Aller au contenu

Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/III

La bibliothèque libre.


LETTRE III.

Paris, mars 1817.

Mon cher et ancien ami,

Je dois commencer par vous prier de mettre aux pieds de Sa Majesté l’hommage de ma reconnaissance pour la bonté dont elle me donne une marque précieuse en me plaçant au nombre des hommes de lettres qu’elle honore de sa bienveillance et de quelque estime. Je voudrais pouvoir payer ses bontés de quelque retour, mais je n’ai plus à lui offrir que les faibles restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. Ces restes, tels quels, lui appartiendront désormais, et vous obtiendrez qu’on les accueille avec indulgence.

J’ai été affligé de ne pas recevoir un mot de vous qui m’annonçât la grâce que je reçois de S. M., que je n’ai sue que par un billet de M. Jame[1]. J’ai rencontré M. de Girardin chez M. Mollien ; il m’a dit qu’il ne m’avait apporté aucune lettre. Je voulais savoir de lui comment vous êtes, comment vous vous trouvez, et, sur toutes choses, si le Prince qui s’est dévoué à la bonne œuvre de civiliser et de rendre heureux un peuple, qu’on ne calomnie pas en disant qu’il est encore un peu reculé dans l’échelle de la civilisation, trouve dans ses succès quelque récompense de ses soins.

Je suis allé chez M. de Girardin, et je ne l’ai point trouvé ; il m’a fait dire qu’il viendrait me voir, et, jusqu’à présent, je ne sais rien de ce que j’espérais savoir de lui. Vous en êtes d’autant plus obligé de me donner quelque explication sur tous ces points, et je l’espère de votre amitié. Vous voudrez bien aussi me faire savoir si les petites observations que je vous ai envoyées sont convenables pour le fonds et pour la forme.

Jusqu’à ce que vous m’ayiez tracé une autre marche, je croirai remplir les intentions de S. M. en vous adressant à vous-même quelques observations sur des objets qui ne sont plus sous ses yeux, et auxquels elle prend l’intérêt qu’ils inspirent à toute âme bien née et à tout esprit bien fait ; je veux dire les progrès et l’état des lettres et de la philosophie, les deux consolateurs et les deux appuis de la vie humaine.

J’entre en matière, en vous parlant des ouvrages présentés à notre Académie ; l’un de poésie et l’autre de prose. Nous avons eu un fort bon concours pour la poésie : nous avons distingué trois ouvrages ; celui de M. Millevoye, un second d’un jeune homme appelé Fabre, qui n’a pas vingt ans, et un troisième dont l’auteur ne se nomme pas ; le sujet était le Voyageur. Le prix avait été déjà manqué ; il a été donné à Millevoye ; et, comme l’Académie avait témoigné le regret de n’avoir pas un second prix à donner à la pièce de Fabre, le ministre de l’intérieur a rempli notre souhait en lui accordant une médaille de 1000 francs. Vous verrez que les deux prix sont fort bien gagnés.

Le concours pour la prose n’a pas été aussi heureux. Nous avons bien distingué deux ou trois discours, dans l’un desquels nous avons trouvé de fort belles choses, beaucoup d’esprit, des idées et une manière originales, mais quelques défauts graves, comme des omissions importantes, des inégalités, quelques injustices, etc. Deux autres pièces étaient des volumes demandant cinq à six heures de lecture, et par conséquent sortant des limites des discours académiques, pour lesquels l’attention du public est à peine d’une heure, et n’ayant pas, d’ailleurs, assez de mérite pour être couronnés.

Nous avons donc remis le prix, et, à cette occasion, on a mis en question si, en conservant le même sujet pour l’année prochaine, on doublerait le prix. À ce doublement il s’est montré une opposition appuyée sur des raisons si étranges, qu’elles méritent que je vous les transmette, parce qu’elles indiquent, surtout de la part de ceux qui les ont données, une allure inattendue et une déviation de l’esprit public, de la route où nous croyions, vous et moi, qu’on marcherait désormais, à la suite des progrès de la raison.

Vous savez que le sujet était le mérite littéraire et philosophique du dix-huitième siècle.

