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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXI

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CHAPITRE XXI.


Mirabeau, Sieyes, Garat.

Je m’arrêterai un moment ici pour considérer deux ou trois de ceux qui ont figuré alors dans nos troubles. Je ne ferai qu’un petit nombre de réflexions sur eux ; c’est à l’histoire à les juger.

Le chef des agitateurs de la première Assemblée, Mirabeau, n’était plus à cette déplorable époque : il avait tout renversé autour de lui, et comme pour n’être pas enseveli sous les ruines qu’il avait faites, il avait disparu. Je trouve son portrait dans un ancien. C’est celui de Curion, orateur populaire : Bello autem civili, et toi, quæ deindè, per continuos viginti annos, consecuta sunt, malis, non alius majorem flagrantioremque, quam C. Curio, tribunus plebei, subjecit facem, vir nobilis, eloquens, audax, suæ alienæque et fortunæ et pudicitiæ prodigus, homo ingeniosissimè nequam, et facundus malo publico[1].

Emmanuel Sieyes, moins fougueux, plus adroit, non moins dangereux, fut le principal auteur de cette constitution de 91, qui perdit le roi. Cependant il avait dit et répété dans une lettre insérée au Moniteur, le 6 juillet 1791 : Je préfère la monarchie, parce qu’il m’est démontré qu’il y a plus de liberté pour le citoyen dans la monarchie que dans le république ; et telle est encore la doctrine manifeste d’une note adressée par lui au républicain Thomas Paine, le 16 du même mois, et où je lis ces mots, dont la pensée est exprimée plusieurs fois : J’ai dit que le gouvernement républicain me paraissait insuffisant pour la liberté. On a prétendu que ce langage était celui d’une comédie, dont Sieyes, Thomas Paine et Condorcet, dans un entretien confidentiel, s’étaient distribué les rôles pour préparer les esprits à la république ; Sieyes devait l’attaquer ; les deux autres devaient la défendre, et il était convenu que c’était à eux que resterait la victoire. Une chose, en effet, pouvait faire croire que Sieyes mentait alors à sa propre opinion, c’est la manière dont il a voté dans le jugement du roi.

On sait que la plupart des opinans ajoutaient quelques explications ou quelques motifs de leur vote ; et dans cet exposé, les bons s’embarrassaient dans des espèces d’excuses envers les assassins, et ceux-ci à leur tour, ainsi que les peureux qui se joignaient à eux, cherchaient à motiver la sentence de mort qui allait sortir de leur bouche, et dont ils sentaient l’horrible iniquité. Arrive le tour de Sieyes. Il monte à la tribune, et voici ses mots : la mort sans phrase.

Ce mot a été parodié d’une manière cruelle par un ministre du roi de Prusse, que le ministre Caillard voulait engager à montrer quelques attentions à Sieyes, qui venait en qualité d’ambassadeur à Berlin. Non, dit-il, et sans phrase.

« Dans les ouvrages de Sieyes, dit l’auteur de quelques réflexions aussi piquantes que justes, sur le projet de jury constitutionnel de ce représentant, tout jusqu’au langage porte un caractère d’originalité difficile à atteindre. C’est à lui qu’il appartient de révolutionner la langue, ce que plusieurs de ses collègues essaient tous les jours de faire, en vers et en prose, avec plus ou moins de succès.

» En effet, des vues nouvelles appellent des expressions assorties, et les hautes conceptions du génie ne peuvent s’énoncer dans un langage vulgaire. C’est surtout dans les distinctions subtiles d’un objet avec un autre, que brille la sagacité du métaphysicien. Personne n’avait encore si savamment distingué ce qui est au delà de ce qui est au-dehors de la loi (Opinion de Sieyes, pag. 4) ; les actes personnellement irresponsables des responsables (pag. 7) ; les officiers publics des fonctionnaires publics (pag. 5) ; ce qui établit des fonctionnaires publics sans offices, et des officiers publics sans fonctions. Personne n’avait signalé si lumineusement l’excédant et l’extravasion des pouvoirs, afin de parvenir à neutraliser les efforts coalisés de l’intrigue et de l’aveuglement (pag. 4) ; il montre le danger de voir l’emploi anti-social de la force s’emparer d’une question et suppléer brutalement à la négligence (pag. 8) ; il propose enfin de semer l’intérêt de son jury ou de sa jurie constitutionnaire dans les deux conseils législatifs, parce que de là doit jaillir infailliblement l’harmonie morale qui lie toutes les parties du cercle législatif.

