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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Le Cri des Familles

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Le Cri des familles.

Pag. 34. « Le Cri des familles, où j’ai plaidé cette cause… » Cet ouvrage devant être lu tout entier par les amis de l’humanité et des saines doctrines sociales, nous n’en extrairons ici que deux passages, remplis d’une véritable éloquence :

« Lecointre s’oppose l’exemple du représentant Isabeau, qui a établi à Bordeaux une commission pour réviser les jugemens rendus par la commission militaire de cette ville ; et il prononce que la prudence de son collègue s’est égarée, quand il a permis qu’on annulât des jugemens solennellement rendus, en vertu desquels plusieurs biens avaient été acquis à la république et vendus à son profit.

» Ces paroles présentent deux raisons de ne pas réviser les jugemens ; l’une, qu’ils ont été solennellement rendus ; l’autre, que par ces jugemens la république a acquis plusieurs biens qui ont été vendus à son profit. De ces deux raisons, l’une est futile, et l’autre est odieuse.

» Qu’un jugement ait été solennellement rendu, ce n’est pas une raison de ne pas le réviser, si l’on peut croire qu’il est injuste, et lorsque des familles entières en souffrent. Les jugemens des Calas et des Sirven avaient été rendus avec autant de solennité que ceux des tribunaux révolutionnaires, et personne n’oserait dire que cette solennité devait empêcher qu’on les révisât.

» J’ai dit que la seconde raison était odieuse : et comment ose-t-on en effet donner, comme une raison de ne pas réviser des jugemens que l’opinion publique dénonce comme autant d’assassinats, le profit qu’a fait la nation par ces injustes supplices ? Mais non, la nation croirait ses mains souillées, si elle retenait des biens acquis par le meurtre, et elle ne mettra pas au nombre de ses moyens de finances la vente du champ de Naboth.

» Supposons que les charrettes fatales qui conduisaient à la mort les quarante-deux victimes, immolées le 9 thermidor, eussent été arrêtées dans leur marche et ramenées, comme le peuple prévoyant une prochaine révolution en montra le désir, qui fut réprimé, dit-on, par cet Henriot, vil instrument de l’oppression sous laquelle nous avons si long-temps gémi, je demande à Lecointre s’il eût cru que la nation devait retenir les biens confisqués par le jugement qui avait condamné à mort ces hommes rendus inespérément à la vie : si je lui exprimais un tel doute, il en serait blessé avec raison. Mais ce sentiment de justice est en opposition avec son opinion, dans sa motion du 22 ; car quelle différence pourrait-on assigner entre les infortunés dont je défends la cause contre lui, et ceux que ma supposition lui donne à juger, et qu’il aurait horreur de dépouiller vivans ? Les uns et les autres ne sont-ils pas condamnés par un jugement de même nature et de même solennité ? Ne peut-on pas dire des biens de ceux-ci comme des biens de ceux-là, que la république en a besoin ? »

Voici le second passage, qui termine le Cri des familles :

« L’étonnement sera encore augmenté par un autre décret rendu à la suite du rapport des deux autres, et par lequel il est réglé que l’Assemblée n’entendra plus désormais aucune pétition tendante à faire réviser les jugemens de ce genre, exécutés pendant le cours de la révolution.

» Quoi la Convention ne permettrait plus qu’on lui demande de réparer une iniquité qu’elle reconnaît pour telle ? Elle ne saurait douter que les jugemens rendus sous la tyrannie de Robespierre, par les tribunaux révolutionnaires, n’aient été en grande partie autant d’assassinats ; elle l’a déclaré dans la poursuite de Robespierre et de ses complices ; la condamnation de ce méprisable scélérat, qui a fait peser sur la France entière la plus avilissante des oppressions pour ceux qui l’ont soufferte, et celle de Dumas et de Coffinhal, dignes instrumens de ses fureurs, articulent les jugemens iniques du tribunal révolutionnaire comme leur crime principal : et aujourd’hui elle interdirait aux malheureux enfans des victimes de ce tribunal de sang, tout recours à elle-même ? Ah ! si jamais le droit de pétition, consacré par les constitutions de tous les peuples libres, a dû être respecté, c’est sans doute dans des enfans réclamant l’héritage de leur père, encore tout teint de son sang.

