Mémoires historiques/Introduction/Chapitre 1/Se-ma Tan

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CHAPITRE PREMIER
LES AUTEURS DES MÉMOIRES HISTORIQUES



PREMIÈRE PARTIE


SE-MA T’AN


Se-ma Ts’ien nous a retracé lui-même sa vie dans le CXXXe chapitre des Mémoires historiques. Ce chapitre est le dernier de l’ouvrage et constitue une de ces postfaces que les auteurs chinois mettent souvent à la fin de leurs livres. En lisant cette autobiographie, on s’aperçoit qu’elle se compose en réalité de deux parties distinctes : dans la première, Se-ma Ts’ien parle de son père, Se ma T’àn ; dans la seconde, il se met lui-même en scène. Or, ce n’est pas seulement par respect pour une mémoire qui lui était chère que l’historien rappelle le nom de son père ; il y était obligé par la probité littéraire, car, ainsi qu’il nous l’apprend, ce fut Se-ma T’an qui eut l’idée d’écrire les Mémoires historiques ; il commença même à rassembler et à élaborer les matériaux qui devaient plus tard en faire partie. Se-ma Ts’ien considère comme un de ses titres de gloire de n’être que le continuateur de son père. Les Mémoires historiques ont donc en réalité deux auteurs ; c’est leur vie à tous deux qu’il importe d’étudier pour déterminer quels étaient leurs caractères et leurs esprits et pour discerner quelles parties de leur œuvre commune portent leur empreinte.

« Se-ma T’an, lisons-nous VII-1, s’initia à la science des Gouverneurs du ciel auprès de T’ang Tou; il reçut de Yang Ho la doctrine des Changements ; il apprit les enseignements taoïstes auprès de Hoang tse. »

Les deux premières de ces trois sortes d’études ont une étroite parenté. Les Gouverneurs du ciel, comme nous l’apprenons par le traité VIII-1 que les Mémoires historiques leur consacrent, sont les grandes constellations, les cinq planètes, le soleil, la lune et les météores. Les corps célestes exercent une puissante influence sur les destinées de la terre ; on croyait, au temps de la Chine féodale que chaque royaume et, lorsque l’empire fut unifié, que chaque province se projetait pour ainsi dire sur le ciel et qu’une partie déterminée du firmament présidait à son sort ; suivant que tel ou tel astre, pénétrait de telle ou telle manière dans cet espace réservé, il s’ensuivait un événement heureux ou malheureux pour le pays correspondant. Ainsi la géographie politique a pour terme symétrique une sorte de carte céleste dont toutes les variations entraînent pour elle des changements concomitants VIII-2. De même, les éclipses, les comètes et les coups de tonnerre sont autant de présages qui peuvent être interprétés et dirigent les actions des hommes. La science des Gouverneurs du ciel est donc l’art d’observer et d’expliquer ces présages ; c’est l’astrologie.

La doctrine des Changements est celle qui est exposée dans le livre appelé le I king. Toutes les fois que cet ouvrage est cité par les historiens anciens VIII-3, il apparaît comme un traité de divination. S’agissait-il de prédire l’avenir dans un cas déterminé, on tirait au sort deux des soixante-quatre combinaisons différentes qui peuvent être formées avec une ligne brisée et une ligne continue en groupant ces deux éléments six par six ; peut-être cette opération se faisait-elle en jetant au hasard les tiges de la plante magique appelée le millefeuille IX-1. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on avait obtenu deux hexagrammes, ou les cherchait dans le I king et on trouvait au-dessous de chacun d’eux un mot avec sa définition, puis six phrases entièrement distinctes les unes des autres. La comparaison des deux hexagrammes qu’il s’agissait d’interpréter montrait à laquelle de ces six phrases il fallait s’arrêter ; la phrase ainsi choisie servait de commentaire aux deux mots symbolisés par les deux hexagrammes et sur ce texte le devin faisait son pronostic.

Se-ma T’an étudia donc l’astrologie ; et la divination. C’est parce qu’il possédait cette double science qu’il fut élevé par l’empereur On a la dignité de « duc grand astrologue » {t’ai che kong)IX-2, charge qu’il remplit entre les périodes kien-yuen’ et yuen-fong, c’est-à-dire de l’an 140 à l’an 110 avant notre ère.