» Il faut être plus téméraire que nous ne le sommes pour oser soumettre à une discussion précipitée des vues si neuves, qui sont peut-être le fruit de trente années de méditations. »

Suard, Nouvelles politiques.
24 thermidor an 2. II (août 1794.)

Quelques articles de ce genre valurent, à Suard, des accusations et des persécutions. Il devait naturellement les imputer à Sieyes ; mais la franchise et la noblesse de son caractère ne lui permirent pas de commencer contre lui les hostilités, avant de lui avoir fait publiquement une déclaration de guerre. La voici, Nouvelles politiques, 29 prairial an 3 (18 juin 1795) : « Je crois avoir le droit d’invoquer à mon tour votre franchise, et de vous demander s’il est vrai ou non que vous m’ayez imputé les faits ou aucun des faits que j’ai énoncés plus haut, c’est-à-dire, si vous avez affirmé que je tinsse à aucun parti, ou que j’eusse participé à aucune intrigue ou manœuvre contraire à la république, et que j’influasse sur aucun journal pour corrompre l’opinion, et contrarier l’action du gouvernement.

» Si vous me déclarez nettement que vous n’avez jamais articulé aucune de ces imputations, je m’en rapporterai avec plaisir à votre simple affirmation. Si vous jugiez ne devoir pas me répondre, je regarderais votre silence, non-seulement comme un dédain offensant, mais encore comme un aveu des propos qu’on vous prête sur mon compte, si vous convenez d’avoir tenu ces propos, vous ne serez pas étonné que je traite en ennemi celui qui m’a traité si gratuitement en ennemi ; que je vous cite devant le public pour produire les preuves des faits que vous m’imputez, et que je vous dénonce comme calomniateur, si vous m’avez dénoncé sans preuve comme conspirateur.

» J’ai dédaigné jusqu’à présent ces délations obscures, dont l’existence m’était cependant bien prouvée, parce que je me suis reposé sur les principes de sagesse et de justice qu’a adoptés la Convention ; je m’y repose encore avec confiance ; mais l’idée d’une sourde et lâche persécution me fatigue : il y a trop de désavantage à se laisser harceler dans les ténèbres, sans pouvoir repousser les traits qu’on nous lance, et sans connaître la main d’où ils partent. J’aime à croire, citoyen, que cette main n’est pas la vôtre ; mais j’ai besoin d’en être sûr. Si malheureusement c’était vous que j’eusse à combattre, je ne me dissimulerais pas les avantages que peuvent vous donner vos talens et votre position ; mais comme je suis fort de la bonté de ma cause, je ne craindrais pas l’inégalité des armes ; je suis persuadé d’ailleurs qu’il vaut mieux, dans un procès devant le public, avoir raison contre un homme d’esprit qui a du pouvoir, que contre un homme obscur qui est sans mérite.

» J’attends de vous, citoyen, une réponse prompte, franche et précise, qui fixe et règle mes sentimens et ma conduite à votre égard. »

J.-B.-Suard.

Le courageux auteur de cette lettre resta longtemps sans réponse ; il en reçut une au mois de fructidor an V : ce fut un arrêt de proscription.

Quelques personnes, au nombre desquelles il faut mettre en tête Rœderer, homme capable d’en apprécier un autre, ont regardé Sieyes comme ayant déployé un grand génie dans la révolution ; mais je lis dans un ouvrage périodique, la Gazette française, les critiques suivantes des principales opérations de Sieyes :

« Les titres de Sieyes, dit l’auteur, sont les droits de l’homme, son jury constitutionnaire et la division de la France en départemens.

» Les droits de l’homme sont au-devant de toutes les constitutions américaines ; et on n’a fait en France que les copier en les altérant quelquefois, selon l’esprit de chacune des trois constitutions dont nous avons été enrichis jusqu’à présent.

» Le plan du jury de Sieyes a été presque unanimement rejeté : c’est un galimatias insupportable. Pour adopter son plan, il aurait fallu le comprendre.

» Enfin, sa nouvelle division de la France, idée heureuse en effet pour désorganiser sûrement la monarchie, se présentait à tous ceux de ce parti comme l’unique moyen de braver les résistances qui pouvaient naître dans les anciennes provinces, de la part des anciens employés du gouvernement dans toutes les classes, selon la maxime, divide et impera.

» Il existe d’ailleurs un modèle très-connu de cette opération, proposée en Angleterre dans des circonstances exactement semblables à celles où nous nous sommes trouvés.

