Aller au contenu

Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/XIII

La bibliothèque libre.


LETTRE XIII.

20 Janvier 1808.

Je commence toujours mes lettres à V. Ex., de la même manière, en vous disant ce qui est vrai, que je suis incapable d’écrire rien qui mérite votre attention et celle de mon auguste bienfaiteur, envers qui je demeure sans m’acquitter de la moindre partie de la dette de ma reconnaissance ; mais sa générosité n’en est que plus grande. Vous souvenez-vous de l’éloge que Mme Geoffrin faisait des ingrats, et que j’ai recueilli dans la brochure intitulée Portrait de Mme Geoffrin, lorsqu’après sa mort, d’Alembert, Thomas et moi, à chacun desquels elle laissait une rente de 1,200 fr., nous fîmes chacun son éloge à notre manière et sans nous être concertés. Elle avait les remercîmens en aversion ; elle disait qu’elle voulait se payer par ses mains, et qu’elle savait bien goûter toute seule et sans qu’on l’en avisât, la satisfaction qu’il y avait à obliger ; et pour s’épargner ce qu’elle appelait les inconvéniens de la reconnaissance, elle disait hautement qu’elle aimait les ingrats, et faisait souvent l’éloge de l’ingratitude.

Je me prévaux de la maxime de Mme Geoffrin, en rabattant quelque chose de ce qu’elle a de dur et de paradoxal, pour obtenir quelqu’indulgence à l’insuffisance de mes moyens de prouver ma reconnaissance.

Depuis ma derrière et très-mesquine dépêche, où je crois vous avoir parlé du compte que l’Empereur a demandé à toutes les classes de l’Institut, des progrès des sciences, des lettres et des arts, qui devait lui être rendu en Conseil d’état, S. M. elle-même a reconnu que ce compte, qui paraît devoir former deux volumes in-4°, ne pouvait être lu ainsi et il a demandé que chaque classe, fit un extrait du sien, de la durée d’un quart-d’heure ou d’une demi-heure au plus. On n’a pas encore donné de jour à la première classe ; quant à celui de la nôtre, je ne sais si je vous ai mandé que la classe en avait chargé Chénier, en vertu d’une délibération prise manifestement pour donner ce dégoût à Suard, qui d’ailleurs ne s’embarrassait guère de prendre ce travail sur lui, mais qui n’a pas laissé d’être sensible à cette espèce d’injure, qui lui refuse ce que toutes les autres classes ont regardé comme un droit de leur secrétaire ; ce qui est d’autant plus mal, que Chénier n’est pas très-bien voulu, comme vous le savez mieux que moi. Son rapport, au reste, n’est pas fait et ne peut être fini qu’à la fin de février.

Je vous ai mandé la perte affreuse que ma nièce Cheron a faite de son mari, préfet de Poitiers, Elle et son mari ont laissé de profonds regrets à Poitiers. Le département a voté un monument à Cheron. L’Empereur a donné 1,200 fr. de pension à la veuve et une bourse entière à son fils au lycée Napoléon ; mais la mère est inconsolable, et sa douleur est, à la lettre, du désespoir.

Une autre perte, à laquelle elle et moi ne pouvons manquer d’être bien sensibles, est celle de Mme de Vergennes, qui ne peut guère passer deux ou trois jours, étant au dernier période d’une maladie douloureuse, qui depuis plus de deux mois la tient sur la roue. Elle avait pour ma nièce et pour moi beaucoup d’amitié. Elle était aimable, spirituelle et gaie. C’est une vilaine chose que de vieillir pour voir ainsi mourir tous ses amis.

Nous voici à la veille de la nomination des membres du Corps législatif par le Sénat. Les procès-verbaux des élections une fois remis à l’Empereur, il doit les adresser au Sénat et les élections se font de suite. Mes amis me disent tous que mon succès n’est pas douteux ; que je passerai le premier au scrutin du département de Paris ; que j’aurai une grande majorité, etc. Mais je me rappelle le proverbe du pays que vous habitez non si dice quattro se non e nel sacco. Je me flatte que, depuis que vous savez que je suis sur les rangs, vous aurez parlé de moi avec intérêt aux sénateurs avec lesquels vous pouvez avoir eu quelques relations. M. de Jaucourt m’a dit à plusieurs reprises, des choses obligeantes relatives à ma candidature. Si S. M. le grand électeur eût été ici, j’aurais invoqué ses bontés et vous me les auriez obtenues. En son absence, le vice-grand électeur m’est très-favorable.

J’apprends dans ce moment la mort de la pauvre Mme de Vergennes. Vous trouverez ci-joint, et dans un cahier à part, quelques observations qui pourront ne pas vous être indifférentes, où j’ai eu occasion de m’autoriser de votre suffrage pour relever la légèreté avec laquelle un M. Bernardi, dans les Archives littéraires, a parlé de Voltaire et de Beccaria. Je mourrai, comme vous le voyez, le Don Quichotte de la philosophie, et les armes à la main contre ses détracteurs. Je vous envoie ce petit papier à part, parce que je ne suis pas encore décidé à l’imprimer, et que, quand je le voudrai, les archives ne voudront peut-être pas le recevoir.

Il paraît une Vie de Fénélon, en trois gros volumes, par M. de Beausset, l’ancien évêque d’Alais. Je n’en ai rien lu encore, mais l’écrivain est homme de goût et homme d’esprit, et je crois bien qu’Andrieux n’oubliera pas de l’envoyer à S. M., si tant est qu’on la tienne ainsi au courant de ce qui s’imprime.

Je ne vous parle pas du roman de Mme de Genlis, parce que je n’imagine pas que vous ayez le temps de vous occuper de pareilles fadaises. C’est à présent le sujet de toutes les conversations et matière à cent articles de journaux. Mais en général, le ridicule des capucinades et le but manifeste du roman, de combattre les idées raisonnables, ne peuvent réussir auprès de toute personne de quelque sens.

Je fais de temps en temps, au Luxembourg, ma cour à S. M., qui me traite avec l’extrême bonté dont le ciel l’a douée, et qui lui attache tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher.

Je ne saurais finir ma dépêche sans y glisser un mot de plainte douce, du silence que Votre Excellence garde avec moi depuis trop long-temps. Quoi ! pas un mot dans toute l’année ! et votre fils est venu et je ne l’ai pas vu ! Mais ma plainte se tourne bientôt en commisération pour le pauvre ministre, que je suppose n’avoir pas un moment pour respirer et s’entretenir avec ses vieux amis. Mes plaintes sont donc injustes.

Je fais mes complimens respectueux au nouveau grand-officier de la Légion-d’honneur, moi, simple légionnaire, et je lui souhaite, au commencement de cette année, tout ce que son cœur désire, en le priant surtout, de conserver son amitié à son ancien ami et dévoué serviteur.

Morellet