Aller au contenu

Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXVII

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXVII.


La Cause des Pères. Élections de l’an III, 1795. Nouveaux ouvrages politiques et littéraires.

Après mon écrit en faveur des enfans et héritiers des condamnés, j’entrepris de défendre une autre cause du même genre, celle des pères et mères, aïeuls et aïeules des émigrés, atteints par diverses lois cruelles.

On avait formé au sein de la Convention le projet atroce de mettre, dès l’instant même, la république en possession de la part du bien de tout père et mère, aïeul et aïeule, qui pouvait revenir par succession à chacun de leurs enfans émigrés.

Selon ce plan, la nation héritait dès à présent des pères et mères encore vivans, leur prenait autant de parts qu’ils avaient d’enfans émigrés, les chassait de leurs habitations, en leur donnant ; au lieu de leurs terres et de leurs maisons, des rentes sur le grand-livre de la république, etc.

Le premier écrit par lequel j’ai combattu cette grande injustice est la Cause des Pères, brochure de cent douze pages in 8°, publiée en mars 1795, où je discute le projet, donné par le représentant Chazal, de la loi spoliatrice dont je viens de faire connaître les dispositions. Je n’en laisse subsister aucune, et, en relisant mon écrit de sang-froid, je suis toujours étonné que les preuves claires et simples que je fournis de l’injustice du décret proposé, mises avant la décision sous les yeux de l’assemblée, n’aient pas déterminé la Convention (car à cette époque elle régnait encore) à rejeter ou à modifier du moins cet infâme projet. Mais j’ai dû cesser depuis de m’étonner, lorsqu’après avoir appuyé ce premier écrit de cinq ou six autres, mes nouveaux efforts sont restés également inutiles.

À cet ouvrage le représentant Chazal, auteur du rapport, opposa dans le Journal de Paris du 6 floréral an III (25 avril 1795) quelques explications en autant de sophismes, et à la tribune de la Convention, dans la séance du 8, quelques injures pour moi, grossières jusqu’au ridicule. Je répondis aux unes et aux autres par un écrit intitulé : Observations sur un article du Journal de Paris, et Réponse aux reproches du représentant Chasal. Ce petit ouvrage est du mois de mai 1795.

Peu de temps après, la Convention ayant adopté, presque sans discussion, le projet de décret de Chazal, j’attaquai cette décision par un nouvel écrit encore plus étendu que le premier ; je l’intitulai : Supplément à la Cause des Pères.

Quoique j’eusse à peu près traité la matière à fond dans la Cause des Pères, je vins à bout de ne pas me répéter. Mon écrit est divisé en quatre parties : la première est formée d’exemples individuels des injustices qu’entraîne l’exécution du décret, et dont plusieurs sont vraiment révoltantes, Je demande à la suite de chaque exemple : Cela est-il juste ? Et j’ajoute enfin : « Il est temps de répondre, et ma réponse ne saurait être douteuse : Non. »

C’est à l’occasion de cette forme oratoire, qui a quelque chose de frappant, que Rœderer dit alors dans le Journal de Paris : Ce Non est celui d’un Stentor ; et qu’il rappelle, en y applaudissant, trait suivant de mon ouvrage : Je suis faible, je suis seul ; mais dans un âge avancé je conserve une voix forte qu’anime et soutient une grande horreur pour l’injustice, et que je puis encore faire entendre au loin.

Dans une seconde partie je fais des observations ultérieures et nouvelles sur le décret de Chazal.

Dans la troisième, j’attaque généralement la loi de confiscation, en prouvant qu’elle est injuste, immorale et impolitique. Je regarde encore cette partie de mon travail comme rassemblant à peu près ce qu’on peut dire de plus fort et de plus direct sur cette question.

Enfin, dans la quatrième partie, je combats les lois pénales contre les émigrés, sans distinction des motifs et des circonstances de l’émigration. Je justifie toute émigration simple pour quelque motif qu’elle se fasse, excepté le cas où les émigrés rentrent à main armée dans leur ancienne patrie ; et j’en conclus l’injustice de toutes les lois pénales contre l’émigration, et notamment celle du décret qui, punissant comme un délit l’usage d’un droit légitime, le punit dans la personne des parens qui n’en sont pas eux-mèmes coupables, contre la maxime de droit naturel que les fautes sont personnelles.

