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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Les Tambours de la ville

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Les tambours de la ville.

« Monsieur,

« On a fort bien expliqué, dans le journal du 27 juillet, l’origine de l’usage établi à Francfort-sur-le-Mein, de faire dans les tours des églises une sorte de concert à l’occasion de quelque événement arrivé à un habitant de la ville, et d’aller ensuite lui demander le paiement de ce concert qu’on lui a donné loin de lui, sans son aveu, et souvent malgré lui ; mais on ne l’a pas justifié. Je veux vous parler d’un usage établi à Paris, tout semblable à celui de Francfort, mais à mon avis beaucoup plus injuste. Lorsqu’un homme est nommé à une place, se marie, ou marie sa fille ou son fils, gagne un lot à la loterie, une compagnie de cinq à six tambours vient s’établir à sa porte et fait un vacarme à assourdir tout le voisinage. Vous demandez ce que c’est : Ce sont les tambours de la ville. — Je n’en ai que faire. — Monsieur, ils battront jusqu’à ce que vous leur ayez donné pour boire. — Mais c’est une vexation. — Monsieur, que voulez-vous que je leur dise ? — Qu’il s’en aillent au diable avec leurs caisses. — Monsieur, il ne s’en iront point ; donnez-leur douze francs. Voilà le dialogue qui se fait tous les jours en dix endroits de Paris. Encore vos musiciens de Francfort sont-ils bons à quelque chose aux citoyens qu’ils rançonnent. Ils ne manquent jamais, nous dit-on, de sonner le tocsin en cas d’incendie, et d’indiquer, du haut des tours, la rue ou le village des environs où est le feu. C’est là un service important. Mais à quoi servent des tambours aux habitans de Paris ? J’ajoute, monsieur, qu’il est affreux de ne pouvoir être heureux sans qu’on vienne faire tant de bruit à votre porte, sans qu’on annonce à tout votre quartier le bonheur qui vous arrive, et qui, de cela seul qu’on le poursuit avec six tambours, peut s’effaroucher et s’enfuir. Encore si cette vexation ne se portait que sur des gens riches ! Mais je vous apprends, monsieur, si vous l’ignorez, qu’elle s’étend sur les gens du peuple, et que j’ai vu de pauvres ouvriers, se mariant avec de pauvres filles, forcés de payer cette contribution et de donner à messieurs les tambours, pour s’enivrer au cabaret voisin, le prix de trois ou quatre journées, au moment où ils formaient leur petit établissement avec de petits moyens, incertains s’ils auraient de quoi donner à dîner à leur femme le lendemain de leurs noces. Dénoncez cet abus, monsieur, et que les magistrats le fassent cesser, non pas seulement pour l’intérêt des riches, à qui il est encore juste d’épargner une dépense inutile et forcée, mais pour en affranchir les gens du peuple, à qui elle est à charge.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

Morose.