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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Le Préjugé vaincu

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Le Préjugé vaincu.

Pag. 22. « Et je serais fâché que le texte et le commentaire fussent tout-à-fait perdus. » Quant au texte, nous pensons comme M. Suard ; mais voici quelques réflexions du commentaire. Elles ne peuvent que faire honneur à l’homme et à l’écrivain.

Je ne me flatte pas que la forme et le caractère de ce petit écrit soient approuvés de tous ceux entre les mains de qui il pourra tomber. Quelques-uns diront que les tableaux qu’on y trace sont trop horribles ; que les regards ne peuvent s’y arrêter. On m’opposera même les lois du goût, qui prescrivent d’éloigner de la scène les objets hideux, et qui ne veulent pas qu’on montre la nature elle-même dans son désordre et dans sa laideur.

Voici mon excuse : dans la solitude que l’exil, les emprisonnemens, les assassinats avaient faite autour de moi au sein d’une ville immense, témoin des scènes cruelles que chaque jour ramenait, voyant tomber à mes côtés tant de personnes que j’étais accoutumé à chérir ou à respecter, avec lesquelles j’avais passé ma vie et comptais la finir ; désespéré, oppressé de sentimens pénibles et déchirans, j’avais besoin d’en alléger l’insupportable fardeau ; j’avais besoin de les déposer dans quelques écrits qui pussent les conserver et les transmettre ; j’espérais suspendre ou adoucir, pour quelques momens, les peines de mon cœur, en traçant une vive peinture des objets mêmes qui venaient sans cesse les renouveler.

Mais, en prenant la plume, j’étais souvent arrêté par l’impuissance de rendre ce que je sentais ; je trouvais tous les mots sans énergie, toutes les expressions ternes, tous les moyens du style sans effet, et je me suis vu forcé de recourir à cette ironie profonde et triste que suggère l’excès du malheur, et le seul langage qui lui reste, qui lance à l’oppresseur tout-puissant des regards dédaigneux comme autant de traits perçans et acérés ; dont le sourire amer lui exprime sans équivoque l’horreur qu’il inspire, et verse dans son âme une honte et un dépit plus pénibles que le remords qu’il est incapable d’éprouver.

Tels sont les sentimens qui m’ont inspiré cet écrit, et je ne crains pas de dire que, dans sa forme singulière, dans son apparente cruauté, dans le sérieux et le sang-froid que l’auteur affecte, on reconnaîtra la situation des choses et des esprits à l’époque où il a été fait, environ un mois avant le 9 thermidor ; c’est dire tout à celui qui a vu ces jours désastreux…

Je conçois pourtant, et je suis loin de blâmer l’impression d’horreur qui pourra saisir des femmes sensibles à l’aspect de tableaux que je n’aurai pas tracés moi-même, mais que leur imagination, une fois mise en mouvement, viendra leur présenter. Elles jetteront le livre loin d’elles, et elles feront bien ; elles ne sont pas plus faites pour de telles émotions que pour exercer les travaux pénibles, courir les hasards des combats et se jeter dans la mêlée d’une révolution ; ce n’est pas pour elles que j’écris.

Quels sont donc les lecteurs à qui je m’adresse ? Ce seront tous les hommes en qui je suppose vivant ce sentiment énergique d’indignation, que soulève l’injustice, et qui est notre dernière défense contre l’oppression. Je m’adresse à ceux qui ont vu si long-temps l’esclavage et la mort planant sur ce vaste empire, et marquant à leur gré leurs victimes, à ceux qui ont été témoins des massacres du 2 septembre, à Paris, des boucheries de Lyon, des noyades de Nantes, de l’incendie, de la dévastation de provinces entières, et de l’extermination de leurs habitans ; à ceux enfin qui ont vu cette suite non interrompue d’assassinats juridiques et journaliers qui ont souillé la capitale et nos principales villes. Eh ! que ne doivent-ils pas avoir le courage d’entendre et de lire, après ce qu’ils ont eu la patience de voir et de souffrir !

Les lois du goût, me dit-on. Ah ! sans doute, celui qui veut m’entretenir au théâtre des malheurs fabuleux de la famille d’Agamemnon, ne mettra pas sous mes yeux les membres sanglans du fils de Thyeste. Il s’écarterait de son but, qui est de donner un plaisir à mon esprit et des sentimens moraux à mon cœur. Mais si Antoine veut animer les Romains contre les meurtriers de son ami, il découvre à leurs yeux le corps sanglant de César, et compte ses blessures ; et quand nous avons, non pas une mort, mais des milliers de meurtres à déplorer et à venger, quelles expressions sont trop fortes et quelles peintures peuvent être trop énergiques ?

Loin de nous donc cette délicatesse ! Il faut écrire contre un gouvernement sanguinaire en caractères de sang, et nous résoudre à entretenir encore quelque temps les souvenirs déchirans et les images horribles des maux passés, pour en éloigner à jamais le retour…

Un jeune enfant effrayé à la vue d’un masque difforme accourt vers sa mère et cherche un asile entre ses genoux : mais si, le masque ôté, il reconnaît un visage qui lui est familier ; le sourire succède à son effroi, et il verra désormais le masque sans horreur, instruit qu’il est que ce déguisement cache un véritable ami.

Serait-ce donc demander trop à mes lecteurs que de vouloir qu’après m’avoir vu sans masque dans d’autres écrits qui n’annoncent pas un antropophage, ils n’aient plus peur de moi.

