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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXVIII

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CHAPITRE XXVIII.


Traductions de romans, Loi des otages. Lettre de M. de Bausset, évêque d’Alais.

J’entrai, en 1797, dans une carrière bien nouvelle pour moi et dans laquelle le besoin de vivre me poussa bien contre mon gré. À soixante-dix ans, que j’avais atteint au mois de mars, je me trouvais à peu près ruiné. La grande et généreuse nation, après m’avoir dépouillé de mes pensions, de mes bénéfices, d’une rente sur le duc d’Orléans, et y avoir substitué une pension de 2,600 liv. pour quarante ans de travaux utiles, ainsi qu’il était dit dans le rapport du liquidateur, avait réduit cette somme au tiers en inscriptions sur le grand-livre ; ce qui nous laissait, à ma sœur et à moi, environ 1,200 liv. pour toute ressource à joindre à la rente que je m’étais faite sur madame Trudaine. Accoutumé à quelques commodités de la vie et aux agrémens de la société, je trouvais dur de me retirer à la campagne, ou dans quelque faubourg de Paris, pour y vivre de peu ; je me sentais encore quelque énergie, et je résolus de continuer à travailler quelques années pour me faire une ressource dans une vieillesse plus avancée. Mais c’était un projet plus facile à former que facile à exécuter avec quelque succès.

Outre que la perte de toute liberté pour la presse, depuis l’époque du 18 fructidor, ne me laissait aucune possibilité de publier rien de mes travaux relatifs aux affaires publiques, la difficulté de vendre les ouvrages de ce genre empêchait les libraires de les payer. On ne vendait que des romans. Plusieurs de ceux qu’on avait traduits de l’anglais avaient réussi. Un homme très-bon et très-obligeant, M. Lallemant, secrétaire-interprète aux bureaux de la marine, me proposa d’en traduire qu’il me ferait venir de Londres par les moyens que lui fournissait sa place. Il me donna d’abord l’Italien, ou le Confessional des pénitens noirs, ouvrage en trois volumes, dont je vendis la traduction à Denné, libraire, rue Vivienne, pour une somme de 2,000 liv., payable par quartiers, à commencer trois mois après la publication.

Je traduisis dans la même année, the Children of the Abbey, les Enfans de l’Abbaye, six volumes in-12, que je vendis 100 louis. Je rappellerai ici l’épigraphe que je mis à la tête de ce livre, parce qu’elle rend assez heureusement la situation du traducteur, et la disposition de son esprit en se livrant à ce genre d’occupation qu’on peut appeler frivoles :


Mæstus eram, requiesque mihi, non fama petita est,
MæstMens intenta suis ne foret usque malis. Ovid.

Rœderer, dans le Journal de Paris, rendit un compte très-favorable de l’ouvrage. « Ce roman, dit-il, mérite d’être distingué. On n’y voit ni revenans, ni diables, ni monstres, ni extravagances d’aucun genre : ce sont des scènes touchantes de la vie, des événemens naturels quoique peu ordinaires, des personnages qu’on rencontre dans la société, mais qui s’y font remarquer ; des sentimens conformes à leurs caractères et à leurs situations, mais vifs et profonds ; en un mot, c’est un roman fait avec de l’amour et des malheurs, par une âme sensible et un esprit raisonnable. » Voilà pour l’auteur. Le traducteur n’est pas moins bien traité. « Le style de la traduction, dit le journaliste, est plus châtié que ne l’est communément celui des traductions de ce genre d’ouvrages. On y reconnaît la plume long-temps exercée d’André Morellet, à qui nous devons plusieurs ouvrages plus sérieux, et qui pourrait nous en donner encore d’importans en économie publique, si nos alternatives continuelles de convulsions violentes et de frivolité imbécile nous laissaient la faculté de lire. » R. Journal de P. 31 mars 1798.