Cette partie du Supplément à la cause des Pères est une sorte d’extrait d’un traité complet de l’Émigration, écrit dès la deuxième année de nos troubles, et que je n’ai pas publié, tant à cause de la difficulté que les auteurs trouvent à imprimer sans se ruiner, que pour céder à la timide prudence de mes amis, qui m’ont fait observer que le moment n’était pas favorable, et que, si je plaidais la cause des émigrés eux-mêmes, je nuirais à celle des pères et mères.

Je crois pouvoir dire que ce supplément contribua beaucoup à former l’opinion publique, qui se prononça tellement contre la loi du 9 floréal, qu’elle força, pour ainsi dire, la législature à en suspendre l’exécution par un décret du 11 messidor, c’est-à-dire de la fin de juin 1795.

Cette année même, au milieu de ma querelle avec Chazal, je reçus une lettre de la commission exécutive de l’instruction publique, et un arrêté par lequel elle me nommait professeur d’économie politique et de législation aux écoles centrales. La lettre était fort honnête. On m’y disait que mes talens et mes vertus étaient les seuls titres qu’elle eût consultés, et que l’opinion publique avait déterminé son choix. J’en eusse été honoré, et j’aurais accepté avec empressement dans d’autres circonstances ; mais je ne voulais pas être professeur de législation sous l’autorité de semblables législateurs ; et, dans une réponse polie, je prétextai mon âge et le besoin que j’avais de terminer des travaux commencés. J’avais surtout à cœur de continuer de défendre la cause des parens des émigrés, que j’avais déjà plaidée dans la Cause des Pères. Je restai donc dans mon obscurité.

Cependant, malgré mon éloignement pour les fonctions publiques dans un état de choses où, en s’approchant de ceux qui gouvernaient, on semblait participer aux crimes qu’ils avaient commis et aux injustices qu’ils soutenaient encore, je me suis trouvé mêlé dans les troubles qui ont agité Paris au mois de vendémiaire an IV, qui correspond à septembre et octobre 1795 ; et comme les événemens de cette époque critique ont eu des suites importantes pour la nation, et ont pensé en avoir de fâcheuses pour moi, je crois devoir en dire ici quelque chose.

Par la constitution de l’an III de l’ère républicaine, l’assemblée nationale devait être renouvelée en entier au mois de vendémiaire de l’an IV, par les assemblées primaires, ou plutôt par les électeurs qu’elles auraient choisis dans chaque département. Mais ce n’était pas là le compte de la Convention : un grand nombre de membres, et les plus actifs, les plus ardens, se sentant coupables des crimes commis durant leur règne, la majorité de l’assemblée ayant à se reprocher de les avoir laissé commettre, et tous d’avoir contribué à une multitude de lois atroces, craignaient une assemblée entièrement nouvelle qui, n’ayant pas participé à leurs forfaits ou à leurs fautes, pourrait les appeler en jugement, et demander compte, au moins aux plus coupables, de tant de sang et de tant de spoliations.

Pour éloigner d’eux ce danger, ils imaginèrent fort adroitement de faire appliquer à l’assemblée qu’on allait former, la constitution de l’an III, qui établissait le renouvellement, par tiers seulement, des assemblées nationales, une fois formées en entier par le vœu des assemblées primaires.

Mais ne pouvant pas faire entrer cette disposition dans la constitution elle-même, ils l’établirent par deux décrets séparés, du 5 et du 13 fructidor, qu’ils envoyèrent à l’acceptation des assemblées primaires, en même temps que la constitution nouvelle, se flattant avec raison que le peuple confondrait ces deux choses, et se réservant de regarder toute acceptation de la constitution à laquelle ne serait pas jointe une réclamation contre les décrets, comme emportant leur acceptation même.

Jamais on ne s’était joué de l’opinion plus insolemment ; hardiesse monstrueuse dans des hommes qui professaient le respect pour le peuple souverain. Enchaîner la liberté des assemblées primaires dans l’exécution de la constitution elle-même en la leur faisant accepter, les lier par des décrets improvisés au moment où elles exerçaient cette même souveraineté qu’on reconnaissait en elles, c’était ce qu’on ne pouvait proposer qu’en affichant pour elles le plus profond mépris. L’artifice pouvait tromper les assemblées primaires des campagnes. Les assemblées des villes, connaissant mieux l’état de la question, devaient être dupes plus difficilement ; mais l’influence et l’activité des jacobins favorisaient efficacement en beaucoup d’endroits les projets de la Convention.