Les opposans au doublement ont dit qu’il eût été peut-être à désirer, dès l’année dernière, qu’on ne proposât pas un tel sujet ; que, quel que fût le discours couronné, on devait prévoir qu’il serait l’objet d’une critique amère de la part de la nombreuse classe d’hommes qui s’élevait aujourd’hui contre l’esprit de ce siècle, et qui s’étaient fait les détracteurs de tous ceux qui l’avaient illustré ; que, puisqu’on ne pouvait pas retirer le sujet, au moins ne fallait-il pas lui attribuer un prix double, ce qui était une espèce d’affection et de moyen extraordinaire de faire louer le dix-huitième siècle, fourni par ceux-là même qui ont quelque intérêt à ces éloges ; qu’on ne manquerait pas de dire que nous n’avions pas trouvé de panégyriste à 1500 fr., et qu’il nous avait fallu le payer mille écus, etc.

Ils ont donné à entendre aussi, que le gouvernement, bien conseillé, ne devait pas permettre à l’Académie de cumuler ainsi les récompenses littéraires, qu’il fallait avoir un discours pour 1500 francs, et que le prix étant remis, il fallait proposer un second sujet et avoir deux discours.

Ils ont prétendu enfin qu’on ne pourrait jamais obtenir un bon discours sur le sujet proposé, tant parce qu’il était difficile en lui-même, que parce qu’on ne pouvait pas tout dire sans exciter de grandes réclamations, et peut-être aussi contrarier les vues actuelles du gouvernement, qui veut rendre quelque empire aux idées religieuses qui, etc., etc.

Les partisans de l’opinion contraire ont répondu que l’Académie n’avait pas à se repentir d’avoir proposé ce beau sujet ; qu’il était difficile ; mais non pas impossible à traiter ; que la preuve en était dans le discours même qui avait été distingué des autres, et où le sujet est traité assez convenablement, et de manière à ne pas exciter les vives réclamations qu’on voulait faire craindre ; que c’était une véritable pusillanimité que de craindre pour l’Académie les critiques insolentes et injustes auxquelles on a laissé malheureusement un trop libre cours, et qui ne manqueraient pas de s’exercer contre l’éloge du dix-huitième siècle, quelque juste et quelque mesuré qu’il fût ; qu’on ne faisait rien d’extraordinaire en doublant le prix, lorsqu’il n’avait pas été gagné une première fois ; que c’était l’usage de toutes les académies, etc.

Nous avons eu beau faire valoir ces raisons et d’autres que je vous épargne, nous avons été tondus, Suard et moi, et un petit nombre d’autres ; et nous ne doutons pas que notre déconfiture ne tienne à un certain esprit de parti dont je vous parlerai ci-après.

Nous attendons toujours que le cardinal Maury demande un jour pour sa réception, qui ne peut avoir lieu que vers la fin du mois d’avril, pour n’être pas trop voisine de notre assemblée publique du mercredi premier d’avril, jour de la distribution de nos prix. Nous croyons que, sur sa demande, la classe aura à revenir sur sa délibération antérieure, par laquelle elle a réglé qu’on ne lui donnerait pas le monseigneur, attendu qu’un certain article du Moniteur a paru à beaucoup de personnes indiquer que l’intention de l’Empereur était qu’on suivit pour le cardinal Maury l’exemple donné par Fontenelle recevant le cardinal Dubois (le seul membre qui ait été reçu étant cardinal), et qui l’appela monseigneur, non pas en marmottant ce mot, comme l’ont donné à entendre d’Alembert et Duclos, mais dans toute la teneur du discours, et à diverses reprises ; et véritablement cette raison paraît sans réplique, vu que les compagnies ne se conduisent que d’après des usages, et qu’elles sont trop heureuses d’en avoir auxquels elles puissent se prendre, et puis, qu’est-ce que cela fait ?

À propos du cardinal, il m’a lu dernièrement la péroraison de son discours, qui est tout entière formée de l’éloge de l’Empereur, d’une belle et grande manière, dans laquelle on pourra trouver quelques hyperboles difficiles à éviter, par-là même qu’on a à louer de si grandes choses. Au reste, le fonds de son discours est l’éloge de l’abbé de Radonvilliers, pour lequel il a véritablement employé la loupe qui magnifie les petits objets. Il ne dit que quatre mots de Target, terrain sur lequel il n’a pu marcher que comme chat sur braise. Je ne connais pas le reste de son discours, et je ne répondrais pas qu’il y ait mis dans tous les sens la réserve et l’équilibre qu’il est, je pense, obligé de garder. Je vous en dirai davantage lorsque je l’aurai entendu, soit avant, soit après sa réception.