Le titre était plus pompeux que la fonction n’était importante. Assurément, dans des temps reculés, l’astrologue de la cour avait eu une haute position et avait été placé au même rang, sinon à un rang plus éminent que les ducs, les plus élevés en noblesse après les rois ; mais peu à peu sa science avait perdu de son autorité et, si on lui conservait le nom de duc, supprimé dans le reste de la hiérarchie officielle, ce n’était qu’un vestige sans valeur d’une dignité perdue IX-3. Le duc grand astrologue n’est même pas mentionné dans la liste que Pan Kou nous a laissée des principales fonctions à la cour des Han X-1. Se-ma Ts'ien qui succéda à son père dans cette charge avoue qu'elle ne jouissait pas d'une grande considération : « Mon père, dit-il, était un clerc qui s'occupait des étoiles et du calendrier ; il était rangé près de la catégorie des devins et des prieurs ; le souverain le regardait comme un hochet dont il s'amusait, et il l'entretenait comme un chanteur ou un comédien ; il était peu estimé du vulgaire X-2. »

Les rituels qui, sous couleur de nous représenter les vieilles institutions de la dynastie Tcheou, paraissent décrire dans plus d'une page l'organisation politique des Han confirment ces données sur le rôle du grand astrologue. Le rituel des Tcheou nomme le grand astrologue après les sorcières et avant ceux qui sont chargés d'observer les astres X-3. Dans le Li ki, on voit cet officier intervenir lors de la cérémonie religieuse par laquelle on célébrait le commencement du printemps ; il est chargé de faire une étude attentive des mouvements des corps célestes X-4.

Enfin Se-ma T'an lui-même n'est mentionné par l'histoire que dans des circonstances où l'on pouvait avoir besoin de sa science astrologique ; nous le voyons intervenir dans les délibérations qui se tinrent lorsque l'empereur Ou projeta certaines innovations dans le culte ; c'est ainsi qu'en 112 avant notre ère il donne son avis sur la manière dont il faut accomplir le sacrifice au prince Terre ; l'année suivante, il propose d'élever un autel pour y adorer la Grande Unité, Tai-i X-5.

Nous avons multiplié à dessein ces textes afin de bien établir que le titre de tai che signifie grand astrologue et non pas grand annaliste, comme on l'a cru jusqu'ici.

Cependant il est certain que Sema Tan a conçu le plan d'une histoire et qu'il l'a même écrite en partie. N'y a-t-il donc aucune relation entre les fonctions de grand astrologue et l'oeuvre d'un historien ? L'astrologie établissait une connexion entre les phénomènes célestes et les événements qui se passaient sur la terre ; par là même elle était amenée adresser un catalogue des faits ; ces registres devaient avoir quelque analogie avec les commentarii rédigés par les grands pontifes de Rome ; Caton reprochait au pontife de s'attacher surtout à noter quand sévit une famine ou quand se produit une éclipse XI-1 ; de même la plus ancienne histoire chinoise se plaît à raconter des prodiges et peut-être devons-nous y voir un reste des archives des vieux astrologues. Mais, comme il fallut à Rome des écrivains de génie pour trouver dans les commentarii pontificum ou dans les annales maximi la matière de l'histoire, ainsi Se-ma Tan, lorsqu'il entreprit de retracer les événements qui s'étaient passés depuis les temps les plus reculés jusqu'à son époque, fit une oeuvre entièrement originale ; si ses fonctions lui donnèrent un facile accès à tous les documents de l'antiquité, ce ne fut pas en tant que chargé de ces fonctions qu'il écrivit ; il fut un historien, mais non pas un historiographe.

Malgré le peu d'importance de la charge de grand astrologue, Se-ma Tan était fier de l'exercer ; avec une vanité un peu puérile, il prétendait que ces fonctions avaient été héréditaires dans sa famille. Mais la démonstration que nous en trouvons dans le CXXXe chapitre des Mémoires historiques est loin d'être probante. Se-ma Tan avoue qu'il doit remonter jusqu'aux temps mythiques des dynasties Hia et Yn pour trouver parmi ses ancêtres des astrologues et qu'il a été le premier à renouer la tradition interrompue. Même dans ce passé reculé la manière dont les Se-ma établissaient leur généalogie laisse beaucoup à désirer ; le nom de famille Se-ma fut donné, disaient-ils, aux descendants de Fou P'ou, comte de Tch'eng, quand ils perdirent leur fief sous le règne de Siuen (827-782 av. J.-C), roi de la dynastie Tcheou. L'expression Se-ma désignant proprement une haute fonction militaire, il est possible que les héritiers de Fou P'ou aient reçu cette chargre en compensation du territoire qu'on leur enlevait et que le nom de la dignité soit ainsi devenu celui de la famille XII-1. Quoi qu'il en soit, ce Fou P'ou, comte de Tch'eng, passait pour être issu d'un certain Li qui, sous le très antique empereur Tchoan-hiu, avait été nommé fonctionnaire préposé à la terre ; or, d'autre part, Li avait pour collègue Tchong qui était chargé de s'occuper du ciel et qui peut être regardé comme le premier des grands astrologues. Li et Tchong étant toujours nommés de compagnie dans les textes légendaires, les Se-ma en profitèrent pour dire que Fou P'ou était leur descendant et c'est ainsi qu'ils parvenaient à se rattacher au grand astrologue Tchong, alors qu'ils étaient tout au plus justifiés à revendiquer leur filiation du fonctionnaire de la terre, Li.

