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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/V

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LETTRE V.

1er Mai 1807.

Excellenza, (car puisque vous êtes en Italie, il faut bien que vous ayiez de moi le titre qu’on vous donne sans cesse et qui me sauve de l’inconvénient de vous traiter avec une familiarité que je ne puis plus avoir avec un ministre, etc.)

Je commence par vous remercier de votre lettre, dont j’avais vraiment besoin pour me rassurer contre la crainte d’avoir été, dans mes dépêches précédentes, ou hors de propos ou plat et sans intérêt pour l’auguste bienfaiteur à qui j’offre ce faible hommage de ma reconnaissance.

Ce que vous me dites du passe-temps qu’il se donne en parcourant ses provinces pour s’y faire connaître, et des sentimens qu’il y recueille, me fait un extrême plaisir, parce que j’y trouve de quoi calmer les inquiétudes naturelles que nous conservons, nous dans l’éloignement, sur le succès d’un établissement nouveau fait au sein de la guerre, sur un sol étranger, en combattant des préventions et des haines nationales. Je lis avec avidité tout ce que je trouve dans les papiers publics de relatif au pays que vous habitez, et je suis heureux quand j’y rencontre des traits comme celui que m’apprend un article daté de Naples, le 3 avril, où je vois le service militaire attribué à une réunion disciplinée de propriétaires dont la fortune offre au gouvernement une meilleure garantie et qui ont le plus grand intérêt à la conservation et à la défense des propriétés. J’aime à voir la masse du peuple et la classe indigente demeurer attachées aux travaux utiles et nécessaires. Je trouve, entre nous, ce plan meilleur que notre conscription, au moins pour tout état qui ne veut que se défendre et non pas conquérir au loin ; mais je n’ai pas de droits d’avoir une opinion sur de si grands objets.

J’ai vu aussi, avec une extrême satisfaction, la création de votre académie. Je me dis pacis artes vigent inter Martis incendia. Je trouve la constitution de cette société littéraire, dans ses premiers linéamens, parfaitement raisonnable, et je souhaite bien que le règlement intérieur soit aussi sagement dressé. Vous savez combien le nôtre est défectueux. Nous en éprouvons tous les jours de graves inconvéniens dans notre classe. Aucune des autres n’en est exempte, mais c’est surtout chez nous qu’ils sont sensibles. Je n’oserais vous dire la moitié des sottises qui se débitent ou se font en conséquence des vices de notre organisation ; je serais appelé un pestard, comme on dit dans les collèges. Mais j’en gémis et j’en suis malheureux, à raison de l’intérêt que je mets à la chose. L’esprit révolutionnaire et démocratique est tout entier vivant chez nous. Nous avons toutes les formes des comités et des assemblées populaires.

Nous avons eu, depuis qu’il est question de la réception du cardinal Maury, des querelles scandaleuses. Mais c’en est assez sur ce sujet, sur lequel, au reste, vous voyez que je n’accuse personne.

J’ai fait votre commission auprès de notre ancien ami Lécuy, qui mérite l’attachement dont vous lui avez donné des marques et les bontés de Sa Majesté, dont il est profondément reconnaissant.

Depuis ma dernière lettre, vous aurez appris la mort de Lalande. C’est, comme on dit, une belle âme devant Dieu. Nonobstant l’extrême licence de ses opinions, il a été enterré comme tout le monde. On ne lui donnera pas sitôt de successeur à l’Institut dans la classe de l’astronomie.

L’Institut a aussi perdu Lassus, qui était dans la classe de la médecine et de la chirurgie et notre bibliothécaire. Sa place de bibliothécaire a été donnée à C*** le physicien, c’est comme si on m’avait donné à moi la garde et l’usage de son cabinet de physique. Mais il est fort peu aisé, et il a une jolie et jeune femme, et ces raisons sont de quelque poids. Il avait pour concurrent Dupont de Nemours, qui en avait bien autant besoin que lui.

Une mort plus fâcheuse encore pour moi, que celle-là, est celle de Mme la maréchale de Beauvau, que vous avez assez bien connue pour voir, comme moi, le vide qu’elle laisse dans les restes de la société polie et de la bonne compagnie qui se rassemblait chez elle. Elle est morte paisiblement, sans s’en apercevoir, sans être tourmentée des apprêts ordinaires de la mort. Elle m’a laissé, par son testament, une marque de son souvenir, auquel j’attache, comme vous pouvez croire, beaucoup de prix, quoique ce ne soit qu’un pupitre qui était à son usage.