» Mais je le dirai, et je croirai avoir démêlé un sentiment honnête, caché dans les profondeurs du cœur humain : le refus d’entendre désormais les pétitions de tant de familles malheureuses est, de la part de la Convention, un hommage rendu à la justice de leur cause ; effrayés des dangers prétendus dont on dit le crédit public menacé par la réintégration des enfans dans les biens de leurs pères condamnés injustement, nos représentans éloignent d’eux le spectacle de ces victimes, qu’ils ne croient pas pouvoir dérober à leur sort, pour s’épargner à eux-mêmes un sentiment trop douloureux. Ils détournent la tête en les frappant. Ils écartent la demande des infortunés, parce qu’ils sentent qu’elle est trop juste pour pouvoir être repoussée ; mais ce sentiment même de justice et d’humanité m’assure qu’ils ne soutiendront pas long-temps un tel refus.

» Non : quoi qu’en dise Lecointre, l’Assemblée ne s’est pas interdit tout retour à la justice ; elle peut rapporter ses décrets du 22, comme elle avait rapporté ceux du 20, et comme elle en a rapporté tant d’autres depuis qu’elle nous a affranchis et qu’elle s’est affranchie de cette même tyrannie qui a fait les victimes pour lesquelles nous réclamons sa justice aujourd’hui.

» À tous les motifs que je viens d’exposer pour l’y déterminer, s’en joint un bien plus puissant qui lui est, pour ainsi dire, personnel. Tant qu’elle a porté le joug de fer que lui avait imposé Robespierre, les lois cruelles qu’on lui a arrachées et qui ont été dans les mains des scélérats autant d’instrumens de pillage et de meurtres, ont pu ne lui pas être imputées, on a pu les regarder comme l’ouvrage des anciens comités de salut public et de sûreté générale, à qui elle avait confié tous ses pouvoirs.

» Mais si aujourd’hui qu’elle a ressaisi l’autorité qu’elle n’aurait jamais dû perdre, elle ne répare pas les injustices commises en son nom durant l’oppression qu’elle a soufferte ; si elle laisse subsister des jugemens iniques et leurs suites cruelles qu’elle peut arrêter d’un mot, quelle sera son excuse ? »

Des extraits ne pourraient faire connaître les nombreux écrits où l’auteur plaide la Cause des pères ; nous y suppléerons par les jugemens qui furent portés alors, par M. Rœderer, sur quelques-uns de ces ouvrages :

« Quel père, dit-il, en rendant compte de la Cause des pères, peut répondre à l’état de la résidence de son fils ? La loi autorise-t elle les pères à enchaîner leurs enfans dans la maison paternelle ? La loi répond-elle à un père de la résidence de ses enfans sous le toit domestique, et l’indemnise-t-elle quand il s’en échappe ? D’un autre côté, quelle loi autorise une mère à empêcher une émigration à laquelle le chef de famille aura consenti ? Quelle loi donne de l’autorité à l’aïeul ou à l’aïeule sur son petit-fils ? Quelle loi conserve au père ou à la mère même, de l’autorité sur une fille mariée et placée sous l’autorité conjugale ? Et quelle mère enfin aurait trouvé dans son cœur le pouvoir de détourner son fils de l’émigration, après le 2 septembre, au milieu des massacres de Lyon et de Nantes, entre les armées et les tribunaux et les commissions révolutionnaires, entre les missionnaires de sang envoyés dans les départemens, les Carrier, les Lebon, les Maignet, les Collot, etc.

» Le nouveau projet est une aggravation des lois d’Osselin et de Robespierre ; et c’est à la Convention nationale régénérée qu’on le propose ! Elle a annoncé le respect pour les propriétés, et la propriété d’un père et d’une mère de famille leur serait arrachée de leur vivant, et leur succession ouverte avant leur mort !

» Elle a établi des fêtes à la paternité, et elle mettrait un père et une mère, qui ont perdu leurs enfans par l’émigration, dans l’impuissance d’assurer à de nouveaux rejetons une terre sur laquelle ils puissent s’élever et croître, et de procurer à leurs vieux ans de nouveaux appuis à la place de ceux qu’ils ont perdus !

» Elle honore la vieillesse, et l’aïeul et l’aïeule d’un jeune homme impétueux, que n’aurait pu retenir même la voix d’un père, seront, au mépris de leurs cheveux blancs, traînés au tombeau par les âpres chemins de la misère !

» Ah ! si quelques esprits faux, joints à des âmes féroces, tentent d’excuser de telles iniquités par les besoins du gouvernement, opposez-leur cette belle maxime de Cicéron : « Il est faux qu’une république ne puisse se gouverner sans se permettre quelques injustices ; mais il est au contraire indubitablement vrai qu’elle ne peut se gouverner et se maintenir sans observer les lois de la justice la plus exacte. »

» L’auteur pouvait ajouter à cette considération tirée du grand intérêt de la morale publique, une réflexion qui prouve que le projet proposé n’est d’aucun intérêt pour nos finances : c’est qu’il est permis d’augurer assez bien de la morale particulière et individuelle, pour penser qu’aucun homme honnête ne consentira à acquérir sous leurs propres yeux la dépouille de malheureux vieillards, dont les vertus, la persécution, les rides et les cheveux vénérables, les larmes touchantes, les infirmités déplorables, réclameront jusqu’au dernier moment contre la plus inique spoliation.

