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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/IV

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LETTRE IV.

25 Mars.

J’ai fait hier ma cour à la reine[1], en la qualité d’un de ses nouveaux serviteurs. J’avais engagé mon confrère Boufflers à me servir d’appui ; mais j’ai bientôt vu qu’avec une personne si éminemment bonne, et, si vous me passez l’antithèse, si éminemment simple, cette précaution était inutile. Elle m’a invité à aller la voir à Morfontaine. Elle m’a parlé de notre ami Lécuy[2], dont il paraît qu’elle est fort contente. Elle nous a fait voir ses enfans. Enfin, elle a conversé avec nous près de trois quarts-d’heure, avec une admirable simplicité.

Il est temps de finir cette longue dépêche. En la terminant, je vous demande en grâce de me faire savoir si la forme en est convenable, et si les objets que j’y ai touchés sont à peu près ceux quels on daigne mettre quelqu’intéret. Vous concevez que j’ai besoin d’être rassuré sur ce point.

J’ai besoin aussi d’un mot d’amitié de votre part. Vous ne m’avez pas donné signe de vie, depuis le mois de septembre. Je sais que vous avez des affaires pardessus les yeux ; mais enfin une petite page est bientôt écrite. Cette observation m’avertit moi-même qu’il ne faut pas dérober plus de temps au ministre des finances d’un grand pays, d’autant que, d’après ce que m’a dit Mollien ces jours passés, vous voulez organiser cette partie de l’administration, sur un plan très-étendu et très-régulier, comme vous aimez à faire. Dieu vous assiste dans cette difficile besogne. Je frémis quand je pense qu’il pouvait très-bien m’arriver, il y a trente ou quarante ans, d’être à la chiourme dans cette galère, et que mon bon ange m’a toujours garé de ce danger, et m’a laissé libre et maître de mes futiles occupations ; et je dis en pensant à mon vieux ami qui est au gouvernail :


Suave mari magno turbantibus æquora ventis
E terra magnum alterius spectare laborem, etc.


Je finis, mon cher et ancien ami, en vous remerciant des bons offices que vous m’avez rendus auprès de Sa Majesté, et qui ont pu concourir, avec sa bonté et son amour pour les lettres, à m’obtenir la grâce que je reçois de lui. Ma reconnaissance pour vous, n’est point du tout aux dépens de celle que je lui ai vouée. Il rend ma vieillesse douce ; il me tranquillise sur mon avenir ; il me met en état de faire même quelque bien. Enfin, lorsque vous en aurez l’occasion, dites-lui que son bienfait n’est pas perdu.

Je salue respectueusement le ministre, et j’embrasse mon ancien ami.

Morellet.
  1. Julie, reine de Naples.
  2. Ancien général de prémontrés, alors aumônier de la reine Julie, et chargé de l’instruction religieuse de ses enfans. (Note de l’Éditeur.)