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Mémoires olympiques/Chapitre XVI

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Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 147-154).
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Les quatre années de guerre

La guerre, en mettant aux prises l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, la France, la Russie, la Serbie, créait un état de choses qui pouvait menacer l’institution olympique dans son essence même et dont le premier effet devait être de mettre fin à toutes velléités de retraite de son président.

Il avait été, en effet, dans mon désir de renoncer aux fonctions que j’exerçais de fait depuis vingt ans et, bien qu’aucune décision n’eût été prise, je m’étais entretenu de cette éventualité avec plusieurs de mes collègues. Maintenant il ne pouvait plus être question pour moi de démissionner avant 1917, date d’expiration de mon mandat décennal. Un capitaine ne quitte pas le pont du navire pendant la tempête.

Deux problèmes surgirent immédiatement, l’un concernant les Jeux prochains, et l’autre la composition même du C. I. O.

Sur le premier point, il ne s’était pas écoulé deux semaines depuis l’invasion de la Belgique, que je me trouvais saisi de propositions de « transfert » ; d’abord des projets vagues puis bientôt précisés par une intervention favorable de Sullivan, qui avait été un des piliers du récent congrès et dont le loyalisme s’affirmait maintenant inébranlable. Il demandait des « directives ». Il n’y avait pas à hésiter. Une Olympiade peut n’être pas célébrée ; son chiffre demeure. C’est la tradition antique. Les Allemands qui croyaient alors à une guerre rapide et à une victoire certaine, ne demandaient pas à être déchargés du mandat olympique. Prendre à cet égard une initiative en faveur des États-Unis ou de la Scandinavie, c’était courir au-devant d’aventures difficiles à prévoir et risquer des fissures ultérieures dans le bloc olympique, sans aucun avantage pour personne. Je me refusai donc à toute espèce d’action en ce sens.

La composition du Comité n’eût pas été en question si l’opinion britannique qui, pour la première fois, manquait de mesure et de pondération n’avait pas exigé de certains groupement internationaux de caractère académique ou scientifique l’expulsion des membres de nationalité germanique. Ni la France, ni la Belgique, ni la Russie ne paraissaient disposées à en faire autant. Là encore, agir c’était semer du mauvais grain dans un sol inconnu. La situation eût pu être gênante s’il y eût eu un Allemand ou un Autrichien dans le Bureau du C. I. O., mais ce n’était pas le cas. Il pouvait donc subsister tel quel avec simple suspension de ses sessions. Plus tard on aviserait. Anticiper sur l’avenir par des décisions précipitées n’eût été qu’une maladresse inutile. Je repoussai donc, approuvé par mes collègues belges et français, la sommation de M. Th. A. Cook qui donna sa démission.

Ces deux points réglés, il s’en présenta deux autres où, tout à l’inverse, j’estimais qu’une prompte action s’imposait. Le siège social du C. I. O. était imprécis. On le croyait à Paris parce qu’alors j’y avais mon domicile principal. Mais nous vivions sur une règle datant de l’origine et d’après laquelle le siège social se transportait tous les quatre ans dans le pays de la prochaine Olympiade : privilège devenu fictif, sans doute, mais dont quand même on pouvait tout à coup se réclamer à Berlin. Aussi bien, dans l’état actuel de l’Europe, une stabilité administrative devenait indispensable à l’olympisme.

Nous en avions déjà parlé au C. I. O. et mes collègues n’avaient pas paru approuver très chaleureusement mes desseins. En présence de la gravité des circonstances, ayant avisé ceux qui se trouvaient à portée, je décidai de passer outre aux objections et, le 10 avril 1915, dans la salle des séances de l’Hôtel de Ville de Lausanne, furent échangées les signatures qui établissaient dans cette ville le centre administratif mondial et les archives de l’olympisme rénové. M. de Blonay, membre pour la Suisse, m’assistait. Le syndic, M. Maillefer, et les membres de la municipalité reçurent le dépôt au nom de la ville. Le Conseil d’État du Canton de Vaud s’était associé à cet acte important auquel M. Motta, alors comme aujourd’hui, président de la Confédération, participa par l’envoi d’un télégramme chaleureux, au nom du Conseil fédéral.