La capitale seule pouvait combattre avec quelque espoir de succès pour le renouvellement entier de l’assemblée, aux termes de la constitution. Les journalistes anti-jacobins ne s’y épargnèrent pas, et on s’éleva dans beaucoup d’écrits politiques contre les décrets du 5 et du 13 fructidor, comme destructifs de la constitution ; et, en consentant même à ne pas les qualifier ainsi, l’opinion générale s’établit qu’au moins fallait-il, pour qu’ils eussent leur exécution, qu’ils fussent adoptés par la majorité des assemblées primaires. C’était l’unique moyen de leur donner une sanction qu’ils ne pouvaient emprunter de l’assemblée actuelle, qui, après la constitution faite et jurée, ne pouvait, de son autorité, en altérer une disposition aussi importante que celle qui déterminait la composition de l’assemblée des représentans du peuple.

C’est dans ces dispositions que se formèrent les assemblées primaires des quarante-huit sections de Paris, le 1er vendémiaire an IV, 23 septembre 1795. Le vœu de la majorité d’entre elles pour le renouvellement entier de l’assemblée nationale fut bientôt connu ; et l’on pouvait prévoir qu’elles donneraient aux électeurs qu’elles avaient à nommer la mission expresse de nommer la totalité des membres, dans le cas où la majorité des assemblées primaires n’aurait pas sanctionné les décrets des 5 et 13 fructidor, qu’elles ne voulaient regarder comme lois que d’après cette sanction.

La Convention, prévoyant et voulant empêcher ce mouvement, faisait approcher les troupes de Paris. Plusieurs sections réclamèrent contre cette mesure, comme gênant la liberté des élections. Elles communiquaient entre elles par des messages. La Convention proscrivit cette communication par un décret qui ne fut pas exécuté, et quelques sections se donnèrent mutuellement un acte de garantie contre les violences qu’on pourrait exercer envers chacune d’elles. On procédait cependant à la nomination des électeurs ; je fus nommé par ma section des Champs-Élysées.

Durant le cours de ces élections, les esprits s’échauffant par degrés, les communications entre les sections devinrent plus actives. On continua de discuter le droit prétendu par la Convention, de se conserver aux deux tiers dans la prochaine assemblée. On proposa parmi nous une déclaration des sentimens de la section, et l’on nomma pour cela des commissaires, au nombre desquels je fus avec Pastoret et Lacretelle[1] le jeune. Ils se reposèrent sur moi de la rédaction ; je la fis et je la lus à mes collègues les commissaires. Ils en furent contens et décidèrent qu’elle serait lue à l’assemblée de la section. J’y combattais les décrets des 5 et 13 fructidor ; j’y prouvais l’obligation rigoureuse où était la Convention de fournir la preuve de l’adoption de ces décrets dans les assemblées primaires ; j’y blâmais l’approche des troupes au temps des élections ; enfin j’y développais avec assez de netteté et de force les sentimens de la majorité des sections, sentimens qui allaient être bientôt un titre de proscription, et mettre en danger ceux qui les auraient soutenus.

La lecture de notre déclaration, différée de quelques jours par le travail des élections, avait été remise au samedi 9 vendémiaire. J’étais à l’assemblée, mon écrit en poche, et je me disposais à monter à la tribune, lorsque Lacretelle me dit que je ne pouvais le lire encore ce jour-là, parce qu’on attendait une députation de la section Le Pelletier, qui venait proposer une grande mesure. Cette mesure était de rassembler, dès le lendemain 10, les électeurs de toutes les sections, au lieu d’attendre le 20, jour fixé pour leur première séance. Leur assemblée devait se tenir au Théâtre-Français, où l’on disait qu’on était déjà sûr que trente-cinq ou quarante sections enverraient leurs électeurs, et que le reste ne tarderait pas à s’y réunir. Je fis à Lacretelle quelques objections sur ce projet ; mais il me répondit que c’était une chose résolue ; et je vis arriver en effet des députés de la section Le Pelletier, qui firent un discours très-violent dans le même sens, après lequel Lacretelle monta à la tribune, et proposa de mettre aux voix la motion de la section Le Pelletier ; elle fut adoptée sans objection.