Je ne veux pas laisser échapper cette occasion d’avertir qu’on a donné une autre traduction des Enfans de l’Abbaye peu de temps après la publication de la mienne : elle ma semblé mal écrite, sans couleur et sans vérité. Ce qu’il y a surtout de bien ridicule, ce sont les petites pièces de vers répandues çà et là dans l’ouvrage, et qui sont misérablement traduites. Comme je les ai faites avec quelque soin, quoique sans recherche et sans prétention, elles peuvent servir à faire distinguer ma traduction de celle dont je parle et qui d’ailleurs est anonyme, tandis que mon nom est à la tête de la mienne.

À ce roman je fis succéder un morceau d’histoire, les IXe, et Xe livres de l’Histoire d Amérique de Robertson, fragmens trouvés dans les papiers de cet homme célébre, et publiés par son fils ; le prix en fut convenu à 30 louis avec Denné.

Les auteurs du Publiciste annoncèrent ainsi cet ouvrage : « Il est digne de la réputation de l’auteur et la traduction est écrite comme on écrivait il y a vingt ans c’est-à-dire, avec élégance et correction. »

Les rédacteurs de la Clef du cabinet en parlèrent de même « Le traducteur, diront-ils, est recommandable, non-seulement par la pureté de son style, qui est un de ses moindres titres à l’estime, et la seule chose qu’on doive attendre de lui dans ce fruit récent de ses veilles mais aussi, et surtout par son courage dans l’étude et la propagation des vérités utiles et hardies, ainsi que par celui que lui donne la philosophie pour supporter ces privations si pénibles dans un âge avancé, auxquelles l’ont condamné d’impérieuses circonstances. »

J’eus, au sujet de cet ouvrage, une petite querelle avec le sieur Buisson, libraire, qui, l’ayant fait traduire par Mme de C***, et s’étant engagé à lui payer ce travail 15 louis, dès qu’il se vit devancé par ma traduction, vint chez moi furieux et me fit des reproches amers, de ce que j’avais traduit Robertson, sachant bien que son projet était de le faire traduire. Il me menaçait de faire imprimer en quatre jours sa traduction, et de la donner à 25 sous pour faire tomber la mienne, si Denné ne lui remboursait pas les 15 louis qu’il avait, disait-il, déjà payés. Ses plaintes étaient les plus déraisonnables du monde. Il est bien vrai que j’avais quelque soupçon de son projet, mais je ne devais point de sacrifice ni à Mme de C***, ni à lui ; j’avais traduit déjà quelques livres de la même Histoire de l’Amérique dans les quatre premiers volumes publiés par Suard. Suard, fructidorisé, pour parler le langage de nos temps malheureux, était réfugié à Anspach, et ne pouvait exercer l’espèce de droit qu’il avait à ce travail, et que je ne lui aurais pas disputé. J’étais, d’ailleurs, bien sûr qu’avec mon activité je devancerais ma rivale, et que peut-être même ma traduction paraîtrait non-seulement avant que la sienne fût imprimée, mais avant qu’elle fût fort avancée. Je répondis d’abord vertement au sieur Buisson ; mais lorsque je le vis radouci, ma bonhomie me porta à lui promettre que je tirerais de Denné les 15 louis qu’il me demandait, pour éviter cette lutte désagréable de libraire à libraire, et de traducteur à traducteur ; et en effet, au bout d’une quinzaine, je lui avançai, pour le compte de Denné, 7 louis et demi, la moitié de la somme, déterminé surtout à ce sacrifice par l’intérêt de Mme de C***, qui, disait-on, était à cette époque vraiment dans le besoin.

Dans la suite, Denné ne me payant pas, et m’assurant que la stagnation des affaires l’avait empêché de vendre le Robertson, je fus bien forcé de refuser à Buisson les sept louis et demi restans ; je lui accordai d’ailleurs toute permission d’imprimer le manuscrit de Mme C***, en gardant les 180 livres que je lui avais données. Je n’en ai plus entendu parler depuis.