Avant de quitter l’Académie, je vous dirai que l’Institut est établi au Collège Mazarin, et par conséquent renvoyé à jamais du Louvre. On peut regretter, sans doute, cette co-habitation du savoir et du pouvoir, qui a fourni quelques belles phrases à nos orateurs ; mais la protection peut n’en être pas moins efficace et moins agissante, quoique le protecteur et le protégé n’habitent pas ensemble. Nous gagnons à être chez nous, de n’avoir pas à notre porte une sentinelle empêchant l’entrée d’un paquet de livres, et un fiacre de me descendre à couvert. À la vérité, jusqu’à présent, nous ne sommes pas commodément, si l’on en excepte la salle des assemblées publiques, qui n’est pas mal, sauf quelques incommodités, et notre bibliothèque, qui est placée dans un très-beau vaisseau. Mais ces inconvéniens pourront se corriger lorsqu’on voudra bien faire déloger du Collège un nombre considérable de gens que la faveur y a placés, et dont les logemens peuvent fournir des salles commodes pour les assemblées particulières de chaque classe, et pour la nôtre une bibliothèque appropriée à nos travaux, qui peut être, ou celle que j’ai formée pour notre commission, ou toute autre qu’on voudra faire sur le même plan, et dont le travail du Dictionnaire ne peut se passer.

Je ne puis me dispenser de vous instruire, en qualité de confrère à l’Académie, de ce qui s’est passé récemment, relativement au Dictionnaire. Le ministre a paru désirer, il y a quelque temps, savoir où en était le travail : c’était à la commission du Dictionnaire, et par conséquent à moi secrétaire, à lui répondre. Je n’ai pu, ni voulu dissimuler un fait public : c’est que, depuis dix-huit mois que la commission et l’Académie s’en occupent, l’Académie n’a encore fait que l’A, qui n’est guère que la treizième ou quatorzième partie de l’ouvrage, ce qui en renverrait la fin à quelques trente ans d’ici, et ce qui pourrait faire voir par le gouvernement la dépense faite par la commission comme trop prolongée. La réponse que j’ai faite au ministre l’a satisfait. J’ai distingué, dans mon rapport, l’ouvrage de la commission et celui de l’Académie. J’ai observé que le travail de la commission était de beaucoup en avance sur celui de l’Académie, et qu’il le serait désormais encore davantage à mesure que l’habitude aurait diminué les difficultés, que nous aurions toutes nos maximes faites et notre marche plus ferme. Nous avons assuré le ministre que la commission terminerait en cinq à six ans la copie du Dictionnaire, préparée à recevoir les corrections et la dernière main de l’Académie (sans lesquelles le Dictionnaire ne serait pas celui de l’Académie), et qu’alors cesseraient les dépenses, sauf à continuer la commission pour le travail d’une grammaire, d’une rhétorique, d’une poétique, etc. ; que, quant au temps où l’Académie pourrait terminer sa révision, c’est ce qui ne dépendait pas de la commission, et que nous pouvions seulement croire que, dans la suite, l’Académie elle-même, ayant une plus grande habitude de ce travail, l’exécuterait avec plus de promptitude, etc.

Vous me voyez par-là engagé à vivre encore six ans, pour que je puisse dire exegi monumentum ; car il est vrai que je fais la plus grande partie de ce travail. Je ne sais pourtant si je pourrai pousser mon bidet jusque-là. Je suis entré le 7 du courant dans ma quatre-vingt-unième année, et je puis dire encore comme le rhéteur de Juvénal :


Superest Lachesi quod torqueat et pedibus me
Porto meis.


