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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Sur Loménie de Brienne, archevêque de Sens

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Sur Loménie de Brienne, archevêque de Sens.

Pag. 15. « Telle a été la fin de cet infortuné… » Je conserve ici, dit l’abbé Morellet dans une note manuscrite, les réflexions suivantes sur le portrait que fait Marmontel du malheureux cardinal de Loménie ; cette apologie me paraît juste, et sage.

« M. Marmontel a entrepris de tracer rapidement le portrait de quelques personnages célèbres qui prirent part à la révolution, et voici de quelle manière il parle du cardinal Loménie :

« Brienne s’était distingué dans les états de Languedoc ; il y avait montré le talent de sa place ; et dans un petit cercle d’administration, on avait pu le croire habile. Comme Calonne, il avait cet esprit vif, léger, résolu, qui en impose à la multitude. Il avait aussi quelque chose de l’adresse de Maurepas ; mais il n’avait ni la souplesse et l’agrément de l’un, ni l’air de bonhommie et d’affabilité de l’autre. Naturellement fin, délié, pénétrant, il ne savait ni ne voulait cacher l’intention de l’être. Son regard, en vous observant, vous épiait ; sa gaîté même avait quelque chose d’inquiétant, et dans sa physionomie, je ne sais quoi de trop rusé, disposait à la méfiance. Du côté du talent, une sagacité qui ressemblait à de l’astuce ; de la netteté dans les idées, et assez d’étendue, mais en superficie ; quelques lumières, mais éparses ; des aperçus plutôt que des vues, un esprit à facettes, si je puis m’exprimer ainsi, et dans les grands objets, de la facilité à saisir les petits détails, nulle capacité pour embrasser l’ensemble ; du côté des mœurs, l’égoïsme ecclésiastique dans toute sa vivacité, et l’âpreté de l’avarice réunie au plus haut degré à celle de l’ambition. Dans un monde qui effleure tout et n’approfondit rien, Brienne savait employer un certain babil politique, concis, rapide, entrecoupé de ces réticences mystérieuses qui font supposer, au-delà de ce que l’on dit, ce qu’on aurait à dire encore, et laissent un vague indéfini à l’opinion que l’on donne de soi. Cette manière de se produire, en feignant de se dérober, cette suffisance mêlée de discrétion et de réserve, cette alternative de demi-mots et de silences affectés, et quelquefois une censure légère et dédaigneuse de ce qui se faisait sans lui, en s’étonnant qu’on ne vit pas ce qu’il y avait de mieux à faire : c’était bien réellement l’art et le secret de Brienne. »

» Qui ne croirait, à la lecture de cet article, au ton de confiance avec lequel il est écrit, que ce soit là bien réellement le portrait exact et fidèle du cardinal de Loménie, que M. Marmontel a vécu avec lui habituellement, qu’il l’a vu, connu, analysé mieux que personne ? Heureusement, il nous avertit un peu plus loin, que tout ce qu’il a dit à ce sujet lui a été communiqué par le garde des sceaux Lamoignon, ennemi de ce prélat ; et il faut avouer que c’est un moyen bien raisonnable, une voie bien sûre pour connaître les hommes, que de s’en rapporter à leurs ennemis ! Je pourrais facilement décomposer tous les traits de ce tableau imaginaire, et lui opposer la peinture vraie et fidèle de toutes les grandes qualités de M. de Loménie. Je pourrais attester ici que jamais société ne fut plus sûre et plus aimable que la sienne ; que, loin d’inspirer la défiance, il savait se concilier toutes les affections par une extrême familiarité ; que jamais homme ne fut plus simple dans ses habitudes, plus constant dans ses amitiés, plus fidèle à ses engagemens.

» Je pourrais montrer que, s’il ne fut point heureux dans son ministère, c’est moins à son défaut de capacité qu’il faut s’en prendre qu’au malheur des circonstances. Je pourrais demander à ces habiles, qui savent aujourd’hui tout ce qu’il fallait faire autrefois, ce qu’ils ont fait eux-mêmes, et ce qu’ont fait tant de prétendus grands hommes, qui annonçaient des recettes si sûres, si infaillibles pour sauver l’état. Je pourrais leur demander quel génie puissant s’est élevé du sein de nos désastres, pendant le cours de dix ans, et avant l’époque du 18 brumaire.

» Mais il est un trait sur lequel je ne puis me taire, c’est celui où le cardinal de Loménie est accusé d’égoïsme et d’avarice sordide. Quoi ! c’était un être égoïste et avare que celui qui créa dans ses diocèses tant de magnifiques établissemens, qui répandait sa fortune avec une immense libéralité pour animer l’agriculture, les arts, le commerce ? qui, au sein des plus grandes richesses, ne sut rien conserver pour lui ? qui, devenu pauvre, sut encore être généreux et bienfaisant ? J’ai vu M. de Brienne dans les dernières années de sa vie, à l’époque où tout lui fut ravi, honneurs, richesses, repos, et je l’ai vu soutenir sans regrets, sans murmures, ce revers de fortune ; il s’était si peu préparé aux évènemens, qu’il fut obligé de faire vendre sa magnifique collection de livres du quinzième siècle. Ce fut avec les fonds provenant de cette vente qu’il acquitta ses dettes, distribua des aumônes, et fit faire des travaux publics dans sa ville épiscopale jusqu’au temps où trois misérables émissaires du comité de sûreté générale, nommés Guenot, Lemoyne et Paradon, vinrent l’arrêter à Sens, et accélérèrent sa mort par d’indignes traitemens. Les actes de sa bienfaisance étaient si touchans et si multipliés, que les comités révolutionnaires de cette ville, tout impitoyables qu’ils étaient, firent néanmoins tous leurs efforts pour le sauver. Je lui dois en particulier ce témoignage, qu’étant moi-même alors chargé de fonctions publiques, vivant dans sa société la plus habituelle et la plus intime, je n’ai jamais pu lui parler d’une famille malheureuse, qu’elle n’ait été secourue ; et ce qui ajoutait encore au mérite de ses libéralités, c’est qu’il les faisait dans le secret et sans éclat.

» Le cardinal de Loménie était humain, sensible et compatissant. Il était resté fidèlement attaché au roi ; et lorsqu’il apprit la mort de cet infortuné monarque, je l’ai vu renfermé dans son appartement, pleurer amèrement. Sa douleur ne lui permit de voir, pendant plusieurs jours, que sa famille et ses amis particuliers. Un jour on saura quels sages conseils il avait donnés à ce prince, et pourquoi ils ne furent pas suivis ; on saura aussi quelle fut sa conduite à l’égard de la cour de Rome, et celle de la cour de Rome envers lui. Mais il ne faut point imiter les Mémoires de M. Marmontel, et confier au présent ce qui doit être réservé pour l’avenir. »