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Mémoires olympiques/Chapitre XVII

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Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 155-162).
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La septième Olympiade (Anvers 1920)

Sitôt l’armistice signé, je me préoccupai de réunir les collègues qui étaient le plus à portée parmi les « dirigeants ». Il importait que cette session se tînt à Lausanne, devenue entre-temps le centre administratif permanent de l’Olympisme et dont il fallait que fussent ainsi consacrés les titres. Au printemps de 1919, il allait y avoir vingt-cinq ans du rétablissement des Jeux. Sans donner à cette coïncidence une importance que les circonstances ne comportaient pas, on pouvait y trouver le moyen d’assurer à la session un relief de bon aloi. Les pouvoirs publics suisses adhérèrent à cette idée. M. Gustave Ador, récemment élu à la présidence de la Confédération où l’avaient poussé malgré lui la notoriété universelle dont il jouissait et la reconnaissance des belligérants pour ses efforts à panser leurs blessures, accepta aussitôt de présider la cérémonie qui eut lieu avec toute la solennité désirable, mais au milieu de l’inclémence d’un hiver qui s’attardait. Nos amis lausannois, guidés par l’infatigable et dévoué Dr Messerli, firent à notre session un cadre brillant et varié. Les délibérations furent paisibles comme il convient entre amis heureux de se retrouver et de constater la solidité de l’armature olympique. C’est hors de l’enceinte que régnait l’agitation. Paris en était le centre. Chose inouïe, une opposition hargneuse et peu loyale dans ses procédés était dirigée contre Anvers. S’il y avait, en un pareil moment, un geste qui s’imposait, c’était bien celui que nous voulions dessiner en choisissant Anvers comme siège de la viie Olympiade. Quelle candidature égalait celle-là ? J’ose dire que, dûment avertie, la conscience du monde se fût manifestée avec enthousiasme en sa faveur. En Belgique, du moins, on était attentif à notre réunion et le gouvernement royal, conscient de la charge que représentait l’attribution des Jeux, se déclarait prêt à l’accepter.

Le comte de Baillet-Latour ne s’était pas borné à s’en entretenir avec le roi Albert et les ministres. Il avait, avec son idéalisme réaliste, examiné les possibilités et était résolu à aboutir. Bien qu’au passage on eût fortement tenté de le décourager, il donna, réconforté du reste par les assurances qu’apportait d’Angleterre le révérend Laffan, la promesse anversoise que tout serait prêt à l’heure dite. Et tout devait l’être en effet.

Cuba s’était peu à peu effacée. Devant la candidature belge, les autres ne pouvaient tenir. Mais un gros problème se dressait : la participation des « empires centraux », comme on disait encore. Or quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis que le dernier soldat allemand avait évacué la Belgique et que, sur le front de guerre, le dernier coup de canon avait retenti. Le bon sens indiquait que des équipes allemandes ne pouvaient, sans imprudence, prétendre à se montrer dans le stade olympique avant 1924. D’autre part, proclamer solennellement un ostracisme quelconque, fût-ce au lendemain du conflit qui venait d’ensanglanter l’Europe, constituerait une déchirure dans cette constitution olympique jusque-là si résistante ; et il en pourrait résulter un précédent dangereux. Mais la solution était très simple. C’est, à chaque Olympiade, le comité organisateur qui, selon la formule employée dès 1896, transmet les invitations. Il est ainsi le maître de cette distribution, sans que le principe fondamental de l’universalité ait à subir d’atteinte directe. Le C.I.O. n’avait donc pas de décision nouvelle à prendre. Néanmoins, on s’arrêta, contrairement à l’avis de plusieurs d’entre nous à un moyen terme qui consistait à énumérer les pays qui seraient invités, sous prétexte que les autres n’étaient pas représentés au C.I.O. C’était une double faute, car si la mort en Allemagne, les démissions ailleurs avaient fait des vides dans nos rangs, il restait les Hongrois, qui n’étaient ni morts ni démissionnaires.

