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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/De la Dévotion politique

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De la dévotion politique.

Rabelais, qui est parfois si bon plaisant, place dans la bibliothèque de Saint-Victor, que son héros Pantagruel trouva fort magnifique, deux ouvrages dont nous avons à regretter aujourd’hui la perte. L’un est : de Origine pate-pelutarum et torti-collorum ritibus libri septem ; et l’autre : Justinianus de cagotis tollendis, etc. ; c’est-à-dire, sept livres de l’Origine des pate-pelus et de la religion des cous-tors ; et Justinien, de la nécessité de se défaire des cagots.

Il paraît qu’en son temps, comme au nôtre, cette race des cagots et des cous-tors infestait le monde ; et, en remontant en effet aux siècles passés, on ne trouve guère d’époque ou l’on n’ait eu à se, plaindre de ce fléau.

Il y a quelques quarante années que, dans une petite guerre élevée contre la philosophie, et dans une de ces facéties dont les Parisiens se divertissaient alors, avant qu’ils eussent la queue de mouton et la queue du diable, un de ces philosophes faisait parler de la manière suivante[1] la dévotion politique (qui n’est autre chose que le cagotisme), s’adressant à l’un des ennemis les plus ardens de la philosophie :

« Je t’ai choisie entre mille pour combattre la philosophie… et tu accuseras les philosophes de n’avoir ni mœurs, ni probité, d’exciter la sédition, et de hair le gouvernement.

» Et je ferai taire en ta faveur les lois qui proscrivent la calomnie.

» Et tu grossiras les fautes du petit nombre de ceux qui, dans les ouvrages métaphysiques que le peuple ne lit point, ont poussé trop loin la liberté de penser, et tu envenimeras même ce qu’ils auront dit de vrai.

» Et tu donneras à entendre que tous ceux qu’on appelle philosophes ont les mêmes opinions, afin que les erreurs d’un seul rendent tous les autres odieux.

» Et le nom de philosophe sera une injure en français.

» Et lorsque la lumière odieuse de cette maudite philosophie sera tout-à-fait éteinte, et que les hommes célèbres, qui sont aujourd’hui parmi vous, se seront dispersés en Hollande, en Prusse, en Angleterre, vous vous réjouirez et vous direz ;


Enfin tout philosophe est banni de céans,
Et nous n’y vivrons plus qu’avec d’honnêtes gens ;


et ce seront tes écrits qui auront produit ces grandes choses.

» Et si l’on te demande qui t’a envoyé, et qui t’a ordonné d’écrire, tu diras que c’est moi, et je vais me faire connaître à toi et dessiller tes yeux.

» Et la voix cessa de parler, et je sentis comme un nuage se dissiper à mes regards, et je vis une petite femme vêtue de noir, et elle avait une ancienne coiffure de la fin du règne de Louis xiv, et elle tenait un stylet dans sa main droite et dans sa gauche un chapelet, et de son bras pendaient par des cordons des croix de différens ordres, des bâtons de commandement, des mortiers, beaucoup de mitres, des brevets de toute espèce, et une grande quantité de bourses.

» Et elle faisait beaucoup de grimaces, et elle avait les yeux baissés, et regardait en dessous et derrière elle avec inquiétude.

» Et je la voyais grandir sensiblement pendant que je la regardais, et je conjecturai que, dans peu de temps, elle serait forte et puissante.

» Et sur son front était écrit la dévotion politique, et sur sa poitrine, j’attends.

» Et je me prosternai à ses pieds, et elle me donna une de ses bourses, et elle mit sa main sur ma tête, et je me sentis animé de son esprit, et je me suis mis à écrire comme il s’ensuit. »

Malheureusement pour l’auteur, en lui annonçant que ses écrits allaient opérer la destruction prochaine de la philosophie, le fantôme le trompait.

Son ouvrage anti-philosophique, après avoir satisfait et les malins, et les jaloux, et les faux dévots, tomba, comme de raison, dans l’oubli ; et non-seulement la philosophie ne succomba point à cette attaque, mais elle continua d’étendre son empire.

Après quelques trente ans de lumières et de progrès, commença à se montrer dans les esprits un désir plus vif de la réformation des abus, une tendance plus générale et plus forte au perfectionnement de l’ordre social, un plus grand respect pour la liberté individuelle et les droits de la propriété ; et le besoin d’une garantie des droits du citoyen contre les excès du pouvoir, etc.

Toutes ces vues étaient, il est vrai, celles de la philosophie ; mais ce n’étaient pas assurément celles des hommes qui provoquèrent et dirigèrent notre sanglante révolution. On sait bien que ces hommes-là n’étaient pas des philosophes, mais des ignorans aussi intrigans que factieux, s’emparant de quelques maximes qu’ils ne comprenaient pas ; et enfin, des assassins et des brigands, entraînant à leur suite un peuple aveugle et armé. On sait bien que les vrais défenseurs de la propriété et de la sûreté individuelle n’ont pu ni conseiller ni approuver le pillage, les assassinats et les incendies. La philosophie demeura étrangère à toutes ces horreurs. Montesquieu, Voltaire, Buffon, d’Alembert, Condillac, J.-J. Rousseau, Saint-Lambert, Malesherbes, Turgot, n’avaient été ni des conjurateurs, ni des incendiaires ; et si jamais quelque gouvernement protecteur vient enfin nous apporter le salut, il ne pourra qu’entrer dans les mêmes routes que la philosophie lui a ouvertes et tracées.

L’opposition évidente de la philosophie et de la doctrine révolutionnaire est bien facile à saisir ; mais les cous-tors et les cagots, ennemis de la raison et de ses progrès, n’en crieront pas moins à la philosophie comme au meurtre et au feu, toutes les fois qu’on voudra faire faire à l’esprit humain un pas de plus. Il est si commode, pour combattre une doctrine raisonnable, de pouvoir se borner à dire, c’est de la philosophie, et à celui qui l’avance, vous êtes un philosophe, qu’on ne renonce pas facilement à de tels avantages.

C’est par cette raison, et attendu le retour périodique des mêmes folies parmi les hommes, à des intervalles assez courts, que le monde littéraire se trouve aujourd’hui dans la même situation qu’en 1760. La dévotion politique, comme une comète, se remontre à nos yeux, mais avec les différences qui la mettent dans une impuissance absolue de nuire.

Au lieu de stylet, elle n’a plus qu’une plume ; son chapelet est fort réduit, comme celui des faux dévots, qu’on a appelés catholiques à gros grains, qui n’ont plus qu’un pater.

Par ces raisons et quelques autres, nous sommes portés à croire que la guerre que les dévots politiques font aujourd’hui à la philosophie, ne sera pas plus heureuse pour eux que celle qu’ils lui ont faite depuis le milieu du siècle dernier, et que, dans cette situation des choses, on peut regretter moins l’ouvrage de cagotis tollendis, surtout si les honnêtes gens prennent la noble résolution de ne plus acheter et payer les sottises anti-philosophiques dont on salit certains papiers publics ; car hoc genus dœmoniorum non ejicitur, nisi in jejunio.

  1. Dans la Vision de Palissot ;