Il n’est pas douteux aujourd’hui, d’après les événemens, que c’est à cette résolution précipitée de quelques sections, qu’il faut attribuer la victoire que la Convention remporta, dans une cause détestable, sur les sections de Paris et sur la constitution elle-même, et le retour aux maximes du terrorisme, et le crédit bientôt rendu aux membres de la Convention qui avaient participé le plus activement aux crimes du gouvernement révolutionnaire, tels que Tallien, Louvet, Chénier, etc.

Les sections de Paris qui voulaient le renouvellement entier de l’assemblée, étaient manifestement appuyées par l’opinion publique, non-seulement dans la capitale, mais dans les départemens, au moins dans tous ceux où l’état de la question avait été compris. Le temps qui devait s’écouler encore jusqu’au 20, jour fixé pour la convocation de l’assemblée des électeurs, aurait fortifié ces dispositions. L’assemblée une fois formée eût demandé, sans s’écarter de ses pouvoirs et de ses droits, qu’il lui apparût de l’adhésion des assemblées primaires aux décrets des 5 et 13 fructidor, qui avaient absolument besoin de cette sanction pour que les élections des représentans fussent bornées à un tiers seulement, Il était public qu’à Paris même cette adhésion avait été refusée par la majorité des sections, et l’on eût certainement obtenu le même résultat de l’examen des votes des autres départemens. Mais, pour mettre ces moyens en œuvre, il fallait que l’assemblée des électeurs fût légalement convoquée, et qu’on ne pût la troubler qu’en violant ouvertement la constitution ; au lieu qu’en la convoquant avant le temps, on donnait prétexte à la Convention de la traiter d’illégale, et de la dissoudre comme telle. Ce danger était d’autant plus grand, que la résolution de la majorité des sections d’envoyer leurs électeurs, dès le 10, au Théâtre-Français, n’était pas bien prise. Il ne s’y rassembla que les électeurs de sept à huit sections, et il en manquait plusieurs de chacune.

Je m’étais rendu au Théâtre-Français avec les électeurs mes collègues, vers les onze heures du matin. Il n’y avait pas plus de trente ou quarante électeurs. Je m’étonnai ; je demandai avec inquiétude à Lacretelle où étaient donc ces sections de Paris, si ardentes, si déterminées. Il m’assura qu’elles viendraient, qu’elles allaient venir ; la journée se passa à les attendre inutilement ; enfin, vers les sept heures du soir, cette assemblée, qui jusque-là s’était défendue de prendre aucune délibération, par la très-bonne raison que, n’étant pas formée de la majorité des électeurs, elle ne pouvait agir en sa qualité d’assemblée électorale, s’étant réunie dans un petit foyer de la comédie, et m’ayant nommé président d’âge, se mit à entendre quelques orateurs qui proposèrent de déclarer l’assemblée permanente, et de passer la nuit dans la salle du théâtre pour y attendre l’arrivée des autres électeurs. On en était là lorsque quelqu’un vint instruire l’assemblée qu’il se faisait, au moment même, sur la place du Théâtre-Français, une proclamation qui enjoignait aux électeurs rassemblés de se séparer, sous peine d’être déclarés coupables du crime de lèze-nation. Le nouvelliste raconta en même temps que le peuple avait hué les proclamateurs ; qu’ils étaient éclairés par des torches qui semblaient être celles de l’enterrement de la Convention.

Ce récit ayant encouragé les assistans, on reprit et on décréta la proposition faite de rester assemblés, et d’aller s’installer au théâtre. Je m’y rendis ; mais, en regardant autour de moi, je m’aperçus que, d’une centaine de personnes que nous étions au foyer, à peine en restait-il vingt-cinq ou trente. Je dis à quelques-uns de mes voisins que j’étais trop vieux pour passer la nuit sur un banc ; je revins chez moi, et tous firent bientôt de même : de sorte qu’un détachement de troupes avec du canon étant venu vers minuit pour cerner le théâtre, le commissaire qui conduisait l’expédition ne put s’emparer que du registre et de la sonnette de la section du Théâtre-Français : les électeurs avaient disparu.