Si les prétentions des Se-ma à une fort lointaine origine nous paraissent peu fondées, leurs ancêtres n'étaient pas cependant des inconnus. Entre les diverses branches de la famille Se-ma, c'était celle du pays de Ts'in qui avait donné le jour à Se-ma T'an. Elle avait compté parmi ses membres, au temps du roi de Ts'in, Hoei-wen, qui régna de 337 à 311 avant notre ère XII-2, un certain Se-ma Ts'o, général qui conquit le pays de Chou (Se-tch'oan), puis en fut nommé gouverneur. Le petit-fils de Se-ma Ts'o, Se-ma K'i, fut un officier qui servit sous les ordres de Po K'i, prince de Ou-ngan, et fut mis à mort avec lui en l'an 256 avant J.-C, à Tou-yeou. Se-ma K'i eut pour petit-fils Se-ma Tch'ang qui fut administrateur du fer dans le pays de Ts'in ; le fils de Se-ma Tch'ang fut Se-ma-Ou-i ; il eut la charge d'intendant du commerce sous la dynastie Han ; son fls Se-ma Hi eut le titre de ou-ta-fou ; Se-ma Hi fut le père de Se-ma Tan.

Outre ses études d'astrologie et de divination, Se-ma Tan, avons-nous vu, se pénétra des enseignements taoïstes. Nous avons conservé de lui dans les Mémoires historiques (chap. cxxx) une petite dissertation où il prouve la supériorité de cette doctrine sur toute autre ; comme ces pages jettent une vive lumière sur l'histoire de l'ancienne philosophie chinoise, elles méritent d'être analysées en détail. Nous pouvons définir les écoles qui y sont mentionnées en complétant les renseignements de Se-ma Tan par la lecture du traité que le livre des Han antérieurs consacre à la littérature (Ts'ien Han chou, chap. xxx, I wen tche).

L'école du yn et du yang XIII-1 est celle qui explique tous les phénomènes de l'univers par l'action et la réaction de deux principes, le mâle (yang) et le femelle (yn). Quoique le yn et le yang ne. fussent au fond que des entités scolastiques, comme les philosophes qui les invoquaient prétendaient y trouver la raison de tout fait naturel, ils furent amenés à observer ces faits eux-mêmes et à tracer ainsi les linéaments d'une physique, chimérique sans doute dans ses explications, mais exacte dans ses constatations.

L'école des lettrés XIII-2 se fonde sur les livres canoniques ; elle présente les règnes de Yao et de Choen comme l'âge d'or ; elle exalte les sages rois des trois premières dynasties : Hia, Yn et Tcheou ; elle considère Confucius comme son chef et règle les relations des hommes entre eux par la bonté et la justice.

L'école de Mé-tse XIV-1 est surtout connue par la théorie de l'amour universel. Suivant Mé-tse, qui paraît avoir vécu peu avant Mencius, tout le mal qui existe dans le monde provient d'une insuffisance d'amour réciproque entre les hommes XIV-2. Si chacun aimait son prochain comme soi-même et avait une affection.égale pour tous, l'harmonie la plus parfaite régnerait. Une autre théorie de Mé-tse est également importante et c'est celle sur laquelle insiste Se-ma Tan : d'après ce philosophe, les anciens empereurs Yao et Choen vivaient avec la plus grande simplicité ; on accédait à leur demeure par trois marches en terre ; le chaume et la paille du toit n'étaient pas égalisés ; les poutres de l'auvent n'étaient pas rabotées ; leur nourriture était grossière et leurs vêtements primitifs ; dans les enterrements, ils se servaient de cercueils faits avec des planches qui n'avaient que trois pouces d'épaisseur. Mé-tse souhaitait que les hommes revinssent à cette heureuse modération, que le luxe et le confort fussent bannis dans toutes les classes de la société.