Je ne sais si je vous ai parlé dans mes précédentes rapsodies de la souscription faite dans l’Institut pour acheter du sculpteur Lecomte, la statue de d’Alembert qu’avait commandée Watelet, et qui était demeurée à sa mort dans l’atelier de l’artiste. Le projet de souscription présenté par la deuxième classe (N. B. la 2°) avait été agréé par la première et la quatrième sans difficulté, et n’avait essuyé d’opposition que dans la troisième, où la discussion avait été terminée par cette conclusion, qu’en ne souscrivant point en corps, ainsi qu’avaient fait les trois autres, la troisième classe ne prétendait pas ôter à ses membres en particulier la faculté de souscrire, ce qui, comme vous voyez, n’avait pas besoin d’être dit. Malgré cette opposition la souscription était près d’être complétée et fermée, c’est-à-dire qu’elle se montait à près de deux mille écus, le minimum du prix mis par l’artiste à son ouvrage, lorsque les amateurs de certaines antiquités, tels qu’il y en a encore beaucoup parmi les savans en vieilles inscriptions et parmi ceux et celles qui ne savent rien, se sont récriés contre l’érection d’une statue à un philosophe abominable. D’autres ont dit que l’érection d’une statue était un droit de souveraineté que l’Institut ne pouvait pas s’arroger, etc.

Dans ces circonstances, l’Empereur a écrit au ministre de l’Intérieur une lettre dont quelques traits nous ont été transmis à notre assemblée générale du mois d’avril, dans une lettre du ministre de l’Intérieur, qui a été insérée dans un journal, mais qui n’aura peut-être pas attiré votre attention.

À M. le Président de la première classe.

« Monsieur le Président, S. M. l’Empereur me charge de faire connaître à la classe de l’Institut que vous avez l’honneur de présider, la résolution de faire placer, dans la salle des séances de l’Institut, la statue de d’Alembert, celui des mathématiciens français, qui, dans le siècle dernier, a le plus contribué à l’avancement de cette première des sciences. L’Empereur désire que la première classe voie dans cette détermination une preuve de son estime pour elle et de sa volonté constante d’accorder des récompenses et de l’encouragement aux travaux de cette compagnie, qui importent tant à la prospérité et au bien de ses peuples. En copiant fidèlement les expressions de la lettre que Sa Majesté m’a fait l’honneur de m’écrire de son camp d’Osterode, le 17 mars 1807, je crois ne pouvoir annoncer à la première classe d’une manière plus agréable et plus honorable pour elle, la résolution dont j’ai été chargé de lui donner connaissance. »

Votre Excellence comprendra facilement, par ce détail, que ce n’est point au philosophe, à l’auteur du Discours préliminaire sur l’Encyclopédie que la statue sera érigée, mais au géomètre seulement, et qu’on pourra mettre sur le socle : Quatenus geometra et non aliter. Mais je dis, de la niche à l’Institut, comme le R. P. Binet, jésuite des lettres provinciales, du paradis, soit de bond ou de volée que nous en chaut-il, pourvu que nous prenions la ville de gloire.

Voici un sujet d’un plus grand intérêt pour vous, (qui s’est offert à moi par hasard) ; dont par cette raison je me suis occupé avec plus de suite qu’à moi n’appartient pour les objets de cette espèce.

Je vous dirai qu’en me trouvant à dîner avec un M. Nicolle, que Marmontel et moi nous avons connu comme instituteur au collège de Sainte-Barbe, et qui est aujourd’hui libraire, à la tête du magasin d’Herhan, auteur d’une nouvelle manière de stéréotyper, il m’a engagé à aller voir l’atelier de M. Herhan. J’ai été frappé de la beauté et de la grandeur de l’établissement : j’y ai trouvé quarante presses en mouvement à la fois, occupées à tirer à cinquante mille exemplaires le catéchisme qui doit servir à tous les diocèses de France.

Herhan et Nicolle m’ont fait suivre toutes ces opérations que j’entreprends de vous décrire en peu de mots. Figurez-vous donc de petites lames de cuivre sur une des extrémités desquelles on grave les lettres en creux qu’on compose comme des caractères ordinaires pour en faire une page solide. Cette page est ensuite enfoncée avec force dans une matière de caractères d’imprimerie en demi-fusion et donne une planche ou page en relief formant aussi une seule masse, chaque page ou planche n’ayant guère que quatre à cinq lignes d’épaisseur. C’est de ces planches, assemblées dans un châssis de construction nouvelle, que se forme la feuille qui doit passer sous la presse.