» Le défenseur des pères n’a fait grâce à aucune des dispositions accessoires du projet de décret ; il épuise son sujet, et même il fait quelquefois des excursions utiles. Par exemple, il relève un tour de main de feu Osselin qui, à l’article 38 de la loi du 17 nivôse, annule toutes les donations faites par des émigrés postérieurement au 1er juillet 1789, au lieu de partir seulement de l’époque du 14 juillet, qui est celle de la révolution ; altération qui a rendu caducs nombre d’actes réguliers et légitimes, porté préjudice à plusieurs familles sans aucun prétexte, et uniquement pour le profit de la nation.

» Enfin, il n’est pas jusqu’au langage de la loi proposée, sur lequel l’auteur de la brochure n’exerce sa censure ; et cette censure est moins celle de l’académicien scrupuleux que du logicien probe et spirituel. Et comment se défendre d’un rire ironique et amer, en lisant dans la loi Que le père, à qui on laisse une part d’enfant dans son propre bien, est le cosuccesseur de ses enfans ? en lisant que les 20 mille livres dont on lui accorde le prélèvement sont prélevés à son profit ; que le père qu’on dépouille est présuccédé dans son bien (ce qui veut dire littéralement qu’on vient après lui et avant lui dans ce bien) ; que le fonds qu’on laisse au père riche de moins de 20 mille livres est un abandon que lui fait la nation ; et enfin, que cette cosuccession, ce prélèvement, cet abandon sont des avantages dont l’ascendant sera privé s’il ne fait pas exactement la déclaration de ses biens, qui est le préliminaire de sa spoliation ?

» Ce mot dérisoire d’avantages rappelle je ne sais quelle farce italienne où des voleurs déshabillent un homme qui se débat ; l’un d’eux, qui a peine à lui défaire sa cravate, lui dit : Coquin, si tu déchires ma cravate, je t’assomme. Cela veut dire : si tu ne me donnes ta cravate bien entière, je te prive de l’avantage que je t’accorde en te laissant la vie.

Il y a dans tout cela, comme le dit l’auteur de la Cause des pères, de quoi se confirmer dans la pensée, que l’injustice est toujours très-près du ridicule, et qu’il n’est question que de le saisir. »

— « A. Morellet vient de publier un Supplément à la Cause des pères et mères d’émigrés. C’est sans doute un spectacle intéressant dans ce siècle d’égoïsme et d’insouciance, de voir ainsi un vieillard septuagénaire, animé de ce zèle ardent qu’inspire ordinairement à une jeune âme le sentiment de l’injustice, employer le reste de ses forces à défendre une cause qu’un premier déni de justice n’a rendu que plus sacrée à ses yeux. « Je ne désespérerai jamais, dit-il, de voir rentrer les législateurs dans les routes de la justice. Je suis faible, je suis seul ; mais, dans un âge avancé, je conserve une voix forte qu’anime une grande horreur pour l’injustice, et que je puis encore faire entendre au loin. Je suis soutenu dans cette entreprise par une ferme confiance à la force invincible de la vérité, qui tôt ou tard triomphe des erreurs de l’ignorance ou des sophismes de l’intérêt, et qui, avec le temps du moins, ne laisse jamais subsistante et debout une injustice reconnue. » Dans son premier ouvrage, A. Morellet avait attaqué pied à pied, pour ainsi dire, toutes les dispositions injustes de la loi du 9 floréal : ici il en présente les effets sur une foule de particuliers qu’elle doit atteindre. On ne pouvait mieux choisir les exemples, ils sont tous d’une injustice révoltante. À la suite de ces exemples, il entre dans de nouveaux développemens sur l’injustice de la loi.

» On connaît la manière d’A. Morellet ; il n’aime pas à vous laisser à moitié convaincu, il vous accable de preuves, il épuise véritablement sa question ; et on pourrait lui appliquer ce qu’on disait de César :


Nil actum reputans, si quid superesset agendum.