En septembre de cette même année, la sixième de la république, eut lieu la révolution du 18 fructidor, par laquelle trois des membres du Directoire, Merlin, Rewbel et Barras, violant la constitution qu’ils avaient tant de fois jurée, et qui était la seule source de leur pouvoir, firent condamner à la déportation deux de leurs collègues, Barthélemy et Carnot, une quarantaine de membres des deux conseils, et une vingtaine de journalistes, en même temps qu’ils déclarèrent nulles les élections d’un grand nombre de départemens, c’est-à-dire toutes celles qui avaient amené aux conseils des hommes de principes différens des leurs, ou, en d’autres termes, d’honnêtes gens. Comme je n’ai été heureusement pour rien dans cet événement, je n’en parlerai pas ici : je dus mon salut, sans doute, au refus que j’avais fait d’une place au conseil des Cinq-cents, dans l’élection qui avait suivi la catastrophe du 13 vendémiaire. Je ne puis pas douter que, si j’eusse été membre du conseil des Anciens, je n’eusse été une des victimes ; mes opinions, que je n’aurais certainement pas cachées, étant encore plus opposées à horrible gouvernement du Directoire que celles de Portalis, Barbé-Marbois, Barthélemy, etc.

Marmontel, qui avait été arraché à sa demeure champêtre et appelé au conseil des Anciens, fut épargné en considération de son âge et de sa réputation. Mais comme les nouveaux tyrans se débarrassèrent de tous ceux qui leur étaient opposés ou suspects, en déclarant nulles les élections des départemens dont ils étaient députés, Marmontel retourna dans sa chaumière, près de Gaillon, où il a vécu tranquille jusqu’à sa mort, le 31 décembre 1799.

Quant à moi, pendant les deux années et quelques mois qui se sont écoulés du 18 fructidor à la révolution du 10 brumaire, je repris, toujours pour vivre, mon métier de traducteur.

C’est dans cet intervalle que j’ai traduit Clermont, Constantinople ancienne et moderne, Phédora, et le troisième volume du Voyage de Vancouver, emploi de mes talens tels quels, qui ne donnait aucun ombrage aux misérables dont il fallait bien souffrir le gouvernement.

Clermont était publié en anglais sous le nom de Mme Roche, auteur des Enfans de l’Abbaye, mais assez inférieur à ce dernier ouvrage pour qu’on puisse soupçonner qu’ils ne sont pas tous les deux du même auteur. Je le vendis 2000 francs. Son succès a été médiocre. Il est en trois volumes in-12. Mon neveu Chéron en a traduit environ la moitié.

En même temps, je commençai et menai de front avec le roman, la traduction du Voyage anglais de Dallaway, intitulé : Constantinople ancienne et moderne, un volume in-4° dans l’original, et deux volumes in-8° dans la traduction. Les conventions furent les mêmes.

Vers le milieu de 1798, j’entrepris, aux mêmes conditions, un quatrième roman, Phédora, quatre volumes in-12, conjointement avec mon neveu Chéron. Celui-ci est agréable, et je crois qu’il aurait eu un véritable succès sans les circonstances fâcheuses de la ruine universelle du commerce de la librairie, et de la préoccupation où tous les esprits se trouvaient sans cesse. Il a été publié au commencement de 1799, avec l’ouvrage de Dallaway.

Le dernier de mes travaux de traducteur a été le troisième volume des Voyages de Vancouver autour du Monde. Le ministre de la marine Brueys, voulant faire traduire cet ouvrage pour l’instruction de nos marins, et obligé d’en faire les frais, aucun libraire n’ayant les fonds nécessaires pour une telle entreprise, s’adressa à Desmeuniers et à moi. Desmeuniers, membre de l’Assemblée constituante, et connu par la traduction des derniers Voyages de Cook, était appelé assez naturellement à ce travail. Un ami que j’avais aux bureaux de la marine, et M. de Talleyrand, me firent donner le troisième volume, tandis que Desmeuniers était chargé des deux premiers. On devait nous payer en exemplaires : deux cents à Desmeuniers et cent à moi, ce qui nous a été fort utile à l’un et à l’autre, car il a vendu tous les siens à la cour d’Espagne, par l’entremise du ministre des relations extérieures, et j’ai placé aussi tous les miens à 60 livres l’exemplaire.

En récapitulant ces différens travaux, on voit que, de 1797 à 1800, j’ai traduit et fait imprimer.

Seize volumes in-12 de romans,
Un volume d’histoire de l’Amérique,
Deux volumes in-8°, Constantinople ancienne et moderne,
Un volume in-4°, Voyage de Vancouver.