L'école des dénominations XIV-3 partait de ce principe que notre conduite doit se conformer aux concepts exprimés par les mots. Soit par exemple l'idée de « père » ; elle comporte avec elle tout un ensemble de droits et de devoirs ; or il est rare qu'un père incarne entièrement en lui ce qui est compris dans cette idée. C’est pourquoi Confucius disait : « Si les dénominations ne sont pas correctes, le langage n’est pas conforme (à la réalité des choses) ; si le langage n’est pas conforme à la réalité des choses, les actions ne peuvent être parfaites ; si les actions ne sont pas parfaites, les rites et la musique ne peuvent fleurir ; si les rites et la musique ne fleurissent pas, les supplices et les punitions ne seront pas justes ; si les supplices et les punitions ne sont pas justes, alors le peuple ne sait comment employer ses pieds et ses mains XV-1. »

L’école des lois XV-2 préconisait l’emploi des châtiments comme moyen de moralisation ; elle estimait que la crainte était un mobile suffisant pour empêcher les hommes de faire le mal et pour diriger leur action vers le bien.

L’école du tao XV-3 est assurément une de celles qui nous sont le plus familières grâce aux excellentes traductions que nous possédons de Lao-tse et de Tchoang-tse. Cependant il est difficile de résumer sa morale : elle prescrit le non-agir et prend pour principe le vide et le dépouillement. Arracher de son cœur toute passion, le vider de tout ce qui est personnel, tel est l’idéal du sage. En renonçant à lui-même, il donne aux autres ce qui les satisfait et la paix se trouve établie entre les hommes.

Se-ma T’an fait la critique des cinq premières écoles ; parmi leurs erreurs, il relève dans chacune d’elles une notion exacte : l’école du tao est, à ses yeux, la synthèse parfaite de toutes les portions de vérité que contiennent les autres systèmes.

L’école du yn et du yang, dit-il, a bien observé les différentes parties de l’année ; en étudiant les astres elle a pu déterminer la succession invariable des saisons et fixer les occupations qui conviennent à chaque mois. Si on ne tient pas compte de ses préceptes, on ne saurait réussir en rien, car il faut de nécessité obéir à l'ordre des lois physiques ; les violer, c'est courir à un échec certain. D'autre part, l'école du yn et du yang s'est égarée dans une infinité de calculs subtils pour établir une concordance minutieuse entre les phénomènes naturels et les moindres actions de la vie ; elle voit des présages dans les faits les plus insignifiants. L'homme qui l'écoute se croit entouré d'influences occultes et redoutables ; il n'ose plus faire le moindre geste de peur d'offenser des puissances invisibles. La superstition et tout le cortège de maux qu'elle entraine avec elle sont favorisés par cette école. Il faut avouer que pour un astrologue officiel, Se-ma T'an fait ici preuve d'un esprit bien libre. Il ne sera pas moins indépendant dans ses jugements sur les autres écoles.

Selon lui, les lettrés ont des connaissances étendues mais ils se perdent par une érudition minutieuse. Ils ont écrit des livres innombrables sur les rites et sur la littérature ; ils entassent commentaire sur commentaire. On perd un temps considérable à les étudier pour n'en tirer qu'un mince profit. Tout l'appareil de leur sèche scolastique fatigue celui qui y applique son intelligence sans le rendre meilleur. Toutefois les principes généraux qu'ils ont établis ont une grande valeur ; on ne saurait nier qu'ils n'aient mis en lumière des distinctions parfaitement légitimes entre le prince et le sujet, le père et le fils ; les rites qu'ils ont prescrits sont la vraie manière de respecter ces différences de condition.

Quand il parle de Mé-tse, Se-ma T'an ne se place pas sur le même terrain que Mencius. Mencius XVI-1 combattait chez ce philosophe la théorie de l'amour universel en montrant que l'homme aime par nature son père ou son enfant plus que le père ou que l'enfant d'un autre et qu'en portant à tous un amour égal on détruit en réalité les affections les plus profondes. Se-ma Tan considère Mé-tse avant tout comme l’apôtre qui prêche le retour à la simplicité. Sans doute, dit-il, Mé-ts fut un grand penseur quand il montra que c’est son caractère qui donne à l’homme sa dignité et non le luxe dont il s’entoure. Mais peut-on exiger dans une société que toutes les classes mènent la même vie frugale et sans apparat ? Dans les enterrements en particulier, ne doit-on pas donner aux cérémonies funéraires une pompe proportionnée au rang du mort ? L’application stricte des règles de Mé-tse conduirait à une sorte de socialisme égalitaire où toutes les personnes auraient une valeur identique ; elle supprimerait cette hiérarchie naturelle sans laquelle la famille ni l’état ne peuvent se constituer ni subsister. C’est pourquoi la modération rigoureuse que prêche cette école ne saurait être observée dans la pratique.