Le lendemain, je retournai au théâtre, vers une heure après midi, pour savoir ce qui s’y passait ; je n’y vis que quelques électeurs attirés par la même curiosité que moi ; je tins l’assemblée hâtive pour dissoute, et j’attendis le 20.

Cependant quelques sections de Paris continuaient de s’agiter. La section Le Pelletier, plus ardente que les autres, attira plus fortement l’attention de ce gouvernement illégal et timide ; on fit entrer beaucoup de troupes dans Paris ; les terroristes, et jusqu’aux brigands connus, tirés des prisons, furent armés comme bons patriotes pour la défense de la Convention. Les sections de Paris qui s’étaient déjà montrées opposées à la Convention s’armèrent avec leurs moyens, tout faibles qu’ils étaient, contre les troupes de ligne ; elles se seraient encore soutenues, si elles fussent restées sur la défensive, et si elles eussent pu y rester ; mais les troupes de ligne, dirigées surtout par Barras, engagèrent l’action, et dans la journée du 13 vendémiaire, trois ou quatre mille citoyens périrent victimes de l’imprudence des sections et de l’usurpation d’une assemblée tyrannique.

La Convention, se servant ainsi de la force armée pour mettre à exécution les décrets des 5 et 13 fructidor, et se conserver aux deux tiers dans l’assemblée nouvelle, fit aussi un décret pour déclarer traîtres à la patrie les électeurs qui avaient été au Théâtre Français, mais ce décret, à cause de son atrocité même, ne fut point exécuté. Plusieurs de ceux qu’il menaçait se cachèrent jusqu’au jour où devaient commencer les élections ; quelques-uns même n’osèrent pas se rendre à l’assemblée électorale. Je couchai hors de chez moi pendant huit à dix jours, ce qui ne m’empêcha pas de me rendre le 20 à l’assemblée des électeurs, aux Petits-Pères de la place des Victoires. Nous avions six députés à nommer. Des six candidats qui avaient eu la majorité des suffrages, Pastoret, Anson, et je ne sais quels autres, donnèrent leur démission. J’étais immédiatement après eux pour le nombre de voix ; mais j’écrivis au président pour lui faire savoir que je n’accepterais pas, et on passa au suivant, Le Couteulx de Canteleu, qui avait le plus de voix. après moi.

Je refusais la députation par de bonnes raisons : l’une était la nullité dont je serais au conseil des Cinq-cents, où ma renommée d’aristocrate m’eût fait bientôt fermer la bouche (car, en ma qualité de célibataire, je ne pouvais entrer aux Anciens) ; et l’on sait comment les députés, une fois signalés comme mauvais patriotes, étaient accueillis de huées dès qu’ils paraissaient à la tribune. Une seconde et très-forte raison de mon refus était la répugnance que je sentais à partager les fonctions de législateur avec les deux tiers restant de cette horrible assemblée appelée Convention, et souillée de tant de crimes.

