soit.

Cependant Sylvie envoya aux Mathurins pour savoir de mes nouvelles ; on ne saurait exprimer quel lut son désespoir, lorsqu’on lui apprit qu’il y avait deux jours que je n’avais point paru. Elle crut d’abord qu’ennuyé des longueurs et des fatigues que nous essuyions, je l’avais abandonnée : mais ensuite faisant réflexion sur mon caractère et combien il était éloigné d’une pareille perfidie, elle comprit qu’il fallait que j’eusse été enlevé ou arrêté sans qu’on le sût.

Vaumale s’était bien gardé de le dire ; il avait joué un jeu à se faire une affaire fort sérieuse, comme je le dirai dans la suite. Il avoit dit au comte de Montemar qu’il me ferait embarquer sans qu’on le sût. Celui-ci, charmé à cause de l’aventure qui était arrivée à sa fille, de faire peine aux gens d’église, avait donné l’ordre pour m’arrêter, si on pouvait m’obliger par finesse à sortir de la ville, pour qu’on n’en sut rien. Le projet de Vaumale était de me remettre à un capitaine de vaisseau, qui aurait répondu de moi jusqu’en France ; il aurait réussi, si le ciel ne m’eût inspiré un heureux artifice. J’avais demandé la permission d’écrire à ces deux capitaines que j’avais rencontrés en entrant en Espagne ; on me la refusa constamment. Je voulus voir Vaumale ; on me dit qu’il était parti pour Girone. Je dis que je voulais me confesser, et qu’on me fît venir un prêtre. À ce mot de prêtre, la sentinelle s’inclina ; le sergent de garde à notre tour courut chez le commandant, et revint me dire qu’on allait m’amener un confesseur.

Une heure après quelle fut ma surprise lorsque je vis entrer mon chevalier de l’inquisition ! Quoi ! vous êtes ici, me dit-il, et c’est pour vous qu’on est venu me chercher ? ah ! je vous jure sur la croix que je porte que je vous tirerai d’ici ; je cours avertir monsieur le grand-vicaire et votre maîtresse de votre situation ; il y a deux jours que la pauvre fille n’a point pris de nourriture. Mon confesseur disparut à ces mots ; il revint deux heures après avec le promoteur d’officialité, qui m’arrêta dans la prison de la part de l’église, et ordonna au gouverneur d’avoir à me représenter toutes fois et quand elle me demanderait.

Dès ce moment, l’entrée de la tour fut permise à mes amis ; je reçus des lettres de Sylvie ; j’en avais souvent trois ou quatre par jour. Elle m’écrivait de me tranquilliser, et que, de la façon dont allaient nos affaires, nous en verrions bientôt la fin. Je demeurai deux mois dans ma tour, arrêté par le roi d’Espagne d’un côté, et par l’église de l’autre. Cependant mon départ avait fait un bruit infini en France ; on ignorait où j’étais allé ; mais les lettres qu’on avait écrites à Aix à l’official apprirent que j’étais en Espagne, et que je voulais épouser Sylvie.

Je ne saurais exprimer la colère de mon père ; il jura de m’exhéréder ; il demanda une lettre de cachet pour moi, s’il pouvait me faire revenir en France, et envoya à Barcelonne un de ses amis, nommé Crivelly, homme d’esprit et d’un excellent caractère, pour intervenir eu son nom. Il le chargea d’une procédure, qu’il fit faire par le juge criminel à Aix, où Sylvie était dépeinte comme la plus grande malheureuse du monde.

Dès que Crivelly fut arrivé, il vint me voir, et me montra l’information qu’on avait faite contre Sylvie. Elle me causa plus d’indignation que de colère ; cependant comme je craignais qu’elle ne prévînt l’évêque et le grand-vicaire, qui étaient les deux seules personnes maîtresses de mon sort, j’écrivis un mémoire de vingt feuilles en latin, que je leur envoyai. Crivelly y répondit assez bien ; mais, comme j’étais fondé et que j’avais pour moi tous les casuistes espagnols et le concile de Trente, il me fut aisé, dans une réponse de six feuilles, d’anéantir toutes ses objections#1.

