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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/XII

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LETTRE XII.

Du 25 novembre.

Vous voyez une grande lacune dans mes écritures, et vous en imaginez facilement la raison dans ma situation, que je vous ai déjà fait connaître, et où m’a mis la mort de Cheron, l’arrivée de sa veuve chez moi, les démarches qu’on a toujours à faire en pareil cas, pour assurer le sort d’une femme et celui de son enfant ; les visites que j’ai à faire aux sénateurs dont j’ambitionne le suffrage, et, brochant sur le tout, mes occupations académiques qui ne laissent pas de me prendre du temps par le travail qu’elles me donnent comme secrétaire de la Commission.

Ce mot d’Académie m’avertit de vous dire comment s’est passé notre séance de réception des trois nouveaux membres qui a eu lieu hier. Laujon a fait un discours de vingt minutes, qui n’a presque pas été entendu et qui, dans ce que j’en ai ouï m’a paru bien insignifiant. Après lui, Raynouard nous a débité, avec son accent provençal, un beau et bon discours plein de dignité et de traits qui ont été applaudis, dans lequel il a voulu montrer l’influence que peut avoir la tragédie sur les mœurs et le caractère des nations, ce qui l’a conduit à établir qu’il faut que les auteurs tragiques choisissent des sujets dans l’histoire de leur pays. Je n’ai pas trouvé qu’il ait bien prouvé sa thèse ; mais je me suis rappelé ce que l’abbé Raynal nous contait de lui-même : Quand je suis venu à Paris, jé mé suis mis à précher et jé né faisais pas mal ; mais javais un assent de tous les diables. Picard, à son tour, nous a fait un discours assez gentil, allant à sa physionomie, assez convenable dans sa bouche, et bien accueilli du public. Enfin, le pauvre Saint-Pierre a paru sur la scène, ou plutôt son discours, prononcé par François de Neufchâteau, dans lequel, après avoir dit trois mots aux trois récipiendaires apostrophés l’un après l’autre par leurs noms, il s’est jeté dans des réflexions sur la philosophie, dont il a prétendu se faire l’apologiste et le vengeur. Son discours a duré près d’une heure et m’a paru en durer quatre. Je n’ai, de ma vie, éprouvé un ennui plus cruel, ni une impatience plus grande. Le public bâillait, toussait, causait ; enfin, on n’a jamais renvoyé un auditoire plus mécontent.

Cet inconvénient a résulté de la mauvaise mesure prise pour la nouvelle Académie, de faire examiner ce qui doit être lu par des commissaires tirés au sort qui, inconnus du public et n’ayant aucune responsabilité envers lui, ne s’embarrassent guère de le laisser ennuyer dans l’Assemblée publique, et ne veulent pas, pour cela, censurer avec sévérité ce qu’on leur présente. Dans l’ancienne Académie c’était le président, le chancelier et le secrétaire qui répondaient de ce qu’on lisait et qui étaient là sous les yeux du public ; et je puis dire avec assurance, qu’avec cette organisation jamais on n’eût laissé le président débiter un non sense et un bavardage pareil à celui que le Saint-Pierre avait dans son portefeuille, et qu’il a voulu placer là contre toute convenance et absolument hors de propos.

Vous me direz que je juge bien sévèrement un homme qui a montré du talent. Mais que voulez-vous, j’avertis, comme Gil Blas, l’archevêque de Tolède qu’il commence à radoter. Ses anciens sermons peuvent avoir été fort beaux, mais celui-ci ne vaut rien. Je puis, il est vrai, me dire à moi-même, comme l’ivrogne qui voyait un de ses pareils tombant auprès d’une borne : Voilà pourtant comme je serai dimanche.

Mais je prie très-sérieusement mes confrères et mes amis de m’avertir quand je ferai des pièces d’éloquence dans le goût de celle que j’ai entendue hier de Saint-Pierre, qui est pourtant loin d’avoir, comme moi, tout-à-l’heure quatre-vingt-un ans sonnés.

Je finis, en priant Votre Excellence d’excuser la stérilité, la pauvreté de mes petites dépêches, pour lesquelles j’avoue que notre littérature actuelle ne me fournit pas de matériaux suffisans.

Je suis bien son ancien et dévoué serviteur.

Morellet.