J’ose dire que c’est là une assez grande activité dans un homme de soixante et dix ans passés ; mais il me fallait vivre, il fallait songer à l’avenir… et j’avais encore du courage. En jetant les yeux sur ces trois années de ma vie, employées à des occupations la plupart futiles, d’autres étrangères aux connaissances que j’ai le plus cultivées, je ne puis m’empêcher de déplorer la malheureuse nécessité qui m’a forcé de perdre ainsi un temps précieux que j’aurais pu employer à terminer les ouvrages utiles qui sont en grand nombre dans mes papiers, et dont plusieurs ne demandaient que quelques mois pour être revus et complétés ; lorsqu’au moment où j’écris ceci[1], je ne puis me flatter qu’il me reste ni assez de force, ni le temps nécessaire pour y donner la dernière main. Je ferai peut-être partager ce regret à quelques amis qui auront conservé quelque estime pour le genre de mon esprit et pour ma manière de travailler, en indiquant plus bas les différens ouvrages que cette cruelle nécessité m’a forcé de laisser imparfaits, et dont quelques-uns même étaient déjà presque achevés[2].

En 1799, fut portée l’horrible loi des otages, qui me rappela, comme malgré moi, à des occupations plus graves et en même temps plus dangereuses. Cette loi fut publiée dans le courant de messidor (23 messidor an VII). C’était un nouvel accès de la fièvre révolutionnaire, une mesure digne de Robespierre et des siens ; mais il pouvait être dangereux de la combattre. Je l’attaquai avec des ménagemens que je ne pouvais me reprocher, puisqu’ils étaient nécessaires pour répandre mon ouvrage et en obtenir quelque effet. Ces ménagemens, au reste, ne consistèrent qu’à ne pas dire ouvertement aux promoteurs et inventeurs de cette horrible loi, qu’ils étaient des monstres et des tyrans ; car j’ai peint la loi elle-même de ses véritables couleurs. Je puis croire encore que cet ouvrage n’a pas été inutile, et qu’il a contribué à rendre plus général le sentiment d’horreur et d’indignation qu’elle devait exciter, surtout d’après le soin que je pris d’en faire passer beaucoup dans les départemens frontières, où la nouvelle loi commençait à s’exécuter avec toute son atrocité.

À l’occasion de mon écrit sur la loi des otages, je cède à la tentation de conserver ici une lettre que m’écrivit M. l’évêque d’Alais, de Bausset[3], homme si éminemment distingué par sa sagesse et son courage, par sa droiture et ses talens, et dont le suffrage est si glorieux, qu’il faut pardonner à celui qui ose s’en prévaloir. Je retrancherai cependant quelques éloges que je trouve encore plus forts que ceux que je conserve.


LETTRE

DE M. DE BAUSSET, ÉVÊQUE D’ALAIS.
12 thermidor an 7 (30 juillet 1799).

« Notre siècle, monsieur, ne saura ni apprécier ni récompenser le courage et la force avec lesquels vous défendez les droits de la justice et de l’humanité. La postérité seule vous décernera la couronne que vous méritez…

» On retrouve dans vos écrits cette dialectique profonde et lumineuse qui fut presque tout-à-fait étrangère aux anciens, dont les modernes ont terriblement abusé, mais que l’on admirera toujours dans les écrits de Pascal et dans les vôtres. Ce nouvel écrit vous honore d’autant plus que vous n’avez pas dût en attendre autant de gloire ni autant d’effet que du Cri des familles. Autres temps, autres juges, autre esprit public. Votre cœur seul est toujours le même, et votre talent ne fait que rajeunir. »

Heureusement la révolution du 18 brumaire nous délivra de cette infâme loi et de la tyrannie du directoire. Ce que j’en dirais n’aurait aucune relation avec moi-même, et ce sont mes mémoires que j’écris. Mais je puis me remettre en scène en l’année 1800.

  1. En 1800.
  2. On en trouvera la liste à la suite du catalogue des ouvrages imprimés, à la fin de ce volume.
  3. Aujourd’hui cardinal.