On trouvera dans mes papiers une discussion suivie sur la question agitée alors entre la Convention et les sections de Paris. Je prouve, ce que tous les gens raisonnables ont pensé dans le temps, que le renouvellement complet de l’assemblée était de droit selon la constitution de l’an III ; que les décrets des 5 et 13 fructidor en étaient la violation ; que cette violation n’a été ni pu être excusée par l’acceptation de ces décrets dans les assemblées primaires, puisque cette acceptation n’a pas eu, à beaucoup près, le vœu de la majorité, et que d’ailleurs, n’ayant été constatée par aucun moyen légal, elle devait être regardée comme nulle et illusoire. Les suites n’ont que trop prouvé combien il importait que l’assemblée dans les mains de laquelle étaient les destinées de la France depuis trois ans, et qui depuis trois ans avait ou commis ou laissé commettre tant de crimes et de spoliations, et porté tant de lois atroces, ne se perpétuât pas dans son affreuse autorité. On a pu se convaincre, en effet, que c’est précisément pour avoir laissé le gouvernement aux mêmes agitateurs (car il y est resté malgré l’entrée du nouveau tiers, la majorité dans les deux conseils ayant toujours été formée des partisans de la constitution de 1795), que le directoire a été si horriblement composé ; que tant d’administrateurs modérés, dans les départemens et à Paris même, ont été destitués et insolemment remplacés par les membres des comités révolutionnaires, tirés des prisons où ils avaient été si justement jetés après le 9 thermidor ; qu’on a poursuivi encore les prêtres avec un acharnement infernal ; qu’au moment où j’écris[2], il y en a encore trente mille périssant de misère dans les prisons, où l’on a la barbarie de les garder après le rapport de la loi qui les persécutait ; que le brigandage exercé contre les parens des émigrés pour l’émigration de leurs enfans, qui n’est pas la leur, et qui ne peut être un délit dans la plupart des émigrés eux-mêmes, chassés par la terreur, se soutient toujours avec la même force et la même indignité ; que deux à trois cent mille rentiers meurent de faim, en voyant consumer et dilapider leurs propriétés, puisqu’enfin ils ont droit de regarder comme telles et la partie de l’impôt qui devait fournir au paiement de leurs rentes, et les propriétés nationales, dont le premier usage et le plus sacré devait être de remplir les engagemens de la nation. Tous ces crimes, encore une fois, tous ces malheurs, ou du moins leur prolongation et leur durée, ont été l’effet naturel et nécessaire du triomphe de la convention dans le projet d’usurper les deux tiers du pouvoir, quand l’assemblée devait être intégralement renouvelée d’après les lois et pour l’intérêt de la France.

Les mouvemens de vendémiaire m’ayant encore laissé libre et debout, comme tout ployait d’abord sous l’autorité du nouveau gouvernement, je retrouvai quelque tranquillité, et je repris en main la cause des parens d’émigrés, en faveur de qui je publiai, vers la fin de 1795 et au commencement de 1796, quatre nouveaux ouvrages. Dans le premier, j’eus encore affaire au représentant Chazal, qui, revenant à la charge, demandait à l’assemblée de révoquer l’espèce de suspension qui avait lieu dans l’exécution de la loi du 9 floréal. J’opposai à cette motion, l’écrit intitulé Nouvelles Réclamations, suivi bientôt d’une Dernière Défense ; et le conseil des Cinq-cents, sur le rapport de Pons de Verdun, ayant passé outre et rétabli l’exécution de la loi contre les pères, j’attaquai sa décision par un Appel à l’opinion publique.

Postérieurement à ces trois premiers écrits, le 26 janvier 1796 (6 pluviôse an IV), le conseil des Anciens, créé par la constitution de 1795, après une discussion très-profonde et très-suivie, dans laquelle plusieurs députés parlèrent fort bien, avait rejeté la résolution des Cinq-cents, et décidé en faveur des pères et mères la cause que j’avais défendue. Je concevais quelque espoir de sauver mes malheureux cliens, lorsque, tout-à-coup, sur un rapport du représentant Audouin, lu au conseil des Cinq-cents, le 28 nivôse de l’an IV, et auquel je répondis par une Discussion du rapport même, le conseil revint à la loi du 9 floréal, en leva la suspension ; et son décret, porté au conseil des Anciens, y fut adopté à la majorité de 14 voix, quoique le même conseil eût refusé précédemment de confirmer la résolution qui ramenait l’exécution de cette même loi.

Tout le fruit de mon travail s’est trouvé ainsi perdu, sauf l’impression que je puis avoir faite sur l’opinion publique, dont j’espérais encore l’utile secours, pour ramener tôt ou tard la législation dans les routes de la justice.