Ma seconde initiative porta sur la célébration future des Jeux de la viie Olympiade (1920). La session du C. I. O. qui s’était tenue à Paris en juin 1914, avait eu déjà à s’en occuper. Budapest et Anvers avaient posé leur candidature. Cette dernière cité s’était fait représenter par une délégation qui nous avait remis, magnifiquement imprimée et reliée, une Adresse éloquente. Il était alors trop tôt pour en décider. Une sorte de vote de départage préalable avait divisé les voix presque également, accusant une légère tendance à avantager Budapest.

Sur ces entrefaites, au mois d’octobre 1914, alors que la mission qui m’avait été confiée par le Gouvernement français, dès son installation à Bordeaux, m’amenait à courir la France en tout sens, j’avais passé à plusieurs reprises par Lyon. Là, M. Herriot m’avait fait voir le magnifique stade dont il avait entrepris la construction. Consulté par lui sur l’opportunité d’une candidature de la ville de Lyon pour 1920 ou 1924, je m’étais gardé d’y contredire.

Au cours de l’année suivante, je provoquai la signature d’un acte important par lequel la ville, tout en demandant les Jeux de la viie Olympiade (1920), déclarait se désister en faveur d’Anvers, si Anvers maintenait sa candidature pour cette date, reportant alors sa propre demande sur 1924. L’acte fut signé par le maire de Lyon et, pour la Belgique, par le comte d’Assche. Peu après, une lettre éloquente du comte de Baillet apporta une confirmation de l’accord au nom du Comité olympique belge. Ainsi, autant j’étais résolu à empêcher toute mesure de transfert pour 1916, autant il me paraissait désirable de poser, pour 1920, et même pour 1924, des jalons sérieux dans des sols différents. C’est pourquoi non content de prévoir Anvers et Lyon, j’écoutai un peu plus tard les propositions qui venaient d’Amérique.

Mais non des États-Unis. Sullivan venait de mourir très inopinément : on n’en continuait pas moins à formuler des offres mirobolantes. Le prestige du C. I. O. avait été entretenu, là-bas, par l’International Olympic Committee Day, consacré par l’Exposition de San Francisco à l’honorer spécialement. C’est une coutume des expositions américaines de dédier ainsi des journées à des pays ou à des institutions. Un des organisateurs, qui se trouvait à Stockholm en 1912, y avait pris une haute idée de l’Olympisme. Le Pentathlon moderne surtout l’avait enthousiasmé. Ne pouvant célébrer de Jeux Olympiques à San Francisco en 1915, il avait demandé du moins le patronage du C. I. O. pour une épreuve de Pentathlon. Notre collègue Allison Armour avait été chargé de nous représenter. Le 18 mars 1915 donc, le drapeau olympique avait flotté sur l’Exposition et, dans la grande cour d’honneur, un speech grandiloquent avait été prononcé par le président de l’Exposition en même temps qu’étaient échangées des médailles.

Peu après, Cuba entra en scène. On s’était accoutumé maintenant à l’idée que la vie Olympiade passât sans être célébrée tout en continuant de compter dans la liste, à la façon antique. Et c’était sur 1920 que se portaient les ambitions. Atlanta, Cleveland, Philadelphie avaient offert mont et merveilles. Le comité qui se constituait à La Havane était moins affirmatif, plus conscient des difficultés, mais en même temps assuré de l’appui des pouvoirs publics, y compris celui du chef de la république, le président Menocal.