Crivelly comprit bien qu’il fallait mettre en[9] œuvre autre chose que des argumens. Il venait me voir tous les jours ; il était infiniment poli, et, quoiqu’il fût mon plus grand adversaire, je ne pouvais m’empêcher de l’aimer ; je comparais ses manières avec celles de Vaumale, qui était un Provençal pétulant, et à qui j’avais été obligé d’interdire ma chambre, de peur de m’emporter à quelque violence. Je m’étais bien promis en sortant de prison d’avoir une affaire avec lui, et, lorsqu’il m’était venu voir, je ne m’étais contraint que pour être plus sûr de mon fait ; il n’osait pas même agir ouvertement, parce que Sylvie, qui s’était fait des amis dans le couvent, menaçait de le prendre à partie : ainsi Crivelly était le seul qui fût déclaré contre moi ; il me sonda plusieurs fois de toutes les manières imaginables ; mais il me trouva ferme dans mes sentimens, et il perdit ses peines à vouloir m’éloigner de Sylvie.

Il s’attacha à elle ; il lui demanda la permission de l’aller voir ; il se plaignait de la commission dont il était chargé. Enfin il sut plaire autant à la maîtresse qu’à l’amant. Quand il vit que Sylvie l’écoutait, il lui fit pressentir que, puisqu’elle m’aimait véritablement, elle devait’ne point me rendre malheureux ; que mon père lui donnerait de quoi s’établir ; que tôt ou tard reconnaissant la faute que j’avais faite, je la quitterais ; que le lendemain que nous serions mariés en Espagne, mon père ferait casser notre mariage en France. L’intendante que Crivelly avait mise dans son parti, tenait les mêmes discours.

J’étais destiné à être malheureux ; mon sort influa dans ce moment sur le caractère de Sylvie ; elle se démentit, et me sacrifia à 12,000 livres que mon père lui donna. Crivelly et l’intendante lui firent signer un écrit, par lequel elle se départait de tous ses droits et déclarait ne vouloir pas m’épouser, quand même je le voudrais ; elle rendit en conséquence les promesses et le dédit que je lui avais faits. Je ne pensais à rien moins qu’à cette rupture ; j’avais reçu la veille deux lettres de Sylvie : mon affaire prenait un fort bon train,

Qu’on juge quelle fut ma surprise, lorsque Crivelly me montra la déclaration de Sylvie et mes promesses ! je restai immobile ; il me fut impossible de dire un seul mot. Crivelly eut l’attention, pour ne point augmenter ma peine, de sortir, et il me laissa seul avec mon commissaire de l’inquisition, qui était aussi stupéfait que moi. Je le priai de vouloir se charger d’une lettre pour elle, et de m’en apporter la réponse. Il s’acquitta de la commission ; mais la lettre de Sylvie ne fit qu’augmenter mon désespoir ; elle est si profondément gravée dans mon cœur, que je n’en oublierai jamais les termes.

Je viens de vous rendre à votre famille ; partez, et oubliez-moi, si cela peut vous rendre heureux. Je vais faire des vœux, qui m’attacheront pour le reste de ma vie dans le couvent où je suis, et me punir d’avoir donné trop facilement dans des idées qui m’ont plongée dans les plus grands malheurs. Adieu ; ne m’écrivez plus car je ne vous ferais point de réponse.

La lecture de cette lettre me rendit comme insensible pour un instant ; ensuite, revenant à moi-même, je compris que mes maux étaient de ceux que la mort seule peut finir. L’unique chose qui m’embarrassait était d’avoir du poison ; le désespoir m’en fit trouver. Je pilai du verre que je mêlai avec du tabac d’Espagne excessivement fort ; j’en composai dix ou douze paquets, et, lorsque je les eus préparés, j’écrivis cette lettre à Sylvie.

Je vais mourir, cruelle, et c’est vous qui conduisez les coups qui me font descendre dans le tombeau ; je vous pardonne de m’avoir rendu malheureux ; mais je ne puis souffrir que vous m’accusiez d’être cause de vos infortunes. Au moment que vous lisez cette lettre, je ne vis plus ; oubliez mon trépas, si cela peut bannir votre infidélité de votre mémoire.

J’envoyai cette lettre à Sylvie par celui qui nous apportait à manger, et, comme nous allions nous mettre à table et que nous étions tous enfermés dans la même chambre, je pris les balotes de poison que j’avais, et, à la première cuiller de soupe que j’avalai, j’en glissai une. À la seconde que je voulus prendre, le tabac d’Espagne s’étant fondu dans ma bouche, je devins violet ; dans le moment, le comte Baratieri, qui s’en aperçut, se doutant de quelque chose, se jeta sur moi ; on me trouva le reste du poison sous ma serviette. On me fit avaler de l’huile malgré mes efforts, ce qui m’ayant fait vomir empêcha que le verre pilé ne passât dans les intestins. J’en ai pourtant été incommodé fort long-temps de la poitrine et de l’estomac. Quand on m’eut enlevé le moyen de cesser de vivre, je n’eus plus d’autre recours qu’aux larmes ; je formai la résolution de me laisser mourir de faim.

Cependant le ciel m’avait destiné à de plus grands malheurs. Sylvie avait reçu ma lettre ; à peine l’eut-elle lue qu’elle troubla tout le couvent par ses pleurs. Crivelly apprit jusqu’où j’avais poussé ma rage ; il vint me voir, et me dit tout ce qu’il put s’imaginer. Je ne lui répondis jamais un seul mot. Il lut dans mes regards que j’avais peu de part à la vie ; il courut chez Sylvie ; elle était persuadée que je ne vivais plus. Il la dissuada, et lui apprit qu’on m’avait sauvé ; cette nouvelle la rassura un peu. Crivelly lui dit de m’écrire, pour m’empêcher de me porter à des extrémités si funestes ; c’était bien son dessein, sans qu’il le lui conseillât ; elle m’envoya cette lettre.

Vivez, mon, cher Marquis ou je vous suivrai au tombeau, : votre dernière marque d’amour me fait voir combien vous méritez d’être aimé. Je vais me servir de l’argent que votre père m’a donné, pour vivre seule dans une maison de campagne, en attendant que vous trouviez le secret de venir me joindre. Retournez en France, puisqu’il le faut ; mais revenez le plutôt que vous pourrez ; vous me trouverez toujours fidelle ; je vous le jure par votre amour qui m’est plus cher que la lumière des cieux.

Qu’on est faible, quand on est amoureux ! Cette lettre remit le calme dans mon ame j’en reçus encore plusieurs autres pendant deux jours que je restai à Barcelonne ; enfin je partis avec une escorte de vingt-cinq maîtres[10], qui avait ordre de me remettre entre les mains du gouverneur de la première ville française. En vain je demandai à voir Sylvie avant mon départ. Crivelly me dit qu’il avait des défenses expresses de mon père ; je m’en consolai dans l’espérance que j’avais de la rejoindre bientôt : je la laissais avec de l’argent dans un pays ou elle n’avait rien à craindre de mes parens ; hors la peine que j’avais d’être éloigné d’elle, mon cœur était assez tranquille. Lorsque je fus arrivé à Bellegarde, monsieur le comte de Pertuis m’envoya avec vingt grenadiers jusqu’à Perpignan.

M.  d’Andresel, qui était pour lors intendant du Roussillon, et qui fut peu après ambassadeur à Constantinople, m’envoya son carrosse à la porte de la ville ; nous nous y mîmes Crivelly et moi, et allâmes descendre chez lui ; il me dit qu’il était au désespoir que le roi lui eût envoyé une lettre de cachet pour me faire mettre dans la citadelle de Perpignan ; qu’il espérait que ce serait pour peu de temps ; qu’il voulait me conduire lui-même à M. de Montmejan, qui en était le gouverneur. Il vint effectivement avec moi, et me présenta. Le commandant me fit mille politesses ; il me retint à dîner avec M.  d’Andresel, pria les officiers de la garnison de vouloir me recevoir à leur auberge, et me donna la citadelle pour prison, quoique la lettre de cachet portât un ordre de me renfermer.

Crivelly partit lorsqu’il m’eut établi dans mon nouveau domicile ; je n’y fus pas longtemps sans avoir des nouvelles de Sylvie. Je reçus plusieurs lettres de différentes personnes ; il m’en vint une entre autres du comte Baratieri, qui était sorti de prison, et qui me marquait qu’on parlait fort du mariage de Sylvie, que c’était l’intendante qui le faisait. Je traitai ces nouvelles de ridicules ; je pensais que Sylvie faisait courir ces bruits pour faire croire qu’elle ne pensait plus à moi, lorsqu’on me manda qu’elle était mariée. J’eus beau lui écrire ; je n’en reçus plus aucune nouvelle. Je m’adressai à mon commissaire de l’inquisition ; il me marqua qu’il était vrai qu’elle avait épousé un nommé Larcher, et que c’était madame de Pedrajas qui avait fait ce mariage. Je crus pour lors que Sylvie avait tenu une conduite indigne d’une femme d’honneur : et qui ne l’aurait pas cru comme moi ? il n’en était rien, comme je l’ai appris dans la suite.

Cependant piqué au vif contre elle, je résolus de l’oublier et de finir mon esclavage qui durait depuis six mois. Je m’adressai à M.  d’Andresel, qui venait d’être nommé ambassadeur à la Porte. Je lui proposai de l’accompagner ; il l’accepta avec plaisir. Il écrivit à ma famille, et moi de mon côté je m’adressai au marquis de Chateaurenard, pour parler à mon père, qui était son ami depuis longtemps, et qui avait beaucoup de confiance en lui ; je lui avais en mon particulier des obligations, qui seront éternellement gravées dans mon cœur ; il m’avait soutenu contre les premiers mouvemens de ma famille, et il l’avait empêchée de se porter à de plus grandes extrémités. Comme il était reconnu pour un homme plein d’honneur, il s’était acquis le droit de dire ce qu’il pensait, et il soutenait ce caractère de sincérité par une naissance illustre et par beaucoup de biens. Il me fit réponse qu’il avait obtenu ce que je demandais, et que je partirais avec les fils de M.  d’Andresel, qui venaient attendre leur père à Toulon où je trouverais un équipage, dont j’aurais lieu d’être content. Je reçus quelques jours après le rappel de ma lettre de cachet, et fis le voyage de Perpignan à Aix avec le jeune marquis d’Andresel et son frère.

Lorsque nous arrivâmes en Provence, ils allèrent chez mon père ; je ne les accompagnai point, et je ne vis personne de ma famille qu’un frère, que j’aimais autant que Sylvie[11]. Il venait de justifier, tout jeune qu’il était, combien il méritait ma tendresse. Mon père lui ayant offert, s’il voulait quitter la croix de Malte, de le faire l’aîné, il l’avait refusé constamment. Son amitié pour moi ne s’est jamais démentie, et, dans les malheurs qui me sont arrivés, elle a été la seule chose qui m’ait apporté quelque consolation ; il m’apprit que ma mère aurait fort souhaité de me voir, mais que mon père s’y était fortement opposé ; elle avait alors une tendresse infinie pour moi ; elle n’avait pas peu, contribué à faire consentir mon père à la révocation de ma lettre de cachet : bien plus, comme il se plaignait beaucoup de la dépense que je lui avais causée, ma mère lui offrit de vendre ses diamans. Son amitié pour moi a bien changé dans la suite ; il semble que c’est mon destin d’être rendu malheureux par les personnes qui m’ont le plus aimé.

Après avoir pris congé de mon frère, je partis pour Toulon ; mon père y vint quelques jours après. Monsieur l’ambassadeur me mena chez lui ; il me parla assez doucement, me représenta le tort que je m’étais fait dans le monde, et finit par me dire qu’il souhaitait que ma conduite fit oublier au public ma sottise autant qu’il l’avait déjà oubliée. Je ne m’attendais pas à une réprimande aussi modeste. Quoique je sente qu’il avait le cœur fort bon, comme je ne suis pas celui de ses enfans qu’il a le plus aimé, je ne pensais pas en être quitte à si bon marché. À ce qu’il me disait, je n’avais rien à répondre ; aussi ne parlai-je point. Le marquis de Chateaurenard qui se trouvait présent à ce raccommodement, changea de discours ; il ne fut plus question de rien. Trois ou quatre jours après, nous mîmes à la voile pour Alger, où nous devions passer avant d’aller à Constantinople, l’ambassadeur ayant été chargé de négociations particulières pour les deys d’Alger, Tunis et Tripoli[12].

  1. Voyez la notice hisrorique qui précède.
  2. La peste, dont parle le marquis d’Argens, est celle de Marseille qui arriva, en 1720, par la négligence des officiers ou conservateurs de la santé. Elle se répandit dans toute la Provence et y causa des ravages affreux ; la mortalité fit des progrés rapides : quoique Marseille ait été vingt fois, depuis Jules César, attaquée de la peste, jamais elle n’eut d’effets aussi terribles que cette année. Ajoutez que c’était l’époque où la culbute de Lass avait jeté le désordre dans l’admmistration, et que l’on ne put faire passer que trop tard les secours nécessaires à Marseille. La contagion cessa au mois du juin 1721 ; elle durait depuis celui d’octobre précèdent.
  3. Le marquis d’entrecasteaux était officier de marine, il s’est distingué dans ce service ; il a fait plusieurs voyages dans le Nord, dont les relations sont estimées ; il eut dans un âge très-avancé le commandement de deux frégates, la Recherche et l’Espérance, pour aller à la recherche de M.  de la Peyrouse ; il est mort à la mer dans cette expédition en 1793. Nous ne connaissons pas le comte de Limaille dont parle le marquis d’Argens.
  4. C’est de la banque de Lass qu’il est question ici ; elle fut établie à Paris en 1717 sous la régence du duc d’Orléans, pour faciliter le paiement des dettes de l’état et les opérations de finances : les actions de cette banque eurent d’abord la plus grande valeur ; elles rapportaient vingt et trente pour cent ; mais le nombre de ces actions et des billets au porteur avec lesquels la banque payait s’étant multiplié extrêmement, le discrédit commença à se faire sentir ; bientôt les porteurs de billets voulurent les réaliser ; mais les fonds de la banque ne pouvant pas y suffire, elle fit banqueroute, et les actions perdirent dans le moment même toute leur valeur. Cette banqueroute arriva en 1720 ; l’on avait autorisé les remboursemens de rentes et dettes avec des billets et actions de la banque, quelque temps avant leur chute, afin de les soutenir ; mais cette mesure ne les empêcha pas de tomber, et ceux qui avaient été ainsi remboursés perdirent tout, comme nous l’avons vu depuis par les assignats et les mandats.
  5. Cette pièce est de Hauteroche ; elle fut donnée pour la première fois au théâtre français, en 1673. C’est dans cette pièce que le célèbre Poisson Raimond perFectionna le rôle de Crispin que l’on joue encore d’après le modèle qu’il en a donné. Il était attaché à la maison de M.  le maréchal de Créqui ; mais son goût pour la comédie fut si violent, que sans considérer les avantages que son protecteur aurait pu lui faire, il le quitta pour aller jouer la comédie en campagne. Son talent supérieur pour les rôles comiques, et sur-tout pour celui de Crispin qu’il imagina et qu’il adopta, soutenu d’un esprit agréable et rempli de saillies, le firent connaître de toute la cour. Il est mort en 1690. Quelques-um ont dit qu’il portait des bottines à cause qu’il avait la jambe tres-menue ; mais il y a plus apparence de croire qu’il paraissait en bottines sur le théâtre, parce que dans sa jeunesse, les rues de Paris, dont à peine la moitié était pavée et fort mal propres, obligeaient les gens de pied de se mettre en bottines pour faire leurs courses. Les acteurs qui depuis ont représenté les rôles de Crispin, ont conservé cette chaussure.
  6. Festin de Pierres, comédie de Molière, mise en vers par Thomas Corneille, jouée pour la première fois em 1677.
  7. Mademoiselle Sallé était une excellente danseuse de l’Opéra. Elle alla en Angleterre en 1741 ; elle fut, à son retour, reçue pensionnaire du roi, pour les ballets. Elle mérita par son talent et par ses mœurs, disent les Anecdotes dramatiques, les applaudissemens et l’estime du public qui l’avait vue autrefois à l’Opéra-Comique. On fit ces vers sur elle.

    De son art enchanteur tout reconnut les lois.
    Dans Londres, dans Paris tout vola sur ses traces ;
    Elle fut sans égale, et parut à la fois
    Élève des vertus et rivale des Grâces.

    Voici d’autres vers composés par Voltaire.

    De tous les cœurs et du sien la maîtresse,
    Elle alluma des feux qui lui sont inconnus ;
    De Diane c’est la prêtresse,
    Dansant sous les traits de Vénus.

    L’honnêteté de cette actrice ne fut cependant pas également crue de tout le monde, et il courut, dans le temps ; des vers qui attaquaient ses mœurs les plus secrètes.

    Sur la Sallé la critique est perplexe :
    L’un va disant qu’elle a fait maints heureux ;
    L’autre répond qu’elle en veut à son sexe ;
    Un tiers prétend qu’elle en veut à tous deux ;
    Mais c’est a tort que chacun la dégrade ;
    De sa vertu, pour moi, je suis certain.
    Resnel soutient pourtant qu’elle est tribade,
    Et la Groguet qu’elle est une p…

    Mademoiselle Thomassin était fille de Vincentini Thomassin, de Venise, excellent Arlequin du théâtre italien, mort à Paris en 1739 ; elle épousa un acteur du même théâtre, nommé de Hesse. Elle jouait peu, et passait pour avoir des mœurs. C’était d’ailleurs une belle personne.

  8. C’est une vitle et port de la côte orientale d’Espagne, sur la Méditerranée, distinguée par le grand commerce qui s’y fait.
  9. Suivant le concile de Trente, les mariages sont valides par la simple bénédiction nuptiale et le consentement des époux ; il n’exige point celui des parens, comme condition essentielle ; et l’on ne peut refuser le sacrement à ceux qui le demandent, avec les conditions exigées par les lois de l’église. Dans les pays où le concile de Trente a été reçu purement et simplement, cette liberté de mariage s’est soutenue, et l’on ne voit pas qu’elle y ait produit de mal réel.
  10. C’est-à-dire de vingt-cinq hommes à cheval, faisant partie d’un corps de cavalerie plus considérable.
  11. Le marquis d’Argens avait deux frères chevaliers de Malte de la langue de Provence ; savoir, Sextius Luc de Boyer d’Argens, né le 21 juin 1710, et reçu chevalier le 27 août 1723, et Luc Boyer d’Argens, né le 13 février 1713, reçu le 26 mai 1735. C’est du premier que parlent les Mémoires. Le marquis d’Argens l’a toujours aimé, et c’est à lui qu’il dédia sa Philosophie du Bon-Sens.
  12. Il faut distinguer dans le langage des Turcs, les beys des deys. Dey est le titre du prince souverain d’un des états barbaresques, sous la protection du Grand Seigneur. Jusqu’au commencement du dix-septième siècle, le royaume d’Alger a été gouverné, par un pacha, au nom du Grand-Seigneur ; mais a cette époque, la milice turque, mécontente de cette espèce de gouvernement, obtint de la Porte le droit d’élire parmi les troupes, un homme capable de le gouverner sous le nom de dey. Cet ordre de choses dura jusqu’en 1710, qu’Aly-Bacba ayant fait des représentations à la Porte, sur la mésintelligence qui régnait entre les deys et les pachas, obtint que les premiers seraient revêtus de la dignité de pacha. Depuis ce temps, le dey d’Alger sa regarde comme souverain et allié du Grand-Seigneur. Il y a aussi un dey à Tunis, ainsi qu’à Tripoli. – Bey, signifie seigneur : l’on donne ce nom au chef-commandant un certain nombre de spahis ou cavaliers entretenus dans une province ou dans une ville. Les beys, à la faveur de leur commandement, se sont emparé de l’autorité dans plusieurs villes et gouvernement où ils ont été établis.