J’ai vu là des ouvrages stéréotypes in-octavo, ce qu’on n’avait point encore fait jusqu’ici, et d’une netteté, d’une correction vraiment admirables.

J’ai vu les formes de tout un Racine n’occupant qu’un très-petit espace et pouvant être envoyées dans une caisse au bout du monde, sans risque d’aucun dérangement.

J’ai demandé si on vendrait un Racine, un Boileau, ainsi composés avec les châssis qui réunissent les pages pour en faire des feuilles ; on m’a dit qu’on ne demandait pas mieux. De sorte, ai-je dit, que, dans les pays nouvellement soumis à l’empire français, tels que la rive gauche du Rhin et le royaume d’Italie, et dans ceux auxquels nous avons donné de nouveaux souverains, comme la Hollande et Naples, et chez lesquels il peut être avantageux de répandre notre littérature et notre philosophie, en vous demandant des formes stéréotypes de Boileau, de Racine, de Télémaque, de Montesquieu, de La Fontaine, on ferait à Naples d’aussi belles éditions et aussi correctes de livres français qu’à Paris ? Oui, me dit-on ; et en ne tirant d’exemplaires qu’à mesure qu’on en aurait besoin, on épargnerait les frais et les risques du transport d’une édition entière, et le capital et l’intérêt du papier et de l’avance de la main-d’œuvre ; et si on voulait même avoir des ouvrages italiens d’un usage universel, comme livres de prières, catéchismes, ouvrages classiques, poëtes, de ceux qu’on relit sans cesse, comme le Tasse, l’Orlando et l’Aminta, etc., votre imprimerie royale, pourvue une fois des planches stéréotypes de tous ces livres, pourrait les vendre à bon marché et avec avantage, et en employer le produit à quelque dépense publique très-utile, comme chez nous le produit du catéchisme dont on a proposé de doter les séminaires, etc. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce point, parce que je me rappelle la maxime verbum sapienti, et que vous, qui avez eu une imprimerie, vous êtes plus en état que personne d’apprécier les avantages d’une semblable mesure.

Telle était ma conversation avec MM. Nicolle et Herhan, lorsqu’ils m’ont dit qu’il avait déjà été question de ce même sujet entre eux et M. Miot, et ils m’ont montré en effet des lettres du frère de M. Miot et leurs réponses.

J’ai observé dans ce carteggio que M. Miot demandait d’avoir le procédé tout entier, ce que M. Herhan regarde comme son invention particulière, et qu’il ne paraît pas disposé à communiquer. Mais il me semble d’ailleurs que votre gouvernement ne peut avoir aucun intérêt véritable à acheter chèrement le procédé. Quand vous aurez en clichets, comme ils le disent, un nombre d’ouvrages français, latins, italiens, d’un usage universel, et de ceux que tout le monde a, qui s’usent et doivent se renouveler sans cesse, votre imprimerie royale aura une richesse véritable, un fonds annuellement productif. Vous ferez chez vous le papier, vous dépenserez chez vous la main-d’œuvre en ce genre ; vous n’aurez point de capital oisif, car vous ne ferez de dépense que d’après la consommation, et vous n’aurez rien en magasin.

Il vous faudrait environ six châssis ou plaques de cuivre qui fourniraient à six presses et à l’aide desquelles on fait très-facilement et en moins d’une minute l’imposition qui est assez difficile avec les châssis ordinaires, à raison du risque qu’on court que les caractères ne tombent.

On vous enverrait aussi une petite machine servant à corriger les fautes qui peuvent se trouver dans les planches ou formes solides, lorsqu’un caractère y est devenu défectueux par quelque accident.

Voilà tout ce qui se représente à ma mémoire de mon entretien avec ces Messieurs, qui ont fini par me prévenir qu’ils auraient l’honneur d’adresser à M. Miot, à vous, au général Dumas, un exemplaire du Racine qu’ils viennent de terminer, en se flattant que vous voudrez bien obtenir de Sa Majesté qu’elle daigne accepter l’hommage d’un exemplaire en vélin. Je les ai adressés pour cela à M. Jame. J’aurais peur, en finissant ceci, d’avoir été horriblement ennuyeux, si je n’avais pas affaire à des hommes qui aiment assez l’utilité publique pour voir avec intérêt tout ce qui peut y contribuer : Voilà mon excuse. J’interromps ici mes écritures pour aller à la réception du cardinal Maury, dont je vous rendrai compte à mon retour.

Morellet.