Mais se promettre six ans à mon âge, c’est beaucoup. Quoi qu’il en arrive, j’ai chanté encore chez Bidermann l’anniversaire de ma naissance en avancement d’hoirie, et pour l’année 1808 ; et, comme je vous ai, l’an dernier, envoyé mes chansons pour 1807, il faut bien que je vous envoie celles-ci. Des deux que je vous adresse, il n’y en a qu’une qui est proprement un anniversaire ; l’autre est la complainte d’un vieillard devenu aveugle, et malheureusement je suis ou je serai bientôt ce vieillard-là. Mes yeux, ou plutôt celui qui me reste, est fort affaibli. J’ai donc chanté mes privations, ou je me suis efforcé de m’en consoler d’avance en chantant, craignant de n’en avoir pas le courage quand elles seront arrivées. Vous y pardonnerez quelques libertés, car il faut en pardonner à un malheureux aveugle. Vous saurez aussi que j’ai fait l’air et les paroles ; et que nos délicats, à qui j’ai chanté mes stances, ont jugé qu’elles n’étaient pas mauvaises, et que l’air était bien adapté aux paroles ; mais je doute qu’au pays que vous habitez on les juge avec autant d’indulgence. Les Italiens, et en général les étrangers, ne sentent pas, ne goûtent pas nos chansons, et n’en font point du même genre que nous ; mais quoi qu’il m’arrive, voilà les miennes, que vous trouverez plus bas, après toute ma prose.

Voici maintenant l’explication et la preuve de ce que je vous ai dit ci-dessus du débat élevé à l’Académie, à propos du sujet du prix de prose. Vous la trouverez dans ce que j’ai à vous dire du succès prodigieux d’un M. Fressinous, missionnaire d’une espèce nouvelle, qui fait tous les dimanches à Saint-Sulpice, de deux heures à quatre, une catilinaire ou une verrine, comme il vous plaira l’appeler, contre les conjurateurs et les brigands qu’on appelle philosophes. Il a pour auditeurs, plus que bénévoles, toutes les dames du faubourg Saint-Germain, et même celles qui se sont retirées dans notre faubourg Saint-Honoré, et tous les jeunes gens de même étoffe. Tout cela est d’une assiduité exemplaire aux harangues de M. Fressinous, qui leur prouve que, sans la religion catholique, apostolique et romaine, sans une ferme croyance à ses mystères, il n’y a ni vertu ni morale ; que la morale et la vertu n’ont pas d’autre base sur laquelle elles puissent s’appuyer, ce qui est, comme on voit, infiniment utile à enseigner dans un temps où nous avons pour citoyens des calvinistes, des luthériens, des juifs, etc. ; qui ne pourront plus se piquer d’avoir de la morale, lorsqu’on leur aura une fois prouvé qu’il leur est impossible d’en avoir.

Mais ce n’est pas tout pour ces dames de se nourrir du pain de la parole de M. Fressinous, elles le distribuent dans le monde avec beaucoup de charité et de zèle ; et j’ai quelquefois le petit dégoût de me voir adresser, dans l’espoir de me convaincre, des apologies de la révocation de l’édit de Nantes et de l’intolérance religieuse, des souhaits pour le rétablissement des jésuites, des moines, et des couvens de filles. Je puis vous dire même que j’ai eu une de ces scènes à l’occasion de ce qui se passe chez vous. J’avais lu avec une extrême satisfaction dans un journal, un article de Naples contenant une loi pour la suppression des ordres religieux bernardins et bénédictins. Je me suis avisé d’en faire l’éloge : sur cela j’ai été assailli par deux ou trois dames à la fois, secondées de quelques-uns de leurs chevaliers. On regrettait surtout les charités des bons religieux, c’est-à-dire les soupes à la porte des couvens, et l’asile où le père de famille ensevelissait deux ou trois de ses enfans pour enrichir celui qui restait, etc.

J’ai eu beau dire que quatre-vingts ou cent pères de famille propriétaires ou cultivateurs, et des mères faisant et élevant des enfans étaient quelque chose de plus utile que des moines oisifs et des religieuses cloîtrées, on m’a fort mal traité, et on est allé jusqu’à m’appeler philosophe : à cette injure, il a fallu quitter la place.

Maintenant, et pour parler sérieusement, je dirai que la marche de l’opinion publique chez nous, sur ces objets importans, est malheureusement rétrograde. La dévotion politique et l’intolérance font des progrès sensibles. Heureusement le gouvernement ne prend pas pour règle l’opinion des dames du faubourg Saint-Germain.

Au reste, pour revenir à vous, l’édit qu’attaque une sotte superstition, et ce qui est pire, un esprit de parti très-dangereux et très-ennemi du gouvernement, me paraît très-bien fait. Le préambule justifie les dispositions de la loi par une excellente raison, la nécessité qui force chaque nation de suivre le mouvement de l’esprit du siècle ; car le mouvement de l’esprit humain vers la vérité est comme la destinée dont Sénèque a dit si bien : Volentem ducunt fata ; nolentem trahunt. Les gouvernemens n’ont rien de mieux à faire qu’à le suivre.