Que le projet dût aboutir ou être retiré, il aidait à la conquête du Sud-Amérique, pour laquelle les services de la propagande, auxquels j’étais alors mêlé, me fournissaient un appui précieux. Nous avions eu de ce côté beaucoup de déboires : des membres argentins successifs qui n’avaient été d’aucun secours et là-bas, tantôt une incompréhension totale, tantôt des velléités d’indépendance poussées à l’extrême et fort incommodes. Un moment, les clubs chiliens avaient fait la vie très dure à notre collègue, le professeur Garcia, pourtant élu sur la recommandation de leur gouvernement, et le moins que je puisse dire de la délégation militaire chilienne aux Jeux de Stockholm, est qu’elle avait été peu correcte à l’égard du C. I. O. ; après cela on avait voulu, à Buenos-Ayres, monter une « Olympiade » indépendante. Au Brésil, l’organisation sportive était lente à se développer, mais nous avions en M. de Rio Branco, ancien capitaine de football, maintenant ministre à Berne, un collaborateur sûr et dévoué. Je pus en 1916 créer, à Paris, un Comité transitoire, dont M. de Matheu, consul général du Salvador, fut la cheville ouvrière et qui, grâce à lui, se livra à la propagande la plus active. Une brochure illustrée intitulée « Que es el olimpismo ? » fut abondamment répandue dans les pays sud-américains, superposant son action à celle du Comité espagnol, auquel le zèle et la générosité du marquis de Villamejor avaient insufflé une vie nouvelle. De Madrid aussi où j’eus en 1916 l’occasion de présider une séance de ce comité, partit un effort de propagande par la diffusion d’une brochure de l’Olympisme.

L’hommage retentissant rendu au C. I. O., à San Francisco avait eu une répercussion plus directe encore aux Philippines, où les Américains s’étaient, dès le début de leur pénétration, préoccupés d’implanter le sport. Déjà avant la guerre, je m’étais mis en relations avec la Far Eastern Athletic Association, dont le siège était à Manille, et dont le président en 1915 était le docteur Wu Ting Fang, de Shangaï, qu’entouraient d’excellents conseillers américains. Avec l’appui éclairé des gens de la Y. M. C. A., ils faisaient de remarquable besogne et, maintenant que le prestige du C. I. O. avait atteint leurs rivages, se montraient assez désireux de placer leurs « Jeux d’Extrême-Orient » sous son égide. Ils se jugeaient appelés à régénérer la Chine, le Japon, le Siam et en additionnaient les chiffres de population avec complaisance. Sans admettre en pareille matière les progressions toujours strictement mathématiques des évaluations américaines pour l’avenir, nous étions prêts à leur faire confiance. Ils avaient, m’écrivaient-ils : « établi un Kindergarten olympique ». C’est bien ainsi que nous l’entendions. Ce qui se perdait d’un côté, pour nous, se récupérerait donc de l’autre et j’avais eu raison d’écrire dans un des derniers numéros de la Revue Olympique que si la guerre quelque jour empêchait une Olympiade d’être célébrée en Europe, la suivante le serait, et que si la jeunesse venait à laisser temporairement tomber de ses mains le flambeau olympique, il se trouverait de l’autre côté du monde une autre jeunesse prête à le relever.

La Revue Olympique avait été des premières victimes de l’ouragan. Son dernier numéro avait été celui de juillet 1914. Impossible de la continuer. À vrai dire, j’avais décidé de m’en décharger à partir de décembre suivant et mes collègues avaient été invités par moi à lui substituer un Bulletin en trois langues d’ordre plus technique. J’estimais qu’au soir de la récente apothéose, elle avait achevé sa mission et je désirais moi-même plus de loisirs pour mes travaux historiques. Mais de juillet à décembre, elle publierait et éclaircirait les documents et procès-verbaux du Congrès. Le sort en décida autrement. On l’imprimait à Gand et dans la tourmente nombre des collections mises de côté se trouvèrent détruites.

Pendant la guerre disparurent le comte Brunetta d’Usseaux, le baron de Venningen, tué au front dès les premières semaines, et Evert Wendell. En outre, M. A. Ballif, démissionnaire, avait été remplacé par le marquis de Polignac. En 1918, peu avant l’armistice, furent élus trois Américains du Nord et du Sud, MM. Bartow Weeks, Dorn y de Alsua et P.-J. de Matheu. Enfin, mes propres pouvoirs étaient venus à expiration en 1917 et avaient été renouvelés par l’intermédiaire de M. de Blonay, qui avait bien voulu, à partir du 1er janvier 1916, accepter de me remplacer dans mes fonctions officielles fort réduites du reste du fait qu’il ne pouvait y avoir de réunion ni plénière, ni partielle, tant que la paix n’était pas signée. Toutes choses du moins demeuraient en l’état.