Au cours de la session de 1919, on vit arriver à Lausanne quatorze avions militaires français, venus de Nancy sur invitation de l’École Lausannoise d’aviation civile. Une lettre du président du Conseil, ministre de la Guerre, me faisait savoir en même temps qu’en envoyant cette escadrille, avec l’autorisation du gouvernement fédéral et « à l’occasion du XXVe anniversaire du Rétablissement des Jeux Olympiques », M. Clemenceau entendait marquer la « haute estime » en laquelle il tenait le C.I.O. et son œuvre. Par-là, les mécontents furent invités au silence mais ils continuèrent, pendant longtemps encore, de gronder et de marquer de beaucoup de manières leur mauvais vouloir. Que cherchaient-ils ? Rien de précis. Mis en demeure, finalement, d’exprimer leurs griefs, les journaux qui les soutenaient se turent et la participation française s’organisa à son tour.

À Anvers, l’activité directoriale — et parfois dictatoriale — de notre collègue faisait merveille. Il fallait tout créer et tout fut créé, non pas, certes, avec l’ampleur et la somptuosité prévues par les projets primitifs présentés au C.I.O. avant la guerre, lorsqu’avait été posée pour la première fois la candidature de la ville, mais d’une façon parfaitement ordonnée et avec autant de mesure et de tact que d’élégance et d’éclat. Sur le nombre et la qualité des engagements, nous fûmes vite rassurés. Une des inquiétudes exprimées le plus généralement avait porté sur le fait de la disparition brutale de tant d’athlètes et sur l’absence d’entraînement de ceux qui restaient. À cet égard, les « Interallied Games », célébrés à Paris au printemps de 1919, sous l’égide du général Pershing qui fit édifier pour la circonstance, près de Vincennes, un stade auquel son nom devait demeurer attaché, furent extrêmement utiles. Ils avaient été conçus dans le but d’occuper de façon saine et agréable les loisirs forcés des troupes des différentes armées dont, pour raisons multiples, la démobilisation et le renvoi immédiats dans leurs foyers n’étaient pas jugés réalisables et dont d’importants contingents se trouvaient assemblés sur le sol français. Naturellement, on avait cherché dans certains milieux à égarer l’opinion en parlant d’« Olympiade militaire » et en suggérant qu’elle prît la place de l’Olympiade régulière un an d’avance. Toujours la question du numérotage et de l’intervalle quadriennal ! J’ai sous les yeux une lettre de J.-J. Jusserand, me rendant compte de sa démarche (le président Wilson était alors à Paris) et m’assurant que les Américains ne permettraient aucunement qu’on fît en cette circonstance usage des termes : Olympiques ou Olympiade. Les « Jeux interalliés » révélèrent, comme on pouvait du reste s’y attendre, que la valeur musculaire et l’élan sportif n’étaient point en recul.