L’école des dénominations n’est pas, elle non plus, à l’abri de tout reproche. Elle semble se composer de pédants qui ne voient rien au delà de la lettre. Le mot est en lui-même une chose morte ; il n’a de valeur qu’en tant que représentant une réalité vivante qu’il symbolise sans l’exprimer entièrement. Un homme qui ne sera juste que parce qu’il se conformera à la conception qu’il se fait en prononçant le mot « justice » n’atteindra jamais à la parfaite équité de celui dont tous les actes seront inspirés par une volonté juste. Ce n’est pas le mot qui nous fait pénétrer l’infinie complexité du sentiment ; c’est le sentiment qui, en se développant en nous, élargit et accroît sans cesse nos notions. Ainsi cette école invite l’homme aux pensées étroites et ne va à rien moins qu’à tuer en lui la nature. D’autre part cependant il est certain que celui qui agit bien réalise par là-même parfaitement les idées exprimées par les mots. Si donc l’exactitude de la dénomination n’est pas un principe suffisant d’action, elle est du moins un critérium par lequel on peut juger si telle conduite est bonne ou ne l’est pas : en constatant que nos actions ne répondent pas à l’idée que nous nous faisons de la justice, nous reconnaîtrons que nous ne sommes pas justes.

Enfin l’école des lois est manifestement insuffisante ; le code pénal est un instrument rigide qui ne distingue pas entre les personnes et tranche les questions les plus complexes d’une manière uniforme ; il peut réprimer les mauvaises passions, mais il est incapable d’exciter les nobles sentiments. Cette doctrine est sévère et ne peut engager les hommes à bien agir. Cependant elle a mis en lumière certaines vérités importantes ; elle a établi avec netteté la distinction entre le prince et les sujets ; elle a formulé les attributions qui sont dévolues à chacun et prévient ainsi le désordre et l’anarchie.

Comme on le voit par cette revue de cinq systèmes, Se-ma T’an a l’esprit assez large pour comprendre que dans toute erreur est une âme de vérité : Sa critique pénétrante distingue entre ce qu’il faut admettre et ce qu’il y a lieu de rejeter. Si la discussion que nous venons d’exposer est bien propre à nous faire tenir en haute estime son jugement, elle nous montre en même temps d’une manière générale quel grand développement avait atteint la spéculation philosophique en Chine dès le IIe siècle avant notre ère. La multiplicité même des systèmes témoigne de l’ardeur avec laquelle les penseurs avaient poussé leurs recherches dans toutes les directions pour trouver une règle de vie.

Après avoir exposé les raisons pour lesquelles aucune des cinq premières écoles ne le satisfait entièrement, Se-ma T’an esquisse en quelques larges traits la morale taoïste qu’il adopte en définitive. Le taoïsme dont il nous parle n’est pas ce qu’il est devenu depuis, ce mélange de superstitions grossières où se sont entassées les rêveries alchimiques, puis les croyances bouddhiques ; il est la pure doctrine de Lao-tse et de Tchoang-tse ; on ne saurait lui refuser une rare élévation, quoique sa sublimité même le rende parfois obscur. Un esprit européen, peu accoutumé aux modes de pensée de l’Extrême-Orient, hésite à transposer dans nos langues, faites pour exprimer d’autres conceptions, les formules concises et énergiques où se complaît cette antique philosophie. Essayons cependant de suivre jusqu’au bout Se-ma T’an.