La conservation des grands dépôts de livres et de manuscrits existant dans les abbayes supprimées, le traitement fait aux individus, meilleur et plus humain que celui qu’ils ont éprouvé en Espagne, en France et ailleurs ; l’emploi des religieux mendians pour les petites écoles, tout cela est digne d’un gouvernement éclairé et juste, et ne peut être décrié que par des ennemis des lumières et du bonheur du genre humain.

Vous aurez sûrement reçu l’histoire de l’anarchie de Pologne, par Rulhières. Si vous voulez que je vous en dise mon opinion, il me semble qu’à ne parler d’abord que du style et de la manière, l’ouvrage est fait pour honorer notre littérature dans le genre de l’histoire. Il réussit beaucoup et mérite ce succès. J’en ai lu quelques morceaux, car le temps et les yeux me manquent pour des lectures de longue haleine. Je ne sais pourquoi on ne l’a pas appelé les Révolutions de Pologne. La Notice sur Rulhières, par Daunou, pèche par le plus grand des vices d’un ouvrage de ce genre, puisque l’auteur n’a point connu Rulhières et ne le peint pas avec vérité. Vous pouvez en juger, vous qui l’avez connu comme moi. Il est vrai que Daunou s’est aidé du portrait qu’en a tracé Chamfort ; mais celui-ci n’a vu dans Rulhières que les mauvais côtés, et n’a jamais rendu toute justice à son talent ; et j’oserai dire qu’il a peut-être vu son caractère même plus méchant qu’il n’était réellement, tant je suis moi-même bon homme.

C’est peut-être là ce que vous direz de moi en lisant ceci ; mais je repousserai cette injure comme Argan dans Molière : Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux ; et, pour vous le faire voir, je rappellerai ici la jolie épigramme de Lebrun :


Connaissez-vous Chamfort, ce maigre bel-esprit ?
Connaissez-vous Rulhière, à face rebondie ?
CoTous deux se nourrissent d’envie,
CoMais l’un en meurt et l’autre en vit.

Je reviens à l’histoire. Une chose m’a frappé dans ce que j’en ai lu. On y voit de fortes têtes, des courages à toute épreuve, des caractères antiques, des Phocions, des Catons d’Utique, enfin, des hommes de Plutarque ; et, quand on se demande à quoi sont employées toutes ces vertus, quel est le but que se proposent ces personnages héroïques, on n’en trouve aucun digne de tant d’efforts.

Car quel est enfin le résultat le moins déraisonnable auquel ils puissent arriver ? c’est d’établir, sous le nom de monarchie, une aristocratie tyrannique sur leur nation, qui devient condamnée à une éternelle servitude, sous un chef impuissant à faire aucun bien, par la dépendance où il est d’une noblesse sur qui les lois n’ont aucun pouvoir.

Et, si vous voulez voir cette observation confirmée, et un jugement anticipé de son ouvrage, porté par Rulhières lui-même, je vous le ferai voir dans ce qu’il a dit des Russes, à la tête de sa conjuration de Russie, et que je trouve parfaitement applicable aux Polonais.

« Quelques traits d’habileté et de courage qu’on trouvera dans cette histoire, ne doivent faire pas illusion ; et si quelques-uns de mes lecteurs ont pris de l’estime pour une nation où il se trouve de tels hommes, je les prie d’observer que ce qu’ils admirent tient à l’habitude des conjurations, à l’espérance des fortunes rapides, et que ces convulsions sont toujours momentanées, etc. »

Quant au fond, l’ouvrage a tout l’air d’un roman. Ces belles harangues des confédérés, comme celle de Pulausky, au troisième volume, sont à la manière de Tite-Live, et n’ont pas plus été prononcées telles qu’on nous les donne, que celles de l’historien latin. Le but de l’auteur, d’inspirer la haine contre les Russes et contre Catherine II, est trop manifeste. Vous aurez remarqué aussi l’embarras dans lequel se trouve Rulhières, ne pouvant se dissimuler les maux de l’anarchie et les avantages que pouvait trouver la Pologne dans un gouvernement monarchique, et forcé par son plan de peindre de couleurs horribles toutes les mesures de la Russie, tendant au fond à soumettre ce malheureux pays à un gouvernement régulier, but bien justifié par les résultats, puisque, si l’on excepte les parties soumises à la Prusse, les deux autres parts de la Pologne ont prospéré sous les nouveaux maîtres qu’elles ont eus.