Aussi toutes les questions qui tiennent plus ou moins à sa cause sont-elles amplement discutées dans cet ouvrage. Entre autres morceaux d’une discussion approfondie ; nous engageons nos lecteurs à lire particulièrement l’article de la confiscation ; l’auteur y prouve, sans réplique, que la confiscation, après le supplice du coupable, est une véritable monstruosité politique, qui punit l’innocent pour des crimes qui lui sont étrangers ; que c’est une honteuse invention des empereurs romains, qui n’envoyaient au supplice tant d’illustres citoyens que pour profiter de leurs dépouilles, et que, malgré la férocité de nos derniers tyrans, sans cette loi de la confiscation, le sang français n’eût pas si abondamment coulé sur tous les points de la république. Ce morceau ; qui pourrait paraître une espèce de hors-d’œuvre, nous a paru traité avec cette clarté et cette profondeur qui annoncent un esprit long-temps exercé sur les grandes questions de la politique.

» Cet ouvrage, en général, fait beaucoup d’honneur au talent d’A. Morellet ; il sera lu avec plaisir de tous ceux qui aiment encore à voir discuter une question, espèce de gens qui devient de jour en jour plus rare ; car il semblerait que chacun est doué de la science infuse ; tout ce qui a l’air de discussion ennuie d’avance ; on lit l’énoncé de la question, et on prononce. Ce n’est pas ainsi qu’on devient un grand politique, un profond législateur. »

— « S’il est un zèle pur et dicté par la seule humanité, c’est celui de l’éloquent défenseur des familles. Il a fui les honneurs ; il s’est refusé à l’espoir d’être nommé à la représentation nationale ; il en est récompensé par le plaisir de suivre publiquement et généreusement la défense de la cause qu’il avait entreprise. Une nouvelle motion du représentant Chazal lui donne lieu de reproduire sous une nouvelle forme ses principes de commisération, d’équité, et, pour tout dire, de vraie politique. Car il n’y en a d’autre que celle qui est fondée sur la vérité morale, qui réclamera éternellement dans le cœur des hommes contre l’avarice déguisée sous le nom d’utilité publique.

» Cet écrit ajoute aux anciens titres qu’a Morellet à l’estime universelle et comme écrivain, et comme philosophe, et comme citoyen. »

— « Le conseil des Anciens n’ayant pas approuvé la résolution des Cinq-cents contre laquelle s’élève ici le citoyen Morellet, cet Appel pourra paraître superflu à quelques personnes ; mais la question qu’on y discute tient à des principes qu’il est toujours important de rappeler, et un bon ouvrage peut arriver tard, mais est toujours bien reçu. D’ailleurs, au milieu de ce débordement d’absurdités féroces ou ridicules qu’on est obligé chaque jour de lire ou d’entendre, un bon esprit aime à se reposer sur un écrit où la saine philosophie fait parler la raison, la justice et l’humanité dans un langage élégant et correct. Ce qui serait superflu serait de répéter ici les éloges que nous avons déjà donnés au courage et au talent de l’écrivain. »

— « On ne prouve point ce qui est évident, a dit Montesquieu.

» S’il y a une chose évidente en morale, c’est qu’une loi qui frappe vingt innocens pour atteindre un coupable, est une loi injuste et cruelle.

» S’il y a une chose évidente en fait, c’est que de vingt parens d’émigrés, il n’y en a pas un qui ait eu le pouvoir d’empêcher l’émigration de ses enfans ou petits-enfans.

» S’il y a une conséquence évidente à tirer de ces deux propositions, c’est que ceux qui sont partisans de la loi contre les émigrés ne mettent pas assez de prix à la justice et à la verité.

» Lorsque le conseil des Anciens eut rejeté la dernière résolution du conseil des Cinq-cents, un de ceux-ci rencontra un des Anciens et lui dit : Vous venez de faire perdre 300 millions à la nation. — Cela se peut, répondit l’ancien ; mais nous avons empêché de faire, au nom de la nation, une grande injustice : c’est placer ses fonds à un gros intérêt.

» Si la question des parens émigrés avait pu être décidée par la raison, il y a long-temps que ce procès aurait été jugé. Les excellens écrits qu’a déjà publiés A. Morellet sur cet objet ; les discours forts de talent et de logique qui ont été prononcés dans les deux conseils, n’ont été réfutés par personne. Leurs adversaires ne se donnent pas la peine de discuter ; ils ont des armes qu’ils manient avec plus de dextérité et de succès que le raisonnement. Ils veulent, pour parler leur jargon, révolutionner jusqu’au bout. Ne craignent-ils pas cependant que ce mouvement si long-temps prolongé de la roue révolutionnaire, ne les brise à leur tour, comme elle en a déjà brisé de plus avisés et de plus robustes ?

» Nous n’avons besoin que d’annoncer la nouvelle brochure d’A. Morellet, pour en donner l’idée qu’on en doit avoir. On y trouve la même philosophie, la même sûreté de logique, la même élégance de style que dans ses autres ouvrages. »