Les Jeux de la viie Olympiade s’ouvrirent magnifiquement le 14 août 1920, en la présence du roi et de la reine des Belges, qu’accompagnaient le duc de Braband, le prince Charles et la princesse Marie-José. Le défilé, la formule d’ouverture, les chœurs, l’envol des pigeons, les salves… tout le prestigieux cérémonial dont on commençait, depuis Stockholm, à saisir la valeur pédagogique, soulignèrent à quel point l’Olympisme se retrouvait intact au lendemain de la tourmente et combien ses lauriers continuaient de primer dans l’esprit de la jeunesse toutes autres ambitions sportives. Le soir, le roi et la reine donnèrent, au palais, un dîner en l’honneur exclusif du Comité International Olympique ; suivit une très nombreuse réception, à l’issue de laquelle les souverains repartirent pour Bruxelles. Le cardinal Mercier, qui y assistait, avait présidé le matin, à la cathédrale, un service religieux, conçu, celui-là, selon une formule différente de celle de 1912. Sur ce point, je n’ai pas eu encore l’occasion de m’expliquer. En faisant précéder au stade même, comme à Stockholm, le commencement des concours par un culte public, nous forcions à y participer des athlètes, déjà des hommes faits, auxquels cela pouvait déplaire. En les conviant, en dehors des Jeux, à une cérémonie dans une église, nous ne faisions qu’associer la religion, comme toutes les autres grandes forces morales humaines, à la célébration des Jeux Olympiques. Encore fallait-il que la cérémonie fût suffisamment neutre de forme pour s’élever au-dessus de toutes les confessions. Pas de messe, pas d’intervention sacerdotale à l’autel : le De Profundis, hymne du souvenir en mémoire des disparus des quatre années précédentes, et le Te Deum, hymne du succès et de l’espérance ; hymnes laïques, pourrait-on dire, et prêtant à de belles interprétations musicales. À quoi pouvait s’ajouter une allocution, pourvu qu’elle fût libéralement pensée. Ce programme inhabituel séduisit sans peine l’esprit et le cœur du cardinal Mercier. La cérémonie emprunta au fait tragique que, cette fois, la liste des morts olympiques s’allongeait si terriblement, une grandeur particulière. Et tous les assistants conservèrent, je crois, une profonde impression des paroles prononcées à la cathédrale par l’illustre prélat et encastrées dans des harmonies magnifiques.

Durant les Jeux, toutes les autorités politiques, civiles, militaires de la ville, de la province, de l’État ne cessèrent de témoigner d’un intérêt chaleureux pour leur réussite. Nul, plus que le gouverneur d’Anvers, le baron Gaston de Schilde, très aimé de tous ceux qui l’approchaient. Anvers avait reçu une décoration chatoyante. Du centre au stade, la route était jalonnée de drapeaux olympiques On voyait parlout les cinq anneaux multicolores et la devise : Citius, altius, fortius. Les fêtes furent nombreuses et réussies et les bagpipers d’un régiment écossais y apportèrent souvent leur tonalité pittoresque.

Les plus anciens du C.I.O., le général Balck, le professeur Sloane, le révérend Laffan, le docteur Guth-Jarkovsky, le baron G. de Blonay, le baron de Tully, le comte de Rosen se retrouvaient, comme naguère, unis dans le même idéal et, autour d’eux, un grand nombre d’autres formaient l’escouade grandissante qui hériterait d’eux et à laquelle ils passeraient le flambeau. De lointains collègues se trouvaient là : Japonais, Hindous, Sud-Africains, Brésiliens, des collègues éventuels de nations émancipées, Irlande, Pologne… qui présentaient leurs candidatures, un délégué de la ville de Los Angeles, chargé de lui obtenir les Jeux futurs, des représentants de l’Y.M.C.A., maintenant très attirés par la puissance de rayonnement de l’Olympisme qu’ils avaient souvent méconnue dans le passé. Parmi ces derniers, un enthousiaste, Elwood Brown, allait se faire, pendant les années suivantes, le colporteur ardent des doctrines olympiques à travers l’Orient et l’Extrême-Orient.

Où auraient lieu les Jeux de 1924 ? On en parlait sans cesse. En fait, il régnait une réelle incohérence dans les milieux des dirigeants sportifs. Ils voulaient tous beaucoup, mais ne savaient quoi… des réformes, des nouveautés, des transformations. Dans le discours que j’adressai au roi, le jour qu’il honora de sa présence la séance d’ouverture de la session du C.I.O., j’indiquai que les perspectives d’avenir devaient être cherchées du côté de l’extension démocratique. Le souverain était de ceux devant qui on se sent le plus libre d’exprimer sa pensée. Mais aucun courant ne pouvait encore se bien dessiner ; il était sage de ne rien hâter. Je conseillai d’ajourner la décision et proposai en même temps de convoquer, à Lausanne, pour 1921, un Congrès qui réviserait, dans la mesure où la situation nouvