Mémoires du marquis d’Argens/Mémoires/Livre II

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LIVRE SECOND.



L’escadre qui portait l’ambassadeur était composée de quatre vaisseaux, le Solide, de soixante-douze pièces de canon, le Toulouse, de soixante-seize, et deux frégates, de cinquante, appelées la Loire et la Vestale. Ces quatre vaisseaux devaient suivre l’ambassadeur jusqu’en Candie. M. de Grandpré, qui commandait l’escadre, et qui montait le Toulouse, devait aller en Égypte avec la Vestale, et M. de Beaucaire, qui montait le Solide, y devait mener l’ambassadeur jusqu’à Constantinople, ayant la Loire pour conserve. Comme les négociations dont M. d’Andresel était chargé tendaient ou à renouveler l’alliance, ou à déclarer la guerre, la France avait voulu faire paraître quatre vaisseaux de guerre sur ces côtes, pour en imposer davantage.

Après deux jours de navigation fort heureuse, le vent grossissant excessivement, nous fûmes obligés de mouiller aux Fromentières. Les îles qui portent ce nom sont à quelques lieues de celles de Minorque et de Majorque ; elles ont été fort peuplées ; mais Barberousse, en revenant de France avec la flotte turque, en fit les habitans esclaves, et les vendit à Constantinople[1]. Il n’y a plus aucune habitation ; on y peut faire commodément de l’eau et du bois. Comme nous restâmes près de huit jours pour attendre le vent, je proposai au chevalier de Clairac, capitaine dans le régiment de la marine, et ingénieur en chef actuellement, avec qui j’avais fait connaissance, d’aller voir l’ile d’Yviça, qui n’est qu’à trois lieues des Fromentiêres[2]. Clairac y consentit, et ce fut dans ce petit voyage que nous liâmes une amitié qui ne finira sans doute qu’avec la vie. Il allait à Constantinople par curiosité ; sachant parfaitement les mathématiques, il avait cru pouvoir faire quelque nouvelle découverte. L’ambassadeur, dont il était connu depuis long-temps, l’estimait infiniment : aussi le méritait-il. Quoiqu’il n’eût pour lors que vingt-cinq ans, il y avait peu d’hommes en France qui joignissent tant de science et d’esprit à tant de jugement et de probité.

Yviça est une île de la Méditerranée, appartenante au roi d’Espagne. Il y a une ville assez grande, mais mal bâtie, pleine de couvens des deux sexes, ainsi que de toutes celles qui sont sous la domination des Espagnols. Nous allâmes saluer le commandant ; il se tient dans le château, situé sur une hauteur qui défend la ville et l’entrée du port. Ce gouverneur se nommait Dupuis, et sortait des gardes Valonnes[3]. Il nous retint malgré nous un jour entier ; nous le menâmes à nos vaisseaux, où il salua l’ambassadeur ; il y fut magnifiquement régalé par M. de Beaucaire, qui commandait le vaisseau où était son excellence. Cet officier trouva le secret de manger dans ce passage plus de vingt mille écus au-delà de ce qu’il recevait du roi ; il était coutumier du fait ; il n’avait jamais commandé de vaisseaux, qu’il n’eût perdu où les autres gagnent. Il a été fait officier-général depuis peu de temps, avec l’approbation générale du corps de la marine.

Le vent ayant changé, nous arrivâmes, en trente-huit heures, devant Alger[4]. La ville salua nos vaisseaux de vingt-un coups de canon, que nous rendîmes coup pour coup. Une heure après que nous eûmes mouillé, le consul de France vint à notre bord voir l’ambassadeur ; ils eurent une conférence particulière.

Une escadre hollandaise de cinq vaisseaux de guerre, que nous avions trouvée devant Alger, fit le principal sujet de leur entretien ; elle inquiétait infiniment M. d’Andresel ; il avait des ordres exprès de la cour de ne descendre à terre que lorsqu’il aurait parole qù’on signerait le renouvellement de la paix. Les Hollandais, las d’avoir la guerre avec eux, étaient pour traiter d’un accommodement ; cette circonstance rendait notre négociation beaucoup plus difficile. Les Algériens ne vivent que de pirateries ; il fallait nécessairement que s’ils faisaient la paix avec les Hollandais, ils rompissent avec nous. Nous restâmes deux jours sans qu’il nous tût permis dé débarquer. Le troisième, le consul, suivi du kiaia, ou ministre du dey, vint visiter l’ambassadeur, et lui déclarer de la part de son maître que le divan avait résolu de donner toute sorte de satisfaction à la France, et de renouveler la paix.

Depuis ce jour la négociation des Hollandais alla de mal en pis. Ils en attribuèrent la cause au manque d’interprète ; celui dont ils se servaient, étant esclave du dey, ne lui osait pas rendre dans les termes précis ce qu’ils disaient et ils prièrent M. d’Andresel de vouloir bien leur prêter le sien. Ils furent obligés de mettre à la voile quelques jours après, aussi fâchés de notre arrivée que nous l’avions été de les rencontrer.

Alger est une ville bâtie en amphithéâtre, dons les rues sont étroites et malpropres, les maisons hautes, peu riantes, la plupart sans fenêtres du côté des rues ; les bâtimens sont tous couverts de terrasses, où les femmes vont se promener lorsque la chaleur du soleil est finie ; elles sont un peu plus libres en Afrique qu’en Asie et à Constantinople. Il y a des intrigues à Alger, mais il est dangereux d’en avoir ; les femmes n’y sont servies que par des esclaves chrétiens ; elles les voient même avec plus de liberté que les naturels du pays, et de là viennent bien des passions, qui finissent ordinairement par d’étranges catastrophes.

Lorsqu’un chrétien est surpris avec une turque, il faut qu’il se fasse mahométan ou qu’il soit empalé. Quoique le cas arrive assez souvent, on voit néanmoins peu de martyrs à Alger : si c’est un esclave, on se contente de lui donner deux ou trois cents coups de bâton sur la plante des pieds. L’intérêt personnel des Turcs a fait mettre cette différence entre l’esclave et celui qui est libre ; quant à la fille, avec lequel des deux qu’elle soit surprise, elle est jetée dans la mer, la tête liée dans un sac, si son amant persiste dans le christianisme. Le consul nous assura qu’on en avait noyé une âgée de quinze ans, deux jours avant notre arrivée ; on l’avait surprise avec un esclave maltois, qui avait essuyé quatre cents coups de bâton sur la plante des pieds, sans avoir été ébranlé. Il faut avouer que la grâce fait quelquefois des martyrs et des confesseurs par des moyens bien scabreux.

Les femmes des seigneurs ne peuvent pas ayoir des intrigues aussi facilement, parce qu’elles sont gardées par des eunuques ; mais il en est très-peu à Alger qui soient dans le cas : ces sortes d’esclaves coûtent infiniment, et, n’étant propres à aucun travail, peu de ces pirates sont en état d’en avoir ; je doute qu’il y ait à Alger quinze particuliers qui en aient.

La république n’a qu’un seul vaisseau à elle ; tous les autres son à des particuliers ; et quand elle en a besoin, elle est maîtresse de s’en servir, soit pour son usage, soit pour grossir la flotie du Grand-Seigneur, à qui ils sont obligés de fournir un nombre de vaisseaux lorsqu’il est en guerre : c’est là le seul tribut qu’ils donnent à la Porte[5].

Quant au reste de leur gouvernement, ils le conduisent eux-mêmes ; ils sont les maîtres d’élire leur dey et de le déposer ; ils n’usent que trop de ce privilège ; peu de deys règnent long-temps paisiblement. On nous montra le tombeau de sept deys, qui avaient été élus et massacrés tous sept dans le même jour : il fallait que le huitième fut bien hardi pour accepter la couronne.

C’est le divan général qui règle les affaires qui regardent l’état. Ce conseil est composé des principaux de la ville ; le dey y préside : ce sont leurs états-généraux. Il y a un autre tribunal pour les affaires des particuliers, qui revient à peu près à nos bailliages : leur justice est assez bonne et, excessivement briève.

Le jour de l’audience de l’ambassadeur étant fixé, il descendit à terre au bruit de toute l’artillerie de l’escadre. Deux des premiers de la république vinrent le recevoir sur le rivage à l’entrée du port. Il alla d’abord chez le çonsul, où il se reposa quelque temps, et de là il partit à pied pour se rendre au palais du dey, accompagné de tous les officiers de l’escadre, et précédé de sa maison. Le dey le reçu dans l’appartement le plus superbe de son palais ; c’était une espèce de galerie, dont les murailles étaient reblanchies et entouré de quelques sophas à la turque assez mauvais. Il avait autour de lui deux ou trois turcs, quelques esclaves chrétiens, et deux mousses hollondais, qui lui servaient de pages.

L’ambassadeur s’assit dans un siège pareil au sien vis-à-vis de lui. Il lui parla la tête couverte et en français ; la cérémonie fut faite dans un instant ; on mous apporta du café et des pipes. Le dey parla alors en italien avec l’ambassadeur, et pous restâmes une demi-heure avant que M. d’Andresel prit congé de lui. Au sortir de l’audience, l’ambassadeur retourna chez le consul, où il dina, et l’après-dîner il se rembarqua pour retourner à nos vaisseaux.

Mes malheurs et l’amour semblaient vouloir me donner le temps de respirer. Je sentais renaître au fond de mon cœur cette liberté après laquelle j’avais fort soupiré ; l’image de Sylvie se présentait quelquefois à mon esprit, mais je tâchais de l’en éloigner. J’avais repris une partie de ma gaîté, et, malgré les maux que l’amour m’avait causés ; je ne pouvais haïr les femmes ; cette passion, qui m’avait déjà fait essuyer tant de peines, pensa me coûter cher à Alger.

L’abbé de Biron[6], fils du duc de Biron, s’était embarqué avec nous, pour aller voir sa sœur, madame de Bonnac[7], qui était à Constantinople avec son mari, a qui M. d’Andresel devait succéder. Il était aimable, vif, ayant beaucoup de génie. Je m’étais fait un plaisir de cultiver son amitié. Comme je ne le quittais guères, ayant passé une après-dînée sans le voir, je demandai à Clairac s’il ne savait point où il était. Il est sur la terasse, me dit-il ; il y lorgne, tant qu’il peut, toutes les femmes qui sont sur les autres. Allons, lui dis-je, en faire autant que lui. Nous montâmes au haut de la maison, et nous y trouvâmes effectivement l’abbé de Biron. Vous venez un peu tard, nous dit-il ; il y avait sur la terrasse attenante, une des plus jolies filles du monde ; j’ai eu une conversation d’une demi-heure avec elle par des signes.

Dans le temps qu’il nous parloit, elle reparut. Ah ! la voilà, dit l’abbé ; voyez si je vous mens. Il avait raison ; j’avais peu vu de personnes aussi jolies. Je la saluai à la turque ; elle me rendit le salut. Clairac, l’abbé de Biron et moi, nous nous mîmes tous trois à gesticuler. Elle en faisait autant de son côté.

Nous aurions bien pu lui parler, car nos terrasses se touchant, et celle où nous étions étant beaucoup plus haute que la sienne, on ne pouvait pas la découvrir ; mais nous craignions qu’on ne nous entendit et qu’il ne nous arrivât quelqu’une de ces avanies, qui sont assez communes dans ce pays-là.

Cependant l’occasion ne me paraissait point aussi périlleuse que Clairac et l’abbé de Biron le pensaient ; je leur dis que j’étais résolu de sauter dans la terrasse de la belle Turque. Êtes-vous fou, me dit l’abbé de Biron ? ou bien êtes-vous las de vivre ? Non, dit Clérac, qui crut que je plaisantais ; il veut trouver un honnête prétexte pour se faire turc. Il en sera tout ce que vous voudrez, lui dis-je, mais je vais descendre dans le moment. L’abbé de Biron et Clairac, voyant que je parlais sérieusement, firent ce qu’ils purent pour me dissuader, et ils n’avancèrent rien. Soit, dit Clairac ; laissons-le donc seul, c’est son affaire, je le répète. Il n’y avait pourtant pas autant de risque qu’ils se le figuraient. D’abord que j’étais dans la terrasse, je ne pouvais plus être vû, parce qu’elle était entourée de hautes murailles, et que les autres maisons, excepté celle du consul, étaient plus basses. Le seul danger que je courais, était d’être aperçu en montant ou en descendant la muraille, qui pouvait bien avoir six pieds d’élévation. Le soleil était encore fort haut, et pendant la chaleur, il est rare que les Turcs montent sur leurs terrasses.

Ces raisons me paraissant excellentes, à peine l’abbé de Biron et Clairac m’eurent-ils quitté que, sans consulter ma belle Algérienne, je sautai le long de la muraille dans sa maison. Elle fut si étonnée de me voir faire un coup si hardi, qu’elle ne sut que dire. Je savais comment on faisait l’amour à la turque : je lui pris la main, je la lui baisai, elle ne s’en défendit pas, et après une conversation d’un quart d’heure, où nous ne nous entendions guère l’un l’autre, je me mis dans le cas, ou d’être Turc, ou d’être empalé.

Je trouvai ma nouvelle conquête si belle, que je résolus, au risque de tout ce qui pourrait en arriver, de la revoir tous les jours jusqu’au départ des vaisseaux. Je le lui fis comprendre en langue franque, que je parlais un peu, et lorsque je voyais qu’elle avait peine a concevoir, j’avais recours aux signes. Comme le jour baissait extrêmement, elle me dit de me retirer et de venir sur la terrasse le lendemain à la même heure que j’y étais venu.

L’abbé de Biron et Clairac ne me voyant plus, crurent qu’il m’était arrivé quelque accident ; ils revinrent sur la terrasse dans le moment que je grimpais sur la muraille pour y monter. Ils ne pouvaient revenir de leur étonnement, et, s’ils ne l’avaient vu eux-mêmes, ils auraient en peine à le croire. Je leur contai mon aventure et ne pus leur cacher la résolution que j’avais prise d’y retourner. L’abbé de Biron, qui vit combien je risquais, en avertit l’ambassadeur, et je reçus de lui le soir un billet, par lequel il me priait de l’aller joindre. Dès que je fus arrivé au vaisseau, il m’ordonna poliment de ne plus sortir tant que nous serions à Alger. Je vis bien qu’il savait de quoi il était question, et l’abbé de Biron m’avoua que c’était lui qui m’avait fait arrêter. J’eus peu de temps à regretter ma maîtresse. Nous partîmes deux jours après pour Tunis, où nous arrivâmes dans une semaine.

Nous mouillâmes à la rade, auprès du cap de Carthage, à la portée du canon des forts de la Goulette, qui sont assez mauvais. On les a bâtis à l’embouchure d’un petit canal large de trente à quarante pieds, et long de cinq cents toises, qui joint un lac de deux ou trois lieues de circuit avec la mer. Tunis est bâtie à cinq cents pas de ce lac dans les terres, et à trois ou quatre lieues de la mer ce qui l’a toujours mise à couvert des bombardement.

C’est une ville plutôt marchande que corsaire. Ses habitans n’ont que de petits bâtimens qui arment et désarment à Porto-Farine, port de mer à dix lieues de Tunis. Il y a à Tunis un dey comme à Alger ; mais il n’à aucune autorité effective, quoiqu’il ait tous les honneurs de la royauté. C’est le bey qui est le maître absolu et le chef de l’état. Anciennement les beys n’étaient que commandans des troupes ; peu à peu ils ont dépouillé les deys de toute leur autorité et se la sont appropriée. C’est le bey qui décide de la paix et de la guerre, qui reçoit les ambassadeurs, qui préside au divan[8].

On nous reçut à Tunis avec les mêmes cérémonies qu’à Alger. Le palais du bey est infiniment plus beau que celui du roi d’Alger ;. on y voit des appartemens fort bien meublés ; la cour est pavée de carreaux de marbre blanc et bleu, et entourée de quatre corps-de-logis ; ce sont des pavillons à la turque, bâtis en demi croix. La maison est bien mieux composée et a un air bien plus noble que celle du dey d’Alger. Nous terminâmes aisément les affaires que nous avions avec les Tunisiens, parce qu’outre qu’elles n’étaient pas de conséquence, ils nous accordèrent tout ce que nous leur demandâmes ; mais nous fûmes obligés de rester mouillés près de trois semaines pour attendre un vent favorable.

Je logeais chez le consul de notre nation, nommé Bignon, qui était de chez moi et ami de ma famille, nous ne nous quittions jamais. Clairac et moi logions toujours ensemble.

L’aventure d’Alger m’avait mis en goût de chercher fortune ; je le pressais sans cesse de se joindre à moi, pour trouver quelque chose qui pût nous amuser. L’occasion ne tarda pas à se présenter.

Le chevalier de Cougoulin, officier de vaisseau, connu dans le monde par plusieurs pièces de vers de sa façon, qui ont été parfaitement bien reçues, s’était mis dans notre société ; il aimait infiniment le plaisir. Le hasard lui avait procuré la connaissance d’un juif nommé Moïse ; ils étaient venus à parler des femmes du pays. Le juif s’était offert, pour une légère récompense, de lui faire voir deux filles juives ou turques, entre lesquelles il pourrait choisir ; et Cougoulin avait accepté le parti pour lui et pour deux de ses amis ; il savait bien que nous ne le démentirions pas.

Il fut résolu que nous irions le lendemain à une lieue de la ville dans un jardin qui appartenait à Moïse, et qu’il nous y ferait venir deux juives et deux turques. Pour faire la partie égale, nous menâmes avec nous un jeune garde-marine, appelé Virville, fils du commandant du château de Dijon. Nous partîmes de chez le consul sur les six heures du matin, sous le prétexte d’aller visiter des ruines antiques, qui sont autour de Tunis. À la porte de la ville, nous trouvâmes des chevaux que notre Mercure avait eu soin de nous faire préparer. En moins d’une heure nous arrivâmes à la maison de campagne.

Nos princesses n’y étaient point encore, et pour dissiper l’ennui que nous causait leur absence, nous nous mimes à déjeûner et à boire d’un excellent vin dont nous avions apporté plusieurs bouteilles avec nous.

Il est difficile à quatre Français d’être à table sans que les voisins s’en aperçoivent. Le vin nous inspirant de la gaîté, nous chantions à pleine tête. Un seigneur du pays, premier kiaia du bey, renégat vénitien, dont le jardin était auprès du nôtre, ayant entendu le tapage que nous faisions, demanda d’où venait ce bruit : on lui dit que c’étaient des officiers francais de la suite de l’ambassadeur qui étaient dans le jardin d’un juif. Il eut la curiosité de nous voir ; il nous envoya prier par deux de ses gens de vouloir bien lui faire l’honneur d’aller chez lui ; et, quoiqu’il y eût à peine cent pas d’une maison à l’autre, on nous amena des chevaux de main, dont nous ne fîmes aucun usage. C’est là mode dans ce pays-là d’en agir ainsi avec les personnes qu’on veut traiter avec distinction.

La politesse du renégat ne nous fit point plaisir. Nous attendions nos dames et nous craignions que, ne nous trouvant point au rendez-vous, elles ne retournassent à Tunis. Nous ne pouvions cependant refuser au Turc ce qu’il nous demandait. Notre juif nous assura que nous ne devions pas craindre que les filles s’en allassent et qu’il les retiendrait tant que durerait notre visite. Comptant sur sa parole et plus encore sur la précaution que nous avions eue de ne le point payer d’avance ; nous allâmes chez le renégat vénitien.

Il était parfaitement bien logé. Il nous fit apporter du café et des pipes. Comme nous parlions italien, Clairac et moi, assez passablement, nous fûmes d’abord les meilleurs amis du monde. Nous lui dîmes que nous avions de fort bon vin avec nous. Il ne refusa point d’en boire. Nous en vidâmes plusieurs bouteilles.

Lorsque nous fûmes un peu échauffés, nous nous mîmes à parler de religion. Cougoulin soutenait fermement que Mahomet était un fort grand homme et qu’il ne doutait pas que les Turcs ne fussent sauvés. Clairac voulait même qu’on fit son salut dans cette religion plus aisément que dans la chrétienne ; avant la fin du repas, le renégat se trouva le plus mauvais musulman.

Aussi n’avait-il pas embrassé cette religion, après l’avoir examinée. Ayant été fait esclave et étant devenu amoureux de la fille de son patron, il avait su lui plaire, il s’était fait turc et l’avait épousée. Son maître lui ayant donné la liberté, il avait eu le secret de vendre le bien qu’il avait dans son pays, sous prétexte de se racheter, et, lorsqu’on lui en avait envoyé l’argent, il avoit quitté ouvertement le christianisme.

Nous en étions venus au point de ne plus faire aucun mystère. Cougoulin avoua an renégat que nous attendions des filles dans le jardin du juif, et qu’apparemment elles n’étaient pas encore arrivées, puisqu’on ne nous en avait pas avertis.

Tout ivre qu’était le vénitien il parut surpris de ce que lui disait Cougoulin. C’est un grand malheureux que ce juif, nous dit-il. Quoi ! commettre ainsi des gens de votre condition ! Gardez-vous bien de passer la nuit dans son jardin. Nous sommes dans le temps du ramadan[9]. Les turcs veillent et boivent toute la nuit. Il y a un nombre infini de Mores répandus dans la campagne. S’ils avaient le moindre soupçon que vous fussiez avec des femmes turques, ils vous feraient une affaire dont tout le crédit de l’ambassadeur ne vous sauverait point. Ce misérable serait peut-être le premier à vous trahir, dans l’espérance d’être recompensé.

Ce qu’il nous disait était fort sensé ; mais il parlait à des gens ivres, et nous ne goûtions point ses raisons. Voyant qu’il ne pouvait nous persuader, vous êtes donc résolus, nous dit-il, d’attendre ces filles. Restez dans mon jardin. Je suis obligé de me trouver cette nuit chez le bey, pour y rester jusqu’à demain midi. Je vous laisserai un esclave anglais qui sait le français. Pourvu que vous ne sortiez point de mon jardin, il n’est point de more assez hardi pour oser se présenter à la porte. Lorsque je serai parti, votre juif peut y mener les femmes qui vous attendent. Mais ne sortez point du jardin, que vous ne les ayez renvoyées auparavant. Nous le remerciâmes de la complaisance qu’il avait pour nous, et, étant parti pour aller faire son service auprès du bey, nous restâmes les maîtres de sa maison. Nous envoyâmes l’esclave anglais avertir notre juif de venir nous trouver.

Il arriva peu de temps après avec quatre filles assez jolies. L’une d’entr’elles étoit une turque de seize à dix-sept ans. Elle nous plut à tous quatre. Il fallait savoir qui serait possesseur de cette beauté. Le sort en décida : elle me tomba en partage. Les autres suivirent pareillement les décrets du destin. J’avais une turque, Clairac de même, Virville et Cougoulin les deux juives. Nous nous étions pourtant promis qu’avant de finir la partie, nous troquerions d’épouses.

Après de tendres discours, dont notre juif et l’esclave anglais étaient les interprètes, nous procédâmes à des actions plus sérieuses, et, comme on ne peut continuer perpétuellement un exercice aussi pénible, pour nous délasser de nos fatigues, nous nous remîmes à table. Nos femmes et sur-tout les turques buvaient du vin coup sur coup. Elles furent bientôt dans un état pareil à celui où nous étions depuis sept à huit heures. L’esclave anglais et le juif n’étaient pas d’un plus grand sang-froid que nous. Il était minuit et nous comptions rester à table jusqu’au jour, lorsque nous vîmes paraître un noir au milieu de nous.

Il avait trouvé la porte du salon ouverte et s’était avancé jusqu’auprès de la table, avant que nous eussions pu l’apercevoir.

Cet homme marmotta quelques mots turcs, que nous n’entendions pas. Dès l’instant qu’il les eut dits, la discorde se mit parmi mous. Nos femmes voulurent sortir. Les turques sur-tout paraissaient fort effrayées. Le juif s’arrachait les cheveux. Le seul esclave anglais gardait un silence, où il paraissait entrer du mystère. Nous lui demandâmes ce que voulait cet homme. Il nous dit que c’était le jardinier de la maison ; qu’ayant entendu qu’il y avait des femmes, il était entré pour s’en éclaircir ; qu’il voulait aller avertir les turcs, son maître ne nous ayant pas laissé son jardin pour cet usage ; qu’il fallait tâcher de l’appaiser par quelque argent.

À ce mot, nous comprîmes aisément que c’était un jeu joué entre l’anglais et le more, pour nous obliger de leur donner quelque chose. C’était aussi ce que nous pouvions faire de mieux. Je le proposai à Cougoulin. Il me traita de ridicule. Cette bagatelle vous embarrasse, me dit-il ! Pardi, voilà quelque chose de bien difficile. Je m’en vais tuer ce more. Nous attacherons l’esclave anglais pour le reste de la nuit, afin qu’il ne nous soit point à charge, et, dès la pointe du jour, nous regagnerons nos vaisseaux, et les filles et le juif s’en iront de leur côté. Personne n’est dans le jardin que nous. Nous ne craignons point d’insultes des turcs, qui sont dehors et qui n’oseraient entrer dans la maison du kiaia, outre qu’il est impossible qu’ils devinent que nous sommes ici. Ainsi, mon cher pour achever tranquillement notre partie, je vais sacrifier ce more à la triple Hécate.

C’est fort bien dit, continua Clairac. Son sang sera agréable à cette respectable déesse, et j’ai toujours eu envie de tuer un musulman.

Virville pendant ce discours s’était emparé de la porte du salon, pour que personne ne sortît. Comme il était le plus gris de tous, il chantait, l’épée à la main, poursuivons jusqu’au trépas l’ennemi qui nous offense. Allons, dit Cougoulin, il faut orner la victime de bandelettes et de guirlandes. À ces mots, il prend une serviette et s’avance vers le more, à qui l’anglais ayant redit nos discours, avait donné une peur épouvantable. Il se mit à genoux au milieu de la chambre ; il croisait ses mains sur sa poitrine et nous demandait grâce. Les femmes, l’esclave anglais, le juif, tous pleuraient et se désespéraient.

J’ai cru, dis-je à Cougoulin, jusqu’ici, que vous plaisantiez ; j’ose vous assurer que, tant que je vivrai, personne n’attentera sur les jours de ce misérable. Ha ha, dit Virville, vous voulez qu’on le sacrifie à mademoiselle Sylvie. Eh bien soit ; tout nous est égal autant vaut-elle qu’Hécate. Si au lieu de l’avoir menée en Espagne tu l’eusses conduite ici, nigaud, elle aurait pu elle-même faire le sacrifice ; c’aurait été une Iphigénie en Barbarie.

Voyant combien peu j’avançais auprès d’eux, je m’adressai à Clairac. Eh quoi, lui dis-je, chevalier, vous qui êtes rempli de sentimens, pouvez-vous penser de la sorte ? Allons, me dit-il, puisque tu le veux, il en sera quitte pour la peur. Messieurs, continua-t-il, je sais un moyen moins violent que celui dont vous voulez vous servir. Renvoyons les deux turques que nous avons ; je garderai ici le more avec Virville et d’Argens avec Cougoulin conduiront l’anglais qui leur ira ouvrir la porte. Une fois que ces femmes seront hors du jardin, nous refermerons la porte, et nous n’aurons plus rien à craindre.

Nous nous rendîmes tous à son opinion, et nous dîmes à l’esclave anglais de venir avec nous. Lorsqu’il vit qu’il perdait le fruit de l’avanie qu’il voulait nous faire, il tâcha de rassurer les turques, pour les obliger à rester. Elles étaient trop effrayées ; elles voulurent sortir, et ce misérable, en leur ouvrant la porte, enfonça un coup de couteau dans le bras de l’une. Cougoulin, qui s’en aperçut le premier, au cri qu’elle fit mit l’épée à la main, pour tomber sur lui. Je le retins et lui remontrai que, si nous faisions du bruit, quelqu’un pourrait nous entendre et qu’on arrêterait ces filles infailliblement sur le chemin. Comme il commençait à se dégriser, il se modéra assez facilement. Nous attendîmes le jour avec nos deux juives paisiblement, et dès qu’il parut, nous retournâmes chez le consul.

Il y avait apparcnce que nous ferions bientôt route pour Tripoli. Je voulus voir les ruines de Carthage ; nous allâmes les visiter Clairac et moi. Elles sont à trois lieues de Tunis sur le bord du rivage. La ville était bâtie sur une langue qui avance dans la mer et qui forme un cap qu’on appelle encore le cap Carthage. On y voit des morceaux d’aqueducs fort beaux et entiers, et un nombre considérable de citernes. Il y en a dix-sept d’une vaste étendue, qui sont jointes ensemble par une route commune à un reste d’un édifice public. C’est là ce qui subsiste de plus entier ; les autres arches sont tout-à-fait détruites et ne sont plus qu’un tas de pierres et de gravier.

Le vent étant devenu favorable, nous partîmes pour Tripoli ; un calme étant survenu, nous fûmes obligés de mouiller à la Lampedouse, petite île dépeuplée par le corsaire Barberousse. On y trouve une chapelle, dédiée à la Vierge, desservie par un hermite, qui a aussi le soin d’une petite mosquée, dans laquelle est le tombeau d’un chérif[10] ; il est le seul habitant de l’île. Les Turcs et les chrétiens qui vont faire là de l’eau lui laissent tout ce dont il a besoin.

De la Lampedouse nous allâmes tout droit à Tripoli ; c’est une ville pauvre et mal bâtie. Le gouvernement est le même que celui de Tunis et d’Alger. Nous descendîmes d’abord à terre ; l’ambassadeur seul ne sortit point du vaisseau ; il voulait auparavant qu’on lui promit de rendre 25,000 piastres sévillanes qui avaient été prises sur un bâtiment marseillais contre la foi publique[11]. Ils ne voulurent jamais y consentir. M. d’Andresel ayant fait dire au bey qu’il devait se souvenir des Français, et qu’on pourrait les bombarder une seconde fois, ils eurent l’insolence de répondre que Louis XIV était mort, et que ce qui était aisé dans un temps devenait difficile dans l’autre.

Il pensa nous arriver un accident des plus fâcheux à Clairac et à moi. Nous étions logés chez le consul avec quelques autres Français ; il prit envie au bey de nous faire arrêter, pour lui servir d’otages en cas qu’on lui déclarât la guerre ; heureusement le consul, ayant été averti de ce dessein, nous fit retourner à nos vaisseaux ; une heure plus tard nous courions risque d’être prisonniers, et nous y aurions resté selon toute apparence jusqu’après le bombardement, qui se fit dix-huit mois après.

Pendant le temps que j’étais dans la ville, je vis un arc de triomphe de marbre blanc, beau et entier, qui est auprès du port ; depuis mon retour en France, je l’ai vu gravé dans les antiquités de l’Afrique.

L’ambassadeur n’ayant plus rien qui dût retarder son voyage de Constantinople, nous fîmes voile vers Candie. Dès que nous l’eûmes découverte, nos vaisseaux se séparèrent ; ceux qui étaient destinés pour l’Égypte, prirent la route de l’île de Chypre, et nous poursuivîmes la nôtre pour l’Argentière ; c’est la première île de l’Archipel. Nous étions obligés de nous arrêter pour y prendre un pilote particulier, que le roi entretient pour la navigation de ses vaisseaux dans cette mer. Dès que nous y eûmes mouillé, Clairac et moi descendîmes à terre : comme nous devions rester sept à huit jours pour faire des provisions, nous menâmes un domestique avec nous pour nous apprêter à manger à la française. Notre premier soin fut de chercher un logement ; nous en trouvâmes un beaucoup plus commode que nous n’aurions cru.

Le jour que nous débarquâmes était la fête de l’île. Les femmes et filles grecques étaient parées de leurs plus beaux habits ; elles se promenaient le long du rivage pour voir nos vaisseaux. Tandis que je m’informais d’un prêtre grec que j’avais rencontré, s’il y avait des cabarets, Clairac parlait à une fille fort jolie, qui paraissait plongée dans la tristesse[12].

Cet homme ne m’ayant pas su dire ce que je lui demandais, je rejoignis Clairac, qui me dit en italien, qui est le langage des îles, mêlé de quelque peu de français et de vieux grec : Vous qui êtes médecin, n’auriez-vous point de remède pour cette belle malade ? Il faudrait, répondis-je, que son mal fût bien opiniâtre, si je n’en venais à bout. Je lui pris gravement la main, lui tâtai le pouls, et lui ordonnai de prendre du lait tous les matins.

Monsieur, me dit une fille qui était avec elle, tous les remèdes du monde ne sauraient la guérir. Eh quel mal a-t-elle donc, lui répliquai-je  ? Elle a perdu son mari, me répondit-elle ; depuis deux jours il a épousé une autre fille à Mételin[13]. Dans toutes ces îles, qui sont au premier venu, les corsaires ont établi la mode de se marier pour un certain temps ; les prêtres grecs, qui sont des misérables sans honneur et sans religion, se sont prêtés à ces débauches. Isabella, c’était le nom qu’avait cette fille, avait épousé un Grec de Milo, qui montait une galiote ; celui-ci, ennuyé de sa femme, s’était remarié trois mois avant la fin de leur bail, et c’était une honte qui retombait sur Isabella de n’avoir pas eu assez de mérite pour conserver son amant jusqu’au terme fixé, en sorte qu’elle aurait peine à trouver d’autres maris.

L’amie d’Isabella nous ayant mis au fait de la tristesse : Pardi ! s’écria Clairac, que ne me disiez-vous cela d’abord ? je n’aurais pas appelé monsieur le médecin pour la guérir, et, s’il ne faut qu’un mari pour réparer son honneur et la venger de ce faquin de pirate, en voici un tout trouvé : je l’épouserai pour huit jours ; et moi, dis-je, j’en offre autant de son amie.

Elles acceptèrent notre proposition fort volontiers. Il faut aller, dit Julia, c’est le nom de ma future épouse, devant le papa[14] pour nous marier. J’irai devant le Grand-Turc, dit Clairac ; mais au moins souvenez-vous que ce n’est que pour huit jours. La cérémonie du prêtre grec me paraissant un peu forte, je m’y opposai, et dis que dans l’ile, dès qu’on nous verrait en ménage ensemble, on penserait que nous étions mariés, et qu’en tout cas il n’y avait qu’à dire que nous nous étions fait épouser par l’aumônier du vaisseau ; elles y consentirent, et nous allâmes nous loger chez Isabella, Clairac, Julia, moi et le domestique que nous avions amené.

Nous couchions tous quatre dans la même chambre. D’abord notre ménage fut assez tranquille ; mais le diable s’en mêla bientôt. Julia mon épouse était jolie ; cependant Isabella avait des yeux auxquels je ne pouvais résister. Si Clairac eût pensé sur ma femme comme je pensais sur la sienne, il eût été aisé de lui proposer un troc ; il n’était point dans les mêmes sentimens, et c’est ce qui rendait la chose fort difficile.

Je m’avisai la seconde nuit, lorsque je crus tout le monde endormi, de sortir de mon lit, et de me glisser dans celui de Clairac ; il m’entendit marcher, et fit semblant de dormir. Je passai du côté où était Isabella, et j’avais commencé à cocufier Clairac, lorsque le traître, feignant de s’éveiller, se mit à crier comme un diable. Isabella, à ce bruit, s’éveilla ; surprise de se trouver entre les bras d’un autre homme que son époux, elle s’en arracha avec violence. Ma femme accourut à ce tapage, et, me trouvant en flagrant délit, me prit aux cheveux, et m’accabla de coups. Clairac, riant à pleine tête, disait : C’est fort bien fait ; il convient de punir sévèrement l’adultère ; j’aime les lois qui savent régler les désirs déréglés. Cependant, honteux et battu, je regagnais mon lit ; ce fut bien pis : mon épouse jalouse ne voulut plus partager sa couche avec moi, et il me fallut passer le reste de la nuit sur une chaise. Le lendemain matin j’obtins ma grâce, et la paix fut mise dans notre ménage.

Le chevalier de Cougoulin nous cherchait par-tout ; il ne savait ce que nous étions devenus. Il s’était informé vainement de nos nouvelles, lorsqu’étant parvenu au quartier d’Isabella, il apprit notre mariage. Nous fûmes fort étonnés de le voir ; il y avait cinq jours que nous goûtions les douceurs du sacrement. Il nous en félicita ; nous le conviâmes à passer avec nous les trois jours que les vaisseaux devaient encore demeurer à la rade. Il s’en excusa sur ce qu’il fallait qu’il retournât le soir à bord ; il revint nous voir le lendemain avec deux de nos amis. Enfin le temps arriva où notre lien devait se rompre par le départ des vaisseaux : nous prîmes congé de nos épouses, qui nous reconduisirent jusque sur le rivage.

Cependant le chevalier de Cougoulin pensa nous faire une affaire avec l’aumônier du vaisseau ; il lui dit en badinant que nous avions répandu le bruit dans l’ile qu’il nous avait mariés. Il prit d’abord la chose eu plaisantant ; mais un jésuite, nommé le père Baudry, que l’ambassadeur avait avec lui, voulut l’engager à se plaindre à son excellence contre nous, comme ayant joué la religion. Il était sur le point de suivre le conseil du jésuite ; mais les officiers lui persuadèrent que c’était une plaisanterie de Cougoulin, et qu’il n’avait point été question de lui.

La haine que le père Baudry avait conçue contre moi venait de ce que j’avais soutenu, en plaisantant, que St. François Xavier n’avait jamais été jésuite[15].

De l’Argentière nous allâmes mouiller à l’entrée du détroit de Constantinople, vis-à-vis des ruines de Troie, auprès du cap Sigée. On y voit encore quelques restes de cet Ilium si renommé par les poètes ; les Turcs en ont tiré une quantité de marbre prodigieuse pour bâtir la plupart de leurs mosquées, et néanmoins il en reste encore considérablement. Nous fûmes obligés, pour attendre le vent, de rester plus de six semaines à l’embouchure du détroit.

Il arriva pendant ce temps-là une affaire assez, particulière. L’ambassadeur descendait quelquefois à terra pour se divertir ; il avait une garde qu’on lui donnait pour la sûreté de sa personne. Un jour en retournant au vaisseau, il s’aperçut qu’un des soldats qui l’avaient accompagné ne se trouvait plus. On fut près de deux jours sans en avoir aucune nouvelle. On apprit à la fin qu’il était dans un petit village à deux lieues du rivage, soit qu’il y eût été de lui-même, comme les Turcs le disaient, soit qu’on l’y eût conduit par force ; on le réclama inutilement. Les Turcs répondirent qu’il était venu demander d’être musulman, et qu’il fallait qu’il se le fit.

Comme on vit leur opiniâtreté, on dissimula, bien résolu de le ravoir, de quelque manière que ce fût. Le lendemain on retourna à terre sans l’ambassadeur. On avait fait mettre plusieurs gardes marines et officiers dans les chaloupes, et on les avait instruits du dessein qu’on avait. Dès qu’on fut sur le rivage, plusieurs Turcs vinrent, à leur ordinaire, pour acheter des marchandises que nos matelots leur vendaient. Quand il y en eut un certain nombre, celui qui commandait le détachement, donna le signal : on se saisit de cinq ou six Turcs, et on les traîna vers nos chaloupes. Nos soldats, qui étaient sur le rivage, mirent la baïonnette au bout du fusil, pour empêcher qu’on ne les secourut ; il n’en était pas besoin ; les autres prirent la fuite vers les montagnes ; nous ne pûmes en emmener que deux à nos vaisseaux ; les autres, se trouvant plus forts que ceux qui les avaient saisis, s’arrachèrent de leurs mains. Jousoupoff, jeune Moscovite, fâché de ce que celui qu’il avait arrêté l’avait renversé par terre, lui tira un coup de fusil comme il s’enfuyait ; ce coup sembla le signal de trente autres, qui partirent à la fois ; il n’y eut pourtant qu’un Turc blessé fort légèrement à la cuisse.

J’étais dans la chaloupe du commandant ; je lui aidai à y faite entrer les deux Turcs que nous menâmes prisonniers et qu’il avait arrêtes lui même. Il lit une action infiniment hardie qui lui sauva la vie. Un des Turcs qu’il avait pris tira son poignard pour le frapper ; il n’avait d’autres armes en main que sa canne ; il la lui plongea dans la gorge, et le renversant par terre, le fit désarmer par un matelot. Le lendemain on nous ramena notre soldat, et nous remîmes les deux Turcs en liberté. Nous crûmes qu’on nous reprocherait cette démarche un peu trop vive à la Porte ; mais le grand-visir n’en parla point à l’ambassadeur.

Mon mariage de l’Argentière avait infiniment altéré ma santé ; je fus obligé de demander à M. d’Andresel d’aller changer d’air aux châteaux des Dardanelles, qui sont bâtis sur les ruines de Sestos et d’Abydos[16] ; j’y demeurai jusqu’à notre départ pour Constantinople, où nous arrivâmes trois semaines après.

Tant de gens ont fait la relation de cette ville ; on a tant décrit les cérémonies des audiences des ambassadeurs, et les mœurs et coutumes des Turcs sont si connues, que je ne m’arrêterai point à faire un récit de ce que j’ai vu à Constantinople. J’y ai demeure cinq mois, au lieu de quinze jours que je pensais y rester. M. de Bonac arrêta les vaisseaux, pendant tout ce temps-là, pour pouvoir terminer la négociation de la Moscovie avec la Porte, à l’occasion de la Perse[17].

Cette affaire a fait un honneur infini à M. de Bonac ; il aurait été fâché qu’un autre y mît la dernière main. M. d’Andresel trouvait extraordinaire que, lui arrivé à Constantinople, le marquis de Bonac voulût y continuer le caractère d’ambassadeur. Il avait affaire à un esprit infiniment supérieur au sien. Il fallut qu’il passât par-tout où l’autre voulut.

M. d’Andresel avait du génie plutôt pour le monde que pour les grandes affaires ; il entendait bien les finances et avait été un bon intendant ; mais les négociations étaient au-delà de sa sphère. Au reste, il était bon, généreux, serviable, affable, trop facile à croire ce qu’on lui disait, et trop peu stable dans ses sentimens.

Le marquis de Bonac, au contraire, paraît d’abord n’avoir rien de brillant dans l’esprit. Peu de gens en ont autant que lui ; c’est un aigle dans les affaires ; rien n’échappe à sa pénétration ; fin, délié, affectant de la simplicité, accablant de bienfaits ses parens, ses amis et ceux qui lui sont attachés, honnête homme autant qu’un ministre le peut être, bon François, aimant véritablement la gloire de sa patrie. J’ai entendu dire à plusieurs Suisses, à qui j’ai parlé de lui, qu’on se défiait si fort de ses talens, et qu’on était si persuadé de l’étendue de son génie, que cette prévention lui devenait nuisible dans bien des occasions.

Je m’attachai à lui le plus qu’il me fut possible, et je l’accompagnai souvent chez les Turcs de considération où il allait dîner. C’est dans les repas que j’ai achevé de me persuader que par-tout la religion n’est crue que du petit peuple, ou des personnes les plus éclairées. J’avais déjà vu en Allemagne des luthériens fort peu persuadés ; je connaissais à fond la manière de penser des gens de condition de ma patrie. Les Espagnols que j’avais fréquentés ne m’avaient point inspiré de dévotion. J’examinais les Turcs buvant du vin, mangeant du cochon, agitant des questions bien éloignées de l’Alcoran.

Un jour dînant avec l’abbé de Biron, chez le fils de Mehemet Effendi, tefterdar[18], qui avait été ambassadeur à Paris, il nous avoua sincèrement que, s’il pouvait avoir son bien en France, il y passerait avec plaisir. Et la religion, lui dis-je ? Bon, bon, me répondit-il, les honnêtes gens sont de toutes les religions.

Dans ces repas où on buvait copieusement, il n’était jamais question des femmes, ou tout au plus c’était des femmes françaises. C’est une impolitesse extrême que de parler à un homme de son sérail et de ses femmes. Leur jalousie va jusque-là.

Aux sentimens philosophiques que je puisai chez les Turcs, le hasard joignit la connaissance d’un médecin juif, nommé Fonseca ; il avait long-temps dit la messe en Espagne, où il était prêtre et judaïsait en secret. L’inquisition en ayant appris quelque chose, on alla chez lui pour le saisir ; heureusement on ne trouva qu’un de ses frères. Ayant appris que le saint-office était dans sa maison, il sortit de la ville et se sauva en France et de là à Constantinople, où il retourna publiquement au judaïsme.

Je ne pouvais approuver qu’étant juif, il eût voulu abuser de nos mystères. « Que voulez-vous, me disait-il ? Je cherchais à me cacher, et je croyais ce moyen le plus sûr de tous. Si j’avais été dans un pays libre, je ne me serais point porté à cette extrémité. Ce sont les cruautés de l’inquisition qui m’y réduisirent ; elle avait fait brûler mon grand-père et mon oncle ; mon père ne s’était sauvé de leurs mains que par la fuite. Ils m’avaient pris âgé de huit ans et m’avaient baptisé sans savoir ce que je faisais. »

« Parvenu à un certain âge, je voulus examiner la religion qu’on m’avait fait prendre. J’y trouvai des choses qui me parurent absurdes ; je ne me donnai pas la peine d’examiner les autres, que je savais ne différer que dans certains points. C’est ainsi que je retournai à la religion de mes pères, la plus ancienne, la plus simple et la plus raisonnable selon moi. »

J’avais aussi des conversations fréquentes avec un Arménien, homme d’esprit, grand spinosiste, qui avait beaucoup voyagé, et principalement en Hollande, où il avait demeuré fort long-temps. Quoiqu’il y eût à profiter pour bien des choses avec lui, j’étais pourtant d’un système fort opposé au sien. J’ai toujours cru qu’il faut se refuser aux notions les plus claires, pour n’être pas persuadé de l’existence de Dieu ; il ne la croyait pourtant pas. Il me fit présent d’un manuscrit français fort beau, intitulé : Doutes sur la Religion dont on cherche l’éclaircissement de bonne foi. Je l’ai perdu dans un voyage, que j’ai fait en Italie.

Dans le temps que je m’appliquais à la philosophie, Çlairac avait travaillé à s’emparer du cœur d’une jeune personne. Il m’en parlait incessamment comme de la meilleure fortune du monde. C’était la fille d’un chirurgien français établi depuis peu à Constantinople. Elle venait souvent avec sa mère au palais, rendre des visites à M. d’Andresel, et je m’apercevais que son excellence ne la regardait pas avec des yeux indifférens. J’en avertis Clairac, qui me traita de visionnaire. Le temps me justifia bientôt, et découvrit d’autres choses que je n’eusse jamais soupçonnées.

Le maître d’hôtel de l’ambassadeur pria un jour à souper madame Varin et sa fille, c’était le nom de celle qu’aimait Clairac. Le souper devait se faire dans la maison du maître d’hôtel, et l’ambassadeur devait s’y trouver seul. Je ne sais comment Clairac en eut connaissance ; mais il me raconta la chose en homme piqué. Je lui proposai de nous mettre de la partie, sans que l’ambassadeur pût s’en défendre, en les surprenant, lorsqu’ils seraient à table, sous le prétexte d’aller voir une femme appelée madame Julien, qui logeait dans la même maison.

Dès que l’ambassadeur fut sorti du palais et que nous jugeâmes qu’il était à table, nous allâmes droit à la chambre où le souper était. Nous trouvâmes les convives en train de manger. Votre excellence nous excusera, dit le chevalier de Clairac ; nous allions chez madame Julien, et nous ne l’aurions point soupçonnée d’être ici.

L’ambassadeur, qui ignorait que Clairac fût bien avec sa maîtresse, crut la chose bonnement. Il ne pouvait se dispenser de nous inviter. Asseyez-vous chevalier dit il à Clairac, et mangez un morceau ici avec le marquis. Nous ne nous fîmes pas prier davantage ; nous nous mîmes à table, et bûmes largement à notre ordinaire.

Il y avait cette nuit un bal chez l’ambassadeur d’Angleterre. Nous nous doutions que M. d’Andresel se masquerait avec la petite Varin ; c’était aussi son dessein. Mais ne voulant point être connu, à la fin du repas, il dit à la petite Varin : Je vous ramènerai, quand vous voudrez, chez votre mère. Nous n’eûmes rien à répondre. Aussi prîmes-nous congé de lui et nous lui demandâmes s’il ne voulait rien envoyer au bal. Divertissez-vous bien, nous dit-il ; pour moi, je vais me coucher ; et ne parlez sur-tout à qui que ce soit de notre souper.

Nous fûmes au bal tout de suite, et une heure après, nous vîmes entrer deux masques, que nous reconnûmes bientôt pour l’ambassadeur et la Varin. Clairac cherchait à lui parler ; mais il était difficile, M. d’Andresel ne la quittant pas ; à la fin, une femme l’ayant pris à danser, la Varin resta seule. Clairac prit ce temps pour lui parler, et, comme c’était avec vivacité, il ne s’aperçut pas que l’ambassadeur, qui avait dansé, l’écoutait par derrière.

Il continua de tenir un langage qui apprit à son rival qu’il se trompait, s’il croyait être le seul qui eût des faveurs de la Varin. Piqué de ce qu’il venait d’entendre, il sortit du bal, sans qu’on s’en aperçût, et y laissa sa maitresse, qui ne le voyant plus, le chercha vainement, et se douta de quoi il était question.

L’aventure n’ayant pu être secrète, il s’y trouva plus de gens intéressés qu’on ne l’aurait pensé. Le jeune marquis d’Andresel fut tout étonné de trouver un rival dans son père ; pour se venger, il montra une vingtaine de lettres de sa princesse. Virville fut encore plus scandalisé ; elle lui avait donné une promesse de mariage ; enfin, le fait approfondi et mis au jour, il se trouva que, depuis trois mois, elle avait ménagé quatre amans, avec lesquels elle couchait, et qu’elle aurait conservés davantage sans la surprise du bal.

Comme nous devions partir incessamment, je fis un voyage jusqu’à la mer Noire, et lorsque je fus revenu, nous nous embarquâmes deux ou trois jours après pour Toulon. J’y arrivai avec M. de Bonac, le vingt-septième jour de notre départ de Constantinople, sans avoir relâché en aucun endroit.



  1. Il y a eu plusieurs Barberousse ; celui qui ravagea les îles Fromentières, et en vendit les habitans à Constantinople, se nommait Cheredin Barberousse, fils d’Aruch Barberousse, et son successeur au royaume d’Alger, en 1518. Il fut général des armées navales de Soliman II, empereur des Turcs. Il se fit un nom célèbre par sa valeur, ce qui ne l’empêcha pas de mourir des suites de la débauche ent 1547. Barberousse revenait de faire une course sur les côtes de France, lorsqu’il dévasta les îles Fromemières, qui appartenaient aux Espagnols avec qui nous étions en guerre. Il y a beaucoup de serpens, d’ânes sauvages et des salines dans ces îles.
  2. Le chevalier de Clairac s’est distingué dans la construction maritime ; il est mort jeune en 1751. On a de lui quelques ouvrages de son état, et une histoire des Révolutions de Perse avant thomas-kouli-Kan. Il se nommait Louis-André de la Mamie, et mourut ingénieur-constructeur en chef à Bergues.
  3. Les gardes Valonnes forment un très ancien corps de troupes espagnoles, qui tire son nom d’une des provinces que l’Espagne possédait autrefois dans la Flandre dite Vallonne.
  4. Alger est la capitale d’un état d’Afrique, autrefois la Numidie et Mauritanie ; c’est le plus grand des six royaumes de la Barbarie ; l’air y est sain et tempéré, la terre très-fertile, sur-tout vers le nord : cependant l’agriculture y est négligée ; les fruits en grande quantité et de la plus belle espèce, y sont mûrs en mai et juin. Les melons d’été et d’hiver y sont excellens ; on les nomme melons d’Afrique ce sont des melons de cette espèce qui ont accélèré la mort du grand Frédéric ; il en mangeait avec excès dans sa dernière maladie ; on en cultivait dans les serres de ses jardins. Les raisins du royaume d’Alger sont remarquables par leur grosseur. On fabrique des tapis superbes à Alger, ainsi que des maroquins et des velours. C’était autrefois une république gouvernée par un régent, sous la protection du Grand-Seigneur ; mais le pacha ou vice-roi qui était à la tête de cette régence, s’est rendu indépendant sous le nom de dey. Les Algériens sont mahométans ; leur langue est un dialecte de l’arabe ; il y a aussi un jargon composé d’italien, de français et d’espagnol que l’on nomme la langue franque. Les habitans sont forts, robustes, nerveux ; ils haïssent les Européens et font le métier de pirates ; ils courent sur les vaisseaux de toutes les puissances chrétiennes qui n’ont point de traité avec eux et qui ne leur paient point de subsides ; ils font esclaves les équipages ; mais les Français ont su s’exempter de cette servitude honteuse. Ces pirateries d’Alger lui ont attiré des guerres. Barberousse Aruch prit la ville en 1516. Charles-Quint l’assiégea inutilement en 1541 ; les Anglais brûlèrent ses vaisseaux en 1655 et 1670. Les Français la bombardèrent en 1682 et 1683. Les pères de la Mercy s’y rendaient autrefois pour y racheter les esclaves chrétiens de toute nation ; cette institution estimable n’existe plus. Le port d’Alger, est superbe ; la ville est bien bâtie, contient environ 100 mille habitans ; on y compte 15,00 maisons.
  5. Le marquis d’Argens donne le nom de république au gouvernement d’Alger, parce que la milice et les habitans se choisissent un dey pour souverain, et que le divan règle sous la présidence du dey les affaires d’état ; mais dans le fond ce régime est monarchique, quoique assez mal organisé. On appelle divan, chez les Tarcs, un conseil ou assemblée générale des grands officiers du prince et de quelques personnes qui ont le droit d’y assister.
  6. Charles-Armand de Biron, duc et maréchal de France, mort en 1756, est celui dont il s’agit ici. Il était père de Louis-Antoine de Gontaut, duc de Biron, maréchal de France, et colonel du régiment des Gardes-Françaises qui naquit en 1701 et mourut en 1788. Celui-ci ne laissa point d’enfans de son mariage avec Pauline-Françoise de la Rochefoucault de Roye : Il fut un des seigneurs de la cour de Louis XV, les plus distingués par sa conduite et son mérite. Il introduisit une excellente discipline dans le régiment confié à ses soins, pourvut à l’éducation des enfans destinés à y entrer, et fonda un hôpital pour les soldats malades. Autant les Gardes-Françaises se faisaient haïr et craindre dans Paris avant M. de Biron, autant furent-ils considérés sous ce brave colonel ; aussi disait-il qu’il voulait mettre ce corps sur un tel pied, que les bourgeois de Paris prieraient pour qu’on y admit leurs enfans. Le dernier duc de Biron, héritier du nom de celui qui précède, portait le nom de Armand de Gontaut : il étoit colonel de hussards de Lausun, fut député aux États-Généraux en 1789. Il fut, pendant la révolution, nommé au commandement de l’armée de la Vendée ; il n’y eut ni revers ; ni succès éclatans. On le mit à Sainte-Pélagie, pour avoir laissé son armée de la Vendée dans l’inaction, et favorisé, disait-on les rebelles de cette contrée. Lorsqu’il descendit pour aller à l’échafaud, il salua les prisonniers d’un air calme, et leur dit : « Adieu, nos amis, c’est fini pour moi, je m’en vais. » Il avait 46 ans, lorsqu’il périt ainsi en décembre 1793. Il avait été d’abord un très-chaud révolutionnaire ; c’est le second dans cette illustre famille qui ait péri sur l’échafaud. »
  7. M. de Bonac à qui M. Andresel succéda, se nommait Louis d’Usson, marquia de Bonac ; il fut nommé après plusieurs ambassades, à celle de Constanlinuple en 1716, et y jouit pendant 9 ans de la plus grande estime. Ce fut lui qui détermina le Divan à envoyer une ambassade solennelle au roi de France (Louis XV) ; et ce fut la première que nos rois eussent reçue des Empereur Ottomans. Après plusieurs misions importantes dont il fut chargé, il revint à Paris où il mourut en 1738, âgé de 66 ans ; c’était un homme de mérite, savant et en même temps très-bon négociateur.
  8. Différentes révolutions, inutiles à rapporter ici, ont successivement ôté et rendu aux deys leur pouvoir ; ils sont tout-puissans aujourd’hui à Alger, à Tunis et à Tripoli.
  9. Ramadan ou Ramazan, c’est le nom turc de la Lune on du mois pendant lequel les Musulmans font leur carême ; ce jeûne a été ainsi appelé, parce que Mabomet disait que l’Alcoran lui avait été envoyé du ciel pendant ce temps-là.
  10. Ou Scherif ; ce mot est arabe, et veut dire qui excelle en noblesse et en gloire. C’est un titre que portent différens princes Arabes, comme le prince de la Mecque, le prince de Médine ; ils réunissent le pouvoir religieux et politique. Ils sont les successeurs des Califes, et comme tels descendans de Mahomet. Comme les Arabes sectateurs du Prophète, ont autrefois possédé l’Espagne et les mers de la Méditerranée, il n’est pas étonnant qu’un Scherif, c’est-à-dire prince ou noble de la famille de Mahomet, y ait été enterré.
  11. Les piastres Sévillanes sont les piastres d’Espagne ; à qui on donne ce nom pour les distinguer des piastres turques qui ont beaucoup moins de valeur.
  12. La plupart des îles de l’Archipel ont appartenu aux Vénitiens et aux Génois, avant que Mahomet II, Empereur des Turcs, ne s’emparât de Constantinople en 1453, et ensuite des îles de la Méditerranée ; ainsi ce n’est pas une chose étonnante que le mauvais grec qu’on y parle soit mélangé de mots italiens, en assez grand nombre.
  13. Mételin est une autre île de l’Archipel célèbre par la grande quantité d’huiles que l’on en retire. Milo est également une île de la même mer.
  14. Papa est le nom du prêtre ou curé de la religîon grecque que l’on professe dans ces îles.
  15. François Xavier surnommé l’Apôtre des Indes est un des hommes illustres du 16e siècle ; il fut canonisé après sa mort. Il naquit en 1506 au château de Xavier dont il prit le nom situé, dans les Pyrénées. Il vint à Paris, y fit ses études et enseignait la philosophie au collège de Beauvais, lorsqu’il y connut Ignace de Loyola, fondateur des Jésuites. Ils s’engagèrent à aller travailler à la conversion des Infidèles. Jean III, roi de Portugal, dont les navigateurs avaient, depuis quelque temps, découvert un passage aux Indes par le Cap de Bonne-Espérance ( en 1497) ayant demandé des missionnaires pour les envoyer dans les Indes-Orientales, Xavier s’embarqua à Lisbonne en 1551. Il passa à Goa, à Malaca, dans les Moluques, et de là au Japon ; c’est sur-tout dans ce dernier pays qu’il déploya toute l’énergie de son zèle ; il en aurait retiré plus de fruit s’il eût su la langue du pays. Il passa ensuite à Méaco ; il n’y fut pas mieux reçu qu’au Japon, et devint l’objet de la risée des habitans infidèles. Il se hâta de retourner au Japon ; mais au lieu d’y paraître comme avant, il changea d’habits, en prit d’étoffes magnifiques, se fit accompagner de valets et offrit des présens au roi du Japon, entr’autres une horloge sonnante et des instrumens de musique que le vice-roi des Indes lui avait donnés. Ces moyens réussirent, il obtint la permission de prêcher et le fit avec succès. Il voulut ensuite se rendre à la Chine, mais traversé dans ce dessein, et étant tombé malade, il mourut le 2 décembre 1552 à l’âge de quarante six ans, dans une île en vue du royaume où il voulait porter la foi chrétienne. L’observation du marquis d’Argens est vraie, rien ne prouve dans la vie de François Xavier, qu’il ait été de la compagnie de Jésus, c’est-à-dire qu’il se soit soumis à la règle de l’ordre et ait vécu dans la soumission aux supérieurs jésuites. Grégoire XV a mis François ait nombre des saints en 1622.
  16. Sestos et Abydos sont célèbres dans l’antiquité par les amour de Léandre et de Héro. Héro était prêtresse de Vénus à Sestos du côté d’Europe ; Léandre son amant traversait le détroit des Dardanelles à la nage pendant la nuit, pour se rendre auprès de son amante ; à la fin Léandre se noya, Héro désespérée se jeta du haut du rocher ou est bâti le château dans la mer. À la place d’Abydos du côté d’Asie, et de Sestos du côté de l’Europe, sont les châteaux des Dardanelles. On connaît ces vers admirables de Virgile.

    Quid junevis, magnum cui versat in ossibus ignem
    Duras amor ? nempé abruptis turbata procellis
    Nocte natat cœca serus freta : quem super ingens
    Porta tonat cœli et scopulis illisa reclamant
    Æquora ; nec miscri possunt revocare parentes,
    Nec moritura super crudeli funere Virgo.

    Georg. lib. 5. v. 216.
  17. M. de Bonac jouissait d’une grande considération à la Porte, comme nous l’avons dit plus haut ; il fut choisi par le Grand-Seigneur et le Czar de Moscovie, pour médiateur à l’occasion des troubles de Perse et de l’invasion que Pierre-le-Grand avait faite dans quelques provinces de cet Empire ; il termina ce différend à la satisfaction des deux partis, qui le comblèrent de marques d’honneur ; le Czar ou Empereur de Russie lui donna le cordon de l’Ordre de St.-André.
  18. Tefterdar ou Teftestar, c’est le grand-trésorier de l’Empire Turc.