La collection des sept ouvrages que j’ai publiés pour la défense des pères et mères d’émigrés forme près de cinq cents pages in-8°. Je ne regrette pas le temps qu’ils m’ont coûté. N’eussé-je contribué qu’à donner à deux ou trois familles quelques momens d’espérance et de consolation, ce serait déjà une récompense assez précieuse pour moi. Mais je ne puis négliger de conserver ici le souvenir d’un fait dont je suis encore touché vivement, et qui rappellera la noble action de Mme Lavoisier. C’est un témoignage de reconnaissance que je dois d’autant moins oublier, qu’il venait d’un homme intéressant par son âge, ses infirmités et ses malheurs. M. Stappens, négociant de Lille, était lié avec l’épouse d’Anson, député à l’assemblée constituante, et dont j’étais connu. Je reçus un matin la visite d’Anson, qui m’apportait une lettre de ce M. Stappens, où il m’apprenait qu’il était du nombre des pères d’émigrés, dont j’avais, disait-il, si éloquemment plaidé la cause ; qu’il avait deux filles émigrées avec leurs maris qui étaient nobles ; qu’il n’avait pu empêcher leur émigration ; que sexagénaire et aveugle, il serait dépouillé des trois quarts de ses biens, sans la suspension de la loi du 9 floréal, qui venait d’être prononcée après la publication de mes premiers écrits ; que cette suspension lui avait rendu quelque tranquillité pour l’avenir ; qu’il ne pouvait m’exprimer toute sa reconnaissance, mais qu’il se flattait que je daignerais en accepter un faible témoignage dans un petit envoi des produits de l’industrie de son pays. Sa lettre était signée de sa femme, pour mon mari aveugle, et elle était accompagnée de quelques toiles de Flandre. Anson me força de les accepter.

Après ces marques particulières d’estime, je dois mettre au rang de mes jouissances littéraires dans ces temps malheureux, la justice que me rendirent plusieurs orateurs des deux conseils, qui défendirent comme moi les pères et mères d’émigrés, mais qui ne faisaient en cela que leur devoir, leur métier, tandis que mon travail était volontaire et bénévole. Émery et Portalis convinrent que j’avais le premier fourni et développé les principaux moyens de cette cause dont ils furent aussi les avocats, et que, si jamais justice se fût rendue à leurs cliens, j’aurais l’honneur de l’avoir le premier et le plus ardemment sollicitée.

Pour achever de donner une notice de mes travaux de politique ou de littérature, dans les années 1795 et 1796, je dirai d’abord quelque chose de deux mémoires que j’ai faits pour Mmes Courbeton et Trudaine ; la première, veuve d’un président au parlement de Dijon, égorgé comme émigré par le tribunal révolutionnaire de la Côte-d’Or ; la seconde, veuve de l’aîné des Trudaine, petit-fils de celui qui a établi en France cette admirable école des ponts et chaussées, et enrichi sa patrie de ces beaux chemins qui faisaient l’admiration des étrangers, et qui vont se dégradant sans remède sous un gouvernement destructeur#1. Le président avait été assassiné, comme je l’ai dit, par le tribunal révolutionnaire de la Côte-d’Or ; son fils aîné et les deux Trudaine, par le tribunal de Paris.

Les biens du président de Courbeton étaient saisis par la nation, non-seulement comme biens de condamnés (car ils auraient été rendus à sa famille en vertu de la loi générale qui avait ordonné cette restitution), mais comme biens d’émigrés, et soumis ainsi au séquestre. Le président et sa femme étaient sortis de France en 1791 pour voyager en Italie. Rentrés l’un et l’autre en mars 1792, avant le terme fatal, ils étaient munis de tous les certificats qui pouvaient attester leur retour et leur [3] résidence ; mais les grands biens de M. de Courbeton tentaient trop fortement la cupidité nationale, pour qu’on ne cherchât pas tous les moyens possible d’en enrichir le fisc. Un de ces brigands revêtus du titre et du pouvoir de commissaires de la Convention, appelé Bernard de Saintes, fait arrêter Courbeton à Luxeuil, le jette en prison à Dijon, et l’y retenant pour l’empêcher de faire renouveler à Dijon même un certificat de résidence qu’on lui avait déjà donné et qu’on exigeait sous une forme nouvelle, il le fait condamner à mort et exécuter dans le jour, comme émigré, nonobstant toutes les réclamations, et, ce qu’il y a de remarquable, après avoir reproché la veille aux juges, par une lettre que j’ai rapportée, leur lenteur à condamner Courbeton.

De là l’assassin se met à la poursuite du fils de Courbeton, et de l’époux de sa fille, et du frère de celui-ci, et parvient à les faire égorger encore tous les trois.

J’ai développé ce tissu de crimes dans un premier mémoire, et dans une réplique à Bernard de Saintes, qui a eu l’impudence de tenter de répondre. M. de Courbeton à été rayé après sa mort de la liste des émigrés ; sa veuve et sa fille sont rentrées dans ses biens, et ont reconnu les services de leur défenseur officieux.