On demande comment il est possible de concilier des sentimens humains avec la disposition d’esprit que suppose un tel ouvrage. Si le fait ne peut être douteux ni à ceux de qui je suis personnellement connu, ni à ceux qui connaissent mes écrits, je ne suis pas obligé d’expliquer comment se fait cette conciliation.

Cependant, pour ma propre défense, et peut-être pour l’instruction de quelques lecteurs, je vais tâcher encore de faire entendre comment l’esprit peut s’occuper d’exprimer en diverses manières et de présenter sous des formes détournées et singulières les sentimens les plus vifs et les plus profonds, sans que ces sentimens perdent rien de leur énergie et de leur profondeur ; comment on peut faire une caricature du crime, sans perdre un moment le sentiment d’horreur qu’il inspire.

Ce phénomène est le produit d’une sorte de mécanisme de la pensée, par lequel l’esprit se sépare un moment des objets qu’il veut peindre, pour les voir sous un certain aspect et en saisir mieux les contours ; mais lorsqu’il veut peindre ainsi le crime, quelques couleurs qu’il emploie et sous quelque forme qu’il le présente, peut-on dire qu’il ne le sent pas dans toute son horreur, quand c’est cette horreur même qui lui a mis le pinceau à la main ? Car si la sensibilité se tient un moment à l’écart pour ne pas troubler son travail, c’est toujours après le lui avoir commandé et en le dirigeant encore.

Les personnes qui ne sont pas accoutumées à une attention très-forte et très-soutenue, auront quelque peine à comprendre cette espèce de séparation passagère de la faculté de penser et de celle de sentir, l’unique état peut-être qui donne à chacune toute son activité et toute son énergie ; mais ce phénomène n’en est pas moins réel.

C’est à cette séparation qu’il faut attribuer la puissance des secours que donnent les sciences et les lettres contre les infortunes de la vie ; non pas que l’homme le plus accoutumé à réfléchir puisse employer ce remède à tous les momens et surtout à l’instant même où les horreurs sont sous ses yeux ; mais la première impression passée, la nature conservatrice appelle ses ressources, les besoins de la vie qu’il faut satisfaire tant qu’on ne la regarde pas comme un insupportable fardeau, les devoirs du sang et de l’amitié, le travail du corps, et enfin le plus puissant de tous les secours, l’attention forte de l’esprit, pour les hommes qui ont contracté cette heureuse et noble habitude.

L’emploi de toutes ces ressources est une véritable distraction qui écarte un moment de nous les objets et les sentimens douloureux. Mais comme on ne peut pas dire de celui qui mange le lendemain du jour où il a perdu son père ou son ami, qu’il ne sent pas sa perte, ce reproche ne sera pas mieux fondé contre celui qui applique les facultés de son esprit à peindre dans toute son horreur une grande calamité sociale pour en faire détester les causes, quoique ce travail de l’esprit l’arrache en grande partie au sentiment actuel de ses maux.

Si cette distraction passagère, qui, en suspendant un moment le sentiment d’horreur pour l’injustice et la toute puissance du crime, laisse la liberté de le peindre, pouvait fonder une opinion défavorable contre l’écrivain, le romancier le plus profond dans la connaissance du cœur humain, l’auteur dramatique qui a peint les passions des couleurs les plus fortes et les plus vraies, Richardson, Racine, ne seraient pas à l’abri d’un tel reproche ; car leurs chefs-d’œuvre n’ont pu être produits que par une force d’attention, une sagacité d’esprit, une profondeur d’analyse, une activité de génie, incompatibles avec le sentiment actuel, vif, déchirant et douloureux qui accompagne les passions qu’ils ont peintes au moment où elles ont toute leur énergie. De celui qui a tracé avec tant de vérité et de force ces caractères de Néron et de Narcisse immortalisés pour la honte, serait-ce avec quelque justice qu’on dirait qu’il est impossible, avec un cœur bon, d’anatomiser le cœur d’un tyran, et avec une âme honnête, de creuser avec tant de profondeur dans celle d’un scélérat consommé ?

Il était sans doute pénétré d’une grande horreur pour ces monstres à face humaine, puisqu’il a si bien su nous la transmettre. Cependant, pour les peindre ainsi, il a bien fallu qu’il domptât en lui-même cette impression qui, agissant avec toute son énergie, ne lui aurait pas laissé la liberté d’esprit nécessaire pour suivre tous les procédés de son art.

Enfin, c’est sous cette forme que mon indignation et ma douleur ont cherché à se répandre. Si, dans une si terrible situation, elles n’avaient pu prendre qu’une forme et n’avoir qu’un genre d’expression, en supposant que la force humaine pût soutenir cette infernale uniformité, je n’aurais pas tracé une ligne de l’écrit qu’on vient de lire ; mais le malade souffrant s’agite et se tourne, essayant si quelque posture lui rendra son mal plus supportable. L’abattement le désespoir étaient bien mon état habituel, mais j’en sortais quelquefois par l’indignation ; et, de ce dernier sentiment, passant au mépris et à l’ironie, j’ai trouvé quelque soulagement à applaudir au crime pour le montrer mieux dans toute son horreur, et à sourire aux scélérats en leur plongeant le poignard de la satire dans le cœur.


Septembre 1794.