» Dans l’Oceana d’Harrington, qui n’est que le plan d’une république offert à Cromwell, l’auteur divise l’Angleterre de la même manière, en supprimant la division par comtés. Il fait des districts, des precincts, des hundred, qui correspondent à nos départemens, à nos cantons, à nos municipalités. »

L’auteur du journal cite encore un modèle plus ancien, rapporté dans un ouvrage moderne, Nécessité des lois organiques, par M. Hekel. La rẻpublique de Sieyes semble calquée sur celle des Achéens, divisée en douze départemens, qui formaient chacun sept à huit districts, chaque département envoyant ses députés à l’Assemblée nationale, à raison de sa population, et nommant les magistrats qui devaient composer le conseil exécutif.

D’après ces rapprochemens, il est difficile de ne pas regarder Sieyes comme plagiaire dans les prétendues inventions qui devaient le faire passer à la postérité, comme un génie créateur.

Un homme qui s’est fait une réputation politique moins étendue et qui a exercé moins d’influence, Garat, serait bientôt jugé, si l’on voulait s’en tenir aux deux pièces suivantes, rapportées par Mallet du Pan, dans le No xii du Mercure Britannique. L’une est un passage de son écrit intitulé : Exposé de ma conduite pendant la révolution, où, après la chute de Robespierre, il l’appelle un monstre, et son éloquence un rabâchage éternel, un bavardage insignifiant, pag. 50. L’autre est une lettre adressée par Garat à ce même Robespierre, le 30 octobre 1795, et trouvée dans les papiers de celui-ci, où il dit à ce monstre et à ce bavard :

« J’ai lu votre rapport sur les puissances étrangères, et les extraits de vos derniers discours aux jacobins ; et je cède au besoin de vous entretenir de l’impression que j’en ai reçue.

» Le rapport m’a paru un magnifique morceau de politique, de morale républicaine, de style et d’éloquence : c’est avec ces sentimens profonds et élevés de la vertu, et avec un tel langage, qu’on honore, aux yeux de toutes les nations, la nation qu’on représente… Le style du rapport sur les puissances est partout net, ferme, piquant ou élégant, et, lorsqu’il s’élève au ton de la plus haute éloquence, c’est toujours par la grandeur des sentimens et des idées. Votre discours sur le jugement de Louis Capet, et ce rapport, sont les plus beaux morceaux qui aient paru dans la révolution ; ils passeront dans les écoles de la république comme des modèles classiques, etc. »

On peut rechercher aussi dans le journal de Paris, au moment où Garat cesse d’en être rédacteur, l’aveu qu’il fait de s’être écarté de la vérité pour l’intérêt du peuple et le succès de la révolution.

On peut retrouver enfin dans le Moniteur, an VI, son discours à l’occasion de l’anniversaire du 21 janvier, ou du 10 août, je ne me rappelle plus l’époque où il profère ces étranges paroles : « La mort de Charles Ier est l’opprobre de l’Angleterre ; celle de Louis xvi fera à jamais la gloire de la nation française ! » Je ne dis que le sens, il faut avoir le texte.

Un fait non moins important pour connaître ses principes, c’est la déclaration qu’il a publiée dans son apologie écrite par lui-même, en l’an III, il y proteste que, s’il n’avait pas cru Louis xvi coupable, il aurait donné sa démission plutôt que d’aller lui signifier son arrêt. Cette déclaration, si postérieure à l’événement, si inutile, constate par là même, que, s’il eût été membre de la Convention à cette époque, il eût été au nombre des assassins. C’est une étrange démarche de venir après coup faire une telle confession, qu’on ne lui demandait point, et se ranger volontairement parmi les auteurs de ce grand crime…

Je voulais examiner quelques autres acteurs de la scène effrayante de notre révolution. Mais pourquoi ? Leurs œuvres les font assez connaître. La plupart sont morts victimes de leurs erreurs ; et s’ils survivent, qu’ils prononcent eux-mêmes. Je sais d’ailleurs combien il est difficile de découvrir la vérité parmi tant de récits et d’opinions contradictoires. Qui peut se flatter d’avoir entendu tous les partis et comparé leurs témoignages ? À moins d’avoir des preuves évidentes d’une mauvaise action, ne nous hâtons point de juger.

  1. « La guerre civile, et les malheurs innombrables qui se succédèrent pendant vingt années, naquirent surtout du génie incendiaire de ce tribun du peuple, sorti des rangs de la noblesse, puissant par ses discours et par son audace, prodigue de son bien et de son honneur, comme de l’honneur et du bien d’autrui ; il porta dans le vice toute la force de son esprit ; son éloqueuce fut une calamité. » Velleius Palerc., II, 48.