Aller au contenu

Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/VI

La bibliothèque libre.

LETTRE VI.

Jeudi mai.

J’ai pris l’engagement de rendre compte à Votre Excellence de la séance de réception du cardinal Maury. Elle avait attiré tout Paris. Six mois d’attente avaient excité une curiosité universelle. La nouvelle salle des assemblées publiques que nous avons au collège Mazarin était comble. Le discours que je joins à mon envoi est composé de trois parties. Dans la première, le récipiendaire parle de lui-même et de son émigration, et de Pie vii qui l’a fait cardinal, et de Target. Elle a été assez bien reçue et a obtenu, en deux ou trois endroits, des applaudissemens, mais partiels seulement et jamais de toute la salle, comme vous en avez entendu souvent. La seconde partie est l’éloge de l’abbé de Radonvilliers, qui a beaucoup moins réussi, parce que le public n’a pas trouvé bon que d’un honnête homme on voulût lui faire un grand homme ; parce que les détails dans lesquels il est entré pour faire voir en lui un bon grammairien et un homme charitable, ont paru, avec quelque raison, déplacés et trop minutieux, et enfin, parce qu’ils ont été d’une longueur interminable, de sorte que le bisbiglio, ce chuchotement de quelques centaines de personnes qui se parlent à l’oreille, s’est établi dans la salle et a détruit toute attention, et par conséquent tout intérêt. Enfin, la troisième partie a été un éloge de l’Empereur, dans le genre emphatique porté au plus haut degré et d’une longueur démesurée qui, venant frapper des oreilles déjà excédées d’une heure et demie d’attention, n’a point produit l’effet qu’on en pouvait attendre ; de sorte qu’après un discours de sept quarts-d’heure, qui passe de beaucoup la mesure de l’attention qu’on peut donner à ce genre d’action oratoire, les applaudissemens de la fin ont semblé n’être donnés à l’orateur que parce qu’il finissait.

Voilà, au moins, comment j’ai vu l’assemblée et les dispositions des assistans, sauf correction, car l’effet n’était pas toujours le même dans toutes les parties de la salle ; j’ai pu me tromper en jugeant par ce qui se passait auprès de moi. Ce que j’ai vu assez clairement, c’est une malveillance marquée du plus grand nombre des membres de l’Institut qui ne lui pardonneront jamais de s’être fait appeler Monseigneur, ce qui est assurément un motif de haine bien futile.

Je ne vous dis rien de la manière dont il a parlé de Target, qui a été assez bien prise et qui a paru adroite, vous en jugerez.

Je dois vous dire aussi, que des amis de Target ayant su d’avance que le cardinal louerait Target, à leur gré trop sobrement, et voulant repousser le reproche qu’on lui fait d’avoir refusé de prendre la défense de Louis xvi, ont fait réimprimer et distribuer à la porte de l’assemblée une lettre écrite quelques jours après son refus, dans laquelle il s’efforce de le justifier. Vous jugerez si la justification est suffisante. Je joins ce petit papier à mon envoi.

J’aurais encore une ample matière à mon bavardage dans le nouveau roman de Mme de Staël, intitulé Corinne ou l’Italie, qui paraît depuis peu de jours, si je ne disais à moi-même :


Si longo sIn commoda publica peccem
Si longo sermone morer tua tempora.


Je vous ai mandé, je crois, le mauvais succès des tentatives qu’elle a faites pour se rapprocher de Paris, et qui lui ont attiré un ordre positif de s’en éloigner de nouveau en lui assignant, dit-on, pour enceinte, qu’elle ne doit pas franchir le département du Léman. Ce besoin qu’elle a de Paris est vraiment une maladie ; elle l’a décrite en faisant elle-même son portrait dans son nouveau roman ; car, sa Corinne est elle-même. Voyez si vous ne la reconnaîtrez pas tout de suite.

« Vous êtes une personne inconcevable, profonde dans vos sentimens et légère dans vos goûts ; indépendante par la fierté de votre âme, et cependant asservie par le besoin des distractions ; capable d’aimer un seul ; mais ayant besoin de tous. »

Il est temps de terminer cette longue rapsodie. Songez toujours qu’en écrivant ainsi tout ce qui vient au bout de ma plume, j’ai besoin 1° d’indulgence ; 2° que vous m’assuriez que je n’ai pas été hors de propos ; et, à cette occasion, je vous prie de me faire savoir si les folies versifiées que je vous ai envoyées en dernier lieu, et en particulier ma complainte sur mon aveuglement, vous ont amusé un moment. Je vous salue avec tout le respect dû à Votre Excellence et tout l’attachement que je vous ai voué depuis si long-temps.

Morellet,