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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Réflexions du lendemain

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Réflexions du lendemain.

Pag. 374. « Au mois de septembre j’écrivis un petit ouvrage intitulé : Réflexions du lendemain, etc. Cet ouvrage finissait ainsi :

« Jusqu’à présent l’assemblée a été forte du secours de l’opinion ; l’estime et la reconnaissance de tous les bons citoyens l’ont soutenue comme le salaire et la récompense du bien qu’elle nous fait, et comme un moyen puissant de nous en faire encore ; mais cette estime et cette reconnaissance pourraient lui manquer tout-à-coup, si elle cessait d’être bienfaisante et juste.

» Son grand ouvrage et son grand devoir, parce que c’est notre grand besoin ; est de rétablir et d’entretenir la paix publique, sans laquelle nul ordre ne peut subsister, nul bonheur s’obtenir, nulle société se maintenir ; mais la paix ne peut exister sans la justice.

» C’est un bel emblème que celui de la justice et de la paix se tenant par la main : son sens moral est qu’il n’y a point de paix où il n’y a point de justice ; la violation des droits de la liberté et de la propriété, que la justice protège, que son unique fonction est de protéger, et l’état de guerre, sont une seule et même chose.

» La force tenterait vainement de rompre cette étroite alliance, de conserver la paix sans la justice, ses efforts seront vains. Le despotisme d’un seul a constamment échoué dans cette entreprise, et elle ne peut pas plus réussir, tentée et soutenue par le despotisme du peuple.

Pag. 386. « Il y a des idées saines… sur la liberté de la presse. » L’auteur veut parler probablement des pages que nous allons citer :

« On ne peut prendre sans doute des moyens trop prompts et trop efficaces de publier et de répandre la vérité, de dénoncer l’oppression, et de venger hautement l’innocence ; mais c’est la vérité prouvée, l’oppression constatée, l’innocence reconnue ; et si l’on répand des faussetés, si l’on dénonce comme coupables d’oppression, des hommes opprimés eux-mêmes et leurs oppresseurs comme innocens ; et si, pour accréditer ces calomnies, ou seulement des accusations dénuées de preuves, on se sert d’un ouvrage périodique, dont il se répand en un jour plusieurs milliers d’exemplaires, ne se rend-on pas coupable envers la société ?

» L’imprimerie était déjà une arme terrible dans les mains de la calomnie ; mais bornée à ses moyens ordinaires, et, pour ainsi dire, naturels de diffusion, elle était bien moins meurtrière, qu’aidée, qu’on nous pardonne cette expression, des ailes que lui prête la périodicité.

» Une calomnie répandue dans un livre ordinaire ne se propage que lentement ; elle va successivement à différens lecteurs, et à un beaucoup moindre nombre ; on a quelque temps pour en prévenir les effets, ou pour s’en défendre ; en la repoussant aussi dans un ouvrage imprimé, on la combat avec des armes moins inégales.

» Mais comment se défendre d’une imputation calomnieuse, reçue en une matinée par dix mille personnes, et transmise dans la journée à vingt et quarante mille autres ? Reste-t-il quelque moyen humain de détromper des hommes avides de croire le mal, ayant toujours les oreilles ouvertes à la calomnie, et ennuyés du seul titre de réponse, de défense, d’apologie ?

» À Dieu ne plaise qu’on veuille donner atteinte ici à la liberté de la presse, ce moyen conservateur des sociétés, et la véritable source où elles peuvent puiser le bonheur auquel elles doivent atteindre ! Mais cette liberté utile est celle de la discussion des principes généraux, des vérités fécondes, et non des faits individuels et des allégations personnelles. Le bonheur des sociétés ne tient pas à ce qu’on puisse imprimer sans preuves et sans autorité, et surtout imprimer dans un ouvrage périodique, qu’un tel individu, même quand il remplit des fonctions publiques est coupable d’un tel crime, d’une telle prévarication ; il n’est point nécessaire aux progrès des lumières qu’on puisse avancer dans les Annales politiques que le prévôt de Tulles, et les magistrats avec lesquels il a jugé, sont des aristocrates, qui ont pris pour victimes les bons citoyens, qui les immolent au ressentiment des riches privilégiés, et les assassinent par le couteau des aristocrates ; ou dans le Journal de Paris, que le glaive du prévôt se promène, frappant comme au hasard des têtes innocentes.

» Cet usage de la presse est moins funeste encore par l’effet qu’il produit dans la capitale, que par ceux qu’on en ressent au loin et dans les provinces. Ici l’impression d’une calomnie est affaiblie par cent autres qu’on entend ou lit le même jour. L’abus énorme qu’on en fait devient lui-même un remède au mal. D’ailleurs, l’erreur en ce genre conduit plus difficilement les habitans d’une grande ville à l’action ; et enfin une police vigilante et vigoureuse, peut y empêcher plus aisément l’abus qu’on peut faire d’un : semblable moyen.

» Mais en province c’est autre chose : un papier périodique s’y répand, où l’auteur traite, à sa manière, avec ses préventions, ses préjugés, et quelquefois son injustice et sa violence, des hommes qui font l’objet de l’attention publique ; et dans le cas dont il s’agit, les officiers d’un tribunal, d’une municipalité, les chefs de la garde nationale, une classe entière de citoyens désignés sous le nom de ci-devant privilégiés, de propriétaires, de bourgeois, de riches, qui ont été forcés d’implorer la force publique contre une partie nombreuse du peuple. Les déclamations du journaliste deviennent le texte d’un démagogue forcené ; et, la feuille à la main, il entraîne le peuple à de nouveaux excès. Voilà certainement des abus de la liberté de la presse, à laquelle il faut bien que la nation trouve quelque remède, etc. »