Mais je m’aperçois que je me jette dans la politique, à laquelle je n’entends rien, et je reviens à des objets moins importans.

Je ne sais si vous avez avec Mme de Staël quelque correspondance ; si quelqu’un vous donne de ses nouvelles et si vous y mettez quelqu’intérêt, mais j’y en mets, moi, et, d’après cette pensée, je vous dirai que la pauvre dame est toujours occupée du désir brûlant de revenir à Paris, ou du moins, de s’en rapprocher de manière à pouvoir entretenir avec ses amis, un commerce plus suivi. Hors de Paris, c’est le poisson hors de l’eau. Quelqu’un lui demandait : mais enfin, madame, vous pouvez avoir à quelque distance de Paris, quatre ou cinq amis, dont la société vous serait agréable ? Pendant quinze jours, répond-elle. Elle vient de faire pour cela une tentative dont je crains pour elle les suites. Voyant qu’on l’a soufferte à Acorta, près Meulan, depuis cinq ou six mois, elle a voulu acheter une petite maison à St.-Germain. On lui a dit que cela était trop près de la Malmaison, Elle a acheté à Cernay, une maison que vous pouvez avoir connue, appartenant à un procureur Deniset, derrière celle de Mme Broutin. Je sais qu’on a dit : Mais cette vallée de Montmorency est un faubourg de Paris, et qu’on ne lui a donné, jusqu’à présent, aucune sûreté de pouvoir l’habiter. J’ai fait cette observation à son homme d’affaires, qui m’a dit qu’en ce cas, elle la revendrait en perdant dix mille francs. Voilà une belle opération de finance.

Il paraît depuis quelques semaines un ouvrage bien utile, la Chimie appliquée aux arts, par C***. Je n’en ai lu que la préface, dont j’ai été fort content, à raison des idées libérales qui y sont présentées d’une manière très-franche. Vous vous souvenez que C***, ministre, ne pratiquait pas trop bien les maximes de C***, écrivain ou discoureur ? mais sa doctrine n’en est pas moins utile à répandre et à pratiquer.

La lecture de sa préface m’a suggéré une réflexion que vous ne désapprouverez pas, la voici :

Les artistes et manufacturiers de tous les pays font tous leurs efforts pour tenir leurs procédés secrets, et les gouvernemens, secondant en cela leurs vues, ont prononcé des peines sévères, et quelquefois cruelles, contre toute communication des secrets et machines des arts, faite aux étrangers, en même temps que la politique a tendu de toutes ses forces à établir les prohibitions, qui isolent les nations et qui rendent entre elles ou impossibles ou moins fréquens et moins étendus, le commerce, les échanges, etc.

Or, pendant que s’exercent tous ces efforts d’une industrie qui veut être exclusive, et d’une politique jalouse, l’esprit humain, perfectionnant les sciences et les arts et arrivant à en connaître, à en démontrer les principes, la science se répand malgré ces obstacles. Les principes de la chimie, qui sont en même temps ceux de tous les arts connus par la voie de l’impression, et d’une nation à l’autre par les traductions, deviennent communs. La chimie, en créant plusieurs branches d’industrie, perfectionne les autres et rend ainsi publics et connus, tous les procédés des arts dont les artistes et les manufacturiers faisaient autrefois des mystères et qu’ils transmettaient en héritage à leurs enfans. Le domaine des arts devient ainsi le patrimoine, non-seulement de tous les citoyens d’un même pays, mais de toutes les nations civilisées, et ces progrès de la science vont déjouant ainsi toutes les jalousies d’industrie et de commerce, et toute la politique prohibitive des nations entre elles.

Il est bon de remarquer aussi à cette occasion, que, comme les progrès des connaissances combattent les systèmes prohibitifs, réciproquement ces systèmes traversent, autant qu’ils le peuvent, et retardent les progrès des connaissances les plus utiles à l’homme, de sorte que, si cette politique obtenait des succès complets, elle fixerait les arts et les sciences elles-mêmes, au point où ils sont arrivés dans chaque nation et bientôt après elles les feraient rétrograder, car leur nature est de reculer quand ils n’avancent pas.

Morellet.
  1. Trésorier du roi Joseph à Paris. (Note de l’Éditeur.)