J’ai parlé aussi de quelques travaux littéraires depuis la révolution du 9 thermidor. Je commencerai par rappeler une traduction de deux lettres, l’une de Cicéron à Matius, l’autre de Matius en réponse à Cicéron, l’une et l’autre accompagnées de quelques observations, et d’une lettre d’envoi à mon ami M. Bertrand, ci-devant directeur de la compagnie d’Afrique à Marseille. Elles sont curieuses, et présentent dans ce Matius un très-beau caractère, défendant avec force et avec avantage contre Cicéron la mémoire de César. Quelques anecdotes de la vie de Matius, que j’ai rapportées, prouvent aussi qu’il savait concilier avec la confiance de César et d’Auguste des goûts simples et tranquilles, la culture des jardins, l’amour des lettres. La traduction et les notes sont insérées dans le Magasin encyclopédique, ouvrage périodique estimable ; et je les ai données pour payer insuffisamment sans doute la complaisance des auteurs qui m’envoyaient leur recueil.

On y trouvera encore une critique intitulée, Leçons de grammaire à un grammairien, relative à un prospectus de Journal de la langue française, par Urbain Domergue, membre de l’Institut national, le même dont j’ai parlé plus haut, année 1793, en racontant la suppression de l’Académie française. Je ne voulais pas laisser échapper cette occasion de relever l’injustice commise envers l’Académie et les académiciens par la Convention, donnant, en pur don, notre manuscrit à deux libraires étrangers, au lieu de le rendre aux véritables propriétaires, qui étaient occupés, au moment même de la destruction de la compagnie, à publier cette nouvelle édition.

Enfin, pour tout avouer, dans les derniers mois, ce me semble, de 1795, Chénier, député a l’assemblée nationale, et misérablement célèbre par sa tragédie de Charles IX, et par d’autres ouvrages non moins révolutionnaires, s’étant avisé de déclamer violemment à la tribune contre la liberté de la presse, je lui donnai quelque sujet de se plaindre de cette liberté, en imprimant un petit écrit de quelque pages, intitulé : Pensées libres sur la liberté de la presse où je me moque assez gaiement de lui.

C’est ici le lieu de confirmer de mon témoignage une vérité, bien commune sans doute, mais que l’expérience m’a fait toucher au doigt : je veux parler du secours inestimable, incroyable, que donnent dans le malheur les études littéraires et l’habitude d’appliquer fortement son esprit. Je puis dire qu’en me livrant, comme j’ai fait toute ma vie, aux méditations politiques, en discutant à part moi toutes les grandes questions qui se sont élevées, en parcourant le vaste champ de la littérature et de la philosophie, mais surtout en écrivant beaucoup, j’ai trompé mes malheurs, c’est-à-dire ma ruine entière, et supporté ceux de mes amis, ce qui n’a pas été pour moi, j’ose le dire, un moindre effort que le premier. Aucun autre moyen, dans la nature de l’homme et des choses, ne me semble aussi puissant que celui-là ; les exercices du corps les plus violens, le travail des mains auquel je m’adonne quelquefois, ne pouvaient me distraire, parce que mes idées et mes souvenirs me restaient ; au lieu que, dans les horribles années 1792, 93 et suivantes, entouré de mes papiers, écrivant des journées entières et plusieurs journées de suite, je tenais écartés de mon esprit les idées sinistres et les sentimens douloureux. C’est là le vrai népenthès, si ce n’est pas celui d’Homère.

Reste à savoir si j’ai fait l’éloge ou la satire des lettres, en montrant les occupations littéraires comme capables de faire oublier ou d’amortir le sentiment de tant de maux. Mais je dois cependant faire observer que, si j’ai trouvé en écrivant quelque soulagement aux souffrances de mon cœur et de mon esprit, c’est surtout en m’occupant des objets même qui les causaient ; c’est en versant mon indignation sur le papier, en cherchant à l’exprimer le plus énergiquement qu’il m’était possible. Je renvoie, pour le développement de ces réflexions, à ce que j’ai dit dans le Post-scriptum du Préjugé vaincu.

  1. Voyez le récit de M. Lacretelle, Histoire de la Convention tom. II, page 458, jusqu’à la fin du volume.
  2. Vers 1800.
  3. Écrit vers 1800.