Un principe unique règne au-dessus, du monde et se réalise dans le monde, lui étant à la fois transcendant et immanent ; il est en même temps ce qui n’a ni forme, ni son, ni couleur, ce qui existe avant toute chose, ce qui est innommable, et d’autre part, il est ce qui apparaît dans les êtres éphémères pour les disposer suivant un type et imprimer sur eux comme un reflet de la raison suprême. Nous apercevons ici et là dans la nature les éclairs lumineux par lesquels il se trahit au sage et nous concevons une vague idée de sa réalité majestueuse. Mais, parvenu à ces hauteurs, l’esprit adore et se tait, sentant bien que les mots des langues humaines sont incapables d’exprimer cette entité qui renferme l’univers et plus que l’univers en elle. Pour la symboliser du moins en quelque mesure, nous lui appliquerons un terme qui désignera, sinon son essence insondable, du moins la manière dont elle se manifeste ; nous l’appellerons la Voie, le Tao. La Voie, ce mot implique d’abord l’idée d’une puissance en marche, d’une action ; le principe dernier n’est pas un terme immuable dont la morte perfection satisferait tout au plus les besoins de la raison pure ; il est la vie de l’incessant devenir, à la fois relatif puisqu’il change et absolu puisqu’il est éternel. La Voie, ce mot implique encore l’idée d’une direction sûre, d’un processus dont toutes les étapes se succèdent suivant un ordre ; le devenir universel n’est pas une vaine agitation ; il est la réalisation d’une loi d’harmonie.

Sur cette métaphysique on peut fonder une morale. L’homme, dit Se-ma T’an, se compose d’une âme et d’un corps ; l’âme est ce qui le fait vivre ; le corps est le substratum de l’âme ; la mort est la séparation de l’un et de l’autre ; or ce qui est ainsi séparé ne peut plus se réunir ; ce qui est mort ne peut plus renaître. Mais pourquoi la mort survient-elle ? C’est parce que l’âme en luttant s’épuise, tout de même que le corps, s’il peine beaucoup, se détruit. La conformité au Tao nous permettra d’éviter cette usure de notre être. En effet, tout effort ne se produit que parce qu’il rencontre une résistance ; une action parfaitement harmonieuse ne serait arrêtée par rien et aurait par là-même une durée infinie. Faut-il entendre que les philosophes taoïstes promettaient à leurs adeptes l’immortalité de leur personne tout entière, corps et âme ? Ils l’ont fait certainement plus tard et c’est la raison pour laquelle ils se livrèrent avec tant d’ardeur à la recherche de la pierre philosophale. Mais ni Sema T’an, ni les premiers penseurs taoïstes ne paraissent avoir eu une telle idée ; selon eux, il est une partie de nous-mêmes sur laquelle nous avons un entier pouvoir, c’est notre âme ; en la vidant de tous les désirs, en en faisant un vase d’élection, un réceptacle que seul le Tao remplit, nous l’identifions avec ce principe suprême de l’être et nous participons de l’éternité ; le corps n’est plus alors ni un obstacle, ni un appui ; il sert encore de substratum à l’âme pendant la vie de ce monde ; mais, quand il vient à disparaître, le Tao qui se trouvait dans cette âme et qui en faisait l’essence continue à subsister et la mort n’est donc plus qu’un vain mot. Telle est la recette mystérieuse qui rend l’homme aussi immortel que le ciel et la terre.

La loi suprême de la morale prescrit donc à l’homme d’unifier son énergie, c’est-à-dire d’identifier toutes les forces de son être avec le Tao ; par ce moyen, il ne sera plus en conflit avec rien dans le monde, puisqu’il se conformera à l’harmonie universelle. Il pratiquera le non-agir, parce que son action, identique à celle de la nature elle-même, n’aura plus rien d’individuel. Il n’aura pas de règle apparente, en ce gens qu’il n’obéira pas à un code prédéterminé de rites et d’usages, mais il écoutera toujours une règle secrète qui sera de se plier aux circonstances et de suivre la nature. Il supprimera ainsi en lui l’effort et le désir ; il sera simple et vrai ; il se montrera bienfaisant en toute circonstance. La maxime morale se résume donc en deux mots : le vide ou le rien comme principe ; l’adaptation ou la conformité comme pratique. Ces formules sont obscures et leur concision même rend difficile d’en pénétrer toute la valeur ; mais lorsqu’on en a compris et senti la vérité, on se trouve aussitôt en possession d’une maxime applicable à tous les cas et dans tous les temps ; il n’est pas de morale plus aisée à pratiquer que la morale taoïste.

Il n’est pas non plus de philosophie plus tolérante. En s’identifiant avec le Tao, le penseur reconnaît que dans le monde on peut soutenir aussi bien que tout est vrai et que tout est faux, que rien n’est vrai et que rien n’est faux. Les propositions les plus opposées ne sont contradictoires qu’en apparence ; on peut les concilier en se plaçant au point de vue de l’éternel devenir. C’est pourquoi les spéculations des philosophes hétérodoxes eux-mêmes renferment toujours une part de vérité. La critique que Se-ma T’an a faite des cinq écoles, en montrant ce qu’il fallait conserver dans chacune d’elles, prouve qu’il avait bien compris le sens de ce merveilleux second chapitre de Tchoang-tse où se trouve exposée en un langage platonicien la conciliation des contradictoires.

Si les opinions philosophiques de Se-ma T’an nous sont bien connues, sa vie reste obscure. Il est probable d’ailleurs qu’elle ne présenta rien de remarquable et qu’il la partagea entre ses devoirs professionnels et ses travaux historiques. Nous savons du moins qu’il mourut en l’an 110 avant notre ère à Lo-yang. Les circonstances où on se trouvait alors lui firent regretter de quitter la vie. En ce temps, l’empereur Ou régnait depuis trente ans ; il avait conquis une réputation immense par les succès qu’il avait remportés sur tous les peuples voisins ; il avait étendu les limites de l’empire fort au delà des frontières dans lesquelles ses devanciers avaient dû se restreindre ; il avait favorisé les lettres et les arts ; le prestige du royaume du Milieu était à son apogée. Pour consacrer en quelque sorte sa gloire, il résolut d’instituer une cérémonie solennelle qui la ceignît d’un nimbe divin. Or des écrits anciens parlaient en termes vagues de deux sacrifices, l’un appelé fong qu’on offrait au ciel ; l’autre nommé chan qui s’adressait à la terre ; dès les temps les plus reculés, disait-on, les souverains les avaient accomplis. Quels avaient été leur sens et leur importance, c’est ce que les légendes sont impuissantes à nous apprendre ; mais l’obscurité même qui les voilait pouvait faire croire qu’elles étaient d’augustes mystères ; on voulut y voir le symbole sacré de l’acte par lequel les dieux d’en haut et ceux d’en bas reconnaissaient la légitimité de la monarchie régnante. On les fît donc revivre en les entourant d’un rituel compliqué ; quand les savants les plus renommés de la cour eurent réglé point par point tous les détails de la cérémonie, l’empereur se mit en route pour aller la célébrer sur la grande montagne sainte de l’Orient, le T’ai-chan.

Se-ma T’an, en sa qualité d’astrologue officiel, était nécessairement du cortège ; mais les fatigues du voyage déterminèrent chez lui une maladie et il dut s’arrêter à Lo-yang, à peu près à mi-chemin entre la capitale et le T’ai-chan. Il reconnut bientôt que ses forces étaient à bout et fit appeler auprès de lui son fils, Se-ma Ts’ien, pour lui adresser ses dernières recommandations. Il était pénétré, d’une grande tristesse : les fonctions qu’il avait exercées jusqu’alors, il se voyait incapable de les remplir au moment où l’imposante cérémonie qui se préparait leur aurait donné un lustre nouveau ; l’histoire qu’il avait entreprise, il la laissait inachevée ; la seule consolation qui lui restât était d’espérer que son fils lui succéderait dans sa charge et terminerait son œuvre. Il le pria donc en termes émus d’être son digne continuateur. Il lui rappela que c’était une noble tradition dans la famille Se-ma d’être grand astrologue de père en fils et que ce titre allait être plus glorieux que jamais. Quant à l’histoire, les temps paraissaient être aussi providentiellement marqués pour l’écrire : par une sorte de loi surnaturelle, tous les quatre ou cinq cents ans une époque était fortunée entre toutes ; un sage y apparaissait dont les écrits se transmettaient, objet d’immortelle admiration, à la postérité : les poésies où le duc de Tcheou louait ses ancêtres volaient vivantes sur les bouches de tous ; longtemps après le duc de Tcheou, vécut Confucius dont l’enseignement était resté impérissable ; plus de quatre siècles s’étaient écoulés depuis la mort de ce grand penseur ; on avait pris, il y avait quelques années à peine (122 av. J.-C), un animal étrange dans lequel l’imagination populaire reconnaissait la bête fantastique, appelée lin, qu’on avait déjà vue au temps de Confucius ; tout donnait donc à croire que le moment était venu où devait se produire un nouvel homme de génie dont les écrits à leur tour resteraient indestructibles. Se-ma T’an semble n’avoir pas craint de se croire désigné pour s’acquitter de cette haute mission ; mais, par modestie, il n’attribuait son initiative hardie qu’au désir qu’il avait de pratiquer la piété filiale ; l’histoire n’était au fond qu’une façon pour les vivants de témoigner de leur respect pour leurs ancêtres ; c’en était la plus noble manière : « Rendre fameux son nom pour la postérité en illustrant son père et sa mère, voilà, dit-il, ce qu’il y a de plus grand dans la piété. » Cependant Se-ma T’an mourait trop tôt pour atteindre au but de ses efforts ; à son fils de terminer son oeuvre. Se-ma Ts’ien acquiesça à ce désir et répondit en versant des larmes : « Quoique votre jeune fils ne soit pas intelligent, il vous demande la permission d’examiner en détail les anciennes traditions que son père a réunies et il ne se permettra pas de rien omettre. »



VII-1. Mémoires historiques, ch. cxxx, p. 2 ro.

VIII-1. Mémoires historiques, ch. XXVII, traité 5.

VIII-2. Cette théorie de la relation entre les états et certaines parties du ciel est appelée par les Chinois fen yé 分野, divisions par zones. On la trouvera exposée notamment par Tchang Cheou-kié dans ses prolégomènes aux Mémoires Historiques et par Hoang-fou Mi dans son Ti wang che ki, cité par le commentateur du livre des Han postérieurs à la première page du chapitre Kiun kouo tche.

VIII-3. Cf. les textes du Tso tchoan indiqués par M. de Harlez, Journal asiatique, janv.-fév. 1893, p. 163.

IX-1. Cf. Eitel, Fragmentary studies in ancient Chinese philosophy (China Review, t. XV, p. 339 et suiv.).

IX-2. 太史公 .

IX-3. Tchang Cheou-kié [Mémoires historiques, cli. cxxx, p. 1 v°) a bien réfuté l’opinion de Jou Choen ( 如淳, commentateur du livre des premiers Han qui vivait dans la première moitié du IIIe siècle de notre ère) qui voulait voir dans la charge du duc grand astrologue une des plus hautes fonctions de l’état.

X-1. Ts'ien Han chou, ch. xix, tableau 7.

X-2. Lettre de Se-ma Ts'ien à Jen Ngan. Voyez Appendice I de la présente Introduction.

X-3. Tcheou li, trad. Biot., t. I, p. 413 ; t. II, p. 104. Biot traduit toujours le terme t'ai che par « grand annaliste ».

X-4. Li ki, trad. Legge, Sacred Books of the East, t. XXVII, p. 253-254. Legge traduit le terme t'ai che par « grand recorder ».

X-5. Voyez ma traduction du Traité sur les sacrifices fong et chan. Péking, 1890, p. 57, note 3 et p. 72, note l. — Je me permettrai de
renvoyer le lecteur à l'introduction mise on tête de cette brochure ; dans la note 1 de la page IV on verra quelques raisons nouvelles qui obligent à traduire l'expression t'ai che comme signifiant grand astrologue.

XI-1. « Quod in tabula apud pontificem maximum est » ap. Aulu-Gelle, II, 28.

XII-1. Voyez plus loin, p. 3, note 3.

XII-2. Ces dates sont calculées d'après le Leou kouo nien piao {Mémoires historiques, ch. xv, p. 22 v° et 26 r°).

XIII-1. 陰陽家 . — Cf. Ts'ien Han chou, ch. xxx, p. 17 r°.

XIII-2. 儒家 . — Cf. Ts'ien Han chou, ch. xxx, p. 14 r°.

XIV-1. 墨家 . — Cf. Ts'ien Han chou, ch. xxx, p. 18 v°.

XIV-2. Cf. Legge, Chinese Classics, t. II, prol., p. 103 et suiv. — Sur ce philosophe on peut aussi consulter l'article de M. Edkins, Journal of the North China Branch of the Roy. As. Soc, n° 2, May 1859. La théorie de Mé-tse sur les funérailles a été exposée en grand détail par M. de Groot (The religious System of China, vol. II, p. 664-685).

XIV-3. 名家 ._ M. Faber (Historic character of Taoism, dans China Review, janv. et fev. 1885) commet une erreur en identifiant cette école avec une école de droit pénal ; la vraie explication nous est fournie par le I wen tche du Ts'ien Han chou (ch. xxx, p. 18 v°).

XV-1. Cf. Loenyu, chap. xiii, § 3.

XV-2. 法家. — Cf. Ts’ien Han chou, ch. xxx, p. 18 r°.

XV-3. 道家. — Cf. Ts’ien Han chou, ch. xxx, p. 16 r°.

XVI-1. Voyez Legge, Chinese Classics, t. II, p. 133-134.