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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettre de Cérutti sur J.-J. Rousseau

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Lettre de Cérulti sur J.-J. Rousseau.

Pag. 111. « Rousseau… se brouille… avec le baron d’Holbach. Nous transcrivons ici une lettre assez curieuse, où Cérutti justifie le baron d’Holbach contre les accusations de Rousseau dans les Confessions :

« La vérité que l’on croit quelquefois perdue, ne l’est jamais entièrement, et l’on en retrouve par-ci, par-là, des restes précieux. Je suis assez heureux pour en avoir recueilli, en passant, une qui peut servir à justifier un homme estimable, attaqué par un homme célèbre. Il s’agit du feu baron d’Holbach, que les Confessions de J.-J. Rousseau inculpent et outragent d’une manière d’autant plus cruelle, qu’elle semble plus naïve et plus simple. Voici un récit non moins simple et non moins naïf.

« J’étais aux eaux de Contrexeville. Le baron d’Holbach y arriva. Sa réputation philosophique et sa physionomie vertueuse m’attirèrent vers lui. Plus je l’écoutai, plus je l’observai, et plus je m’attachai à son cœur dont je crus voir tous les mouvemens. Une prévention me restait contre lui. J’avais entendu dire qu’il avait abandonné et persécuté même le citoyen de Genève. Je m’en expliquai un jour avec lui, d’abord timidement, et en tâtonnant, ensuite dans une pleine effusion de confiance. Je m’étais attendu à des subterfuges ou à des récriminations. Point du tout. Sans un moment d’altération ou d’embarras ou de colère, il me raconta sa liaison, ses disputes, sa rupture avec l’auteur de Julie. C’est Diderot qui les avait liés ensemble. Les singularités de Rousseau étaient quelquefois choquantes, mais excusables par sa situation et intéressantes par son génie. Voici les propres paroles du baron d’Holbach :

« Rien n’était plus commun que la conversation ordinaire de Jean-Jacques ; mais elle devenait réellement sublime ou folle dès qu’il était contrarié. J’ai à me reprocher d’avoir multiplié ces contrariétés pour multiplier ces momens d’éclat et de verve. Cependant, lorsque je voyais qu’il s’emportait, je m’étudiais à le calmer, et il retombait tout de suite dans son engourdissement. J’étais idolâtre de la musique italienne ; il ne l’était pas moins. Son Devin du village ne fut goûté ni prôné par personne autant que par moi ; mais le génie musical de l’auteur était sujet aux mêmes disparates que ses autres talens. On l’accusa de plagiat : je voulus vérifier : je ne tendis pas des pièges ; mais je hasardai des épreuves. Il s’aperçut de mes défiances, et, dès ce moment, je perdis son amitié. Ayant perdu ma première femme, je reçus de lui une lettre si touchante que je crus son amitié ranimée par mes chagrins ; je l’accueillis, je le recherchai et je le soignai avec un zèle nouveau, et, pour ainsi dire, paternel. C’est dans ce moment qu’il venait de se vouer tristement à une bien plate union. On ne peut imaginer un contraste plus affligeant que celui qu’il présentait avec sa Thérèse et son génie. Diderot, Grimm et moi, nous fîmes une conspiration amicale contre ce bizarre et ridicule assemblage. Il fut blessé de notre zèle, indigné de notre désapprobation, et dès ce moment il se tourna avec une véritable fureur contre notre philosophie anti-thérésienne. Plus nous cherchions à le ramener vers ses anciens amis, plus il s’éloignait des uns et des autres. J’ai vu Diderot en pleurer. J’en ai gémi moi-même amèrement. Mais on n’imaginerait jamais la scène qui décida notre rupture.

» Il dînait chez moi avec plusieurs gens de lettres, Diderot, Saint-Lambert, Marmontel, l’abbé Raynal et un curé, qui, après le dîner, nous lut une tragédie de sa façon. Elle était précédée d’un discours sur les compositions théâtrales, dont voici la substance. Il distinguait la comédie et la tragédie de cette manière. Dans la comédie, disait-il, il s’agit d’un mariage et dans la tragédie d’un meurtre. Toute l’intrigue, dans l’une et dans l’autre, roule sur cette péripétie : épousera-t-on, n’épousera-t-on pas ? tuera-t-on, ne tuera-t-on pas ? On épousera, on tuera ; voilà le premier acte ; on n’épousera pas, on ne tuera pas, voilà le second acte ; un nouveau moyen d’épouser et de tuer se présente, et voilà le troisième acte ; une difficulté nouvelle survient à ce qu’on épouse et qu’on tue, et voilà le quatrième acte ; enfin, de guerre lasse, on épouse et l’on tue : c’est le dernier acte. Nous trouvâmes cette poétique si originale, qu’il nous fut impossible de répondre sérieusement aux demandes de l’auteur. J’avouerai même que moitié riant, moitié gravement, je persiflai le pauvre curé. Jean-Jacques n’avait pas dit le mot, n’avait pas souri un instant, n’avait pas remué de son fauteuil. Tout-à-coup il se lève comme un furieux, et s’élançant vers le curé, il prend son manuscrit, le jette à terre et dit à l’auteur effrayé : Votre pièce ne vaut rien ; votre discours est une extravagance ; tous ces messieurs se moquent de vous ; sortez d’ici, et retournez vicarier dans votre village. Le curé se lève alors non moins furieux, vomit toutes les injures possibles contre son trop sincère avertisseur ; et des injures il aurait passé aux coups et au meurtre tragique, si nous ne les avions séparés. Rousseau sortit dans une rage que je crus momentanée, mais qui n’a pas fini, et qui même n’a fait que croître depuis. Diderot, Grimm et moi, nous avons tenté vainement de la ramener. Il fuyait devant nous. Ensuite sont arrivées toutes les infortunes auxquelles nous n’avions de part que celle de l’affliction. Il regardait notre affliction comme un jeu et ses infortunes comme notre ouvrage. Il s’imagina que nous armions le parlement, Versailles, Genève, la Suisse, l’Angleterre, l’Europe entière contre lui. Il fallut renoncer, non à l’admirer ni à le plaindre, mais à l’aimer ou à le lui dire. L’homme le plus éloquent s’est rendu ainsi l’homme le plus anti-littérateur, et l’homme le plus sensible s’est rendu le plus anti-social. »

« Tel fut, presque mot pour mot, la discours du baron d’Holbach. Je me crois obligé de le rapporter pour l’honneur de sa mémoire. Je satisfais ce devoir de justice avec d’autant plus de plaisir qu’il n’est pas sans une espèce de danger. Les enthousiastes de Rousseau trouveront peut-être mauvais que j’ose disputer contre leur enthousiasme et même contre le mien. Je connais l’intolérance de la liberté ; mais elle n’arrête pas la liberté de la justice. Heurter de front les opinions fanatiques, c’est aborder une île sauvage je ne craindrais pas de m’exposer à être dévoré par ses habitans, si j’avais ou un ami à délivrer de leurs mains, ou un cadavre chéri à défendre de leurs outrages. Je porterai ma témérité jusqu’à observer combien il est horrible qu’un homme, fût-il un demi-dieu, immole, en mourant, sur sa tombe tous les amis de sa vie, et force leurs mânes plaintifs à suivre avec opprobre les siens jusqu’à la dernière postérité. En un mot, les confessions de ce genre sont un héritage de fureur et des legs d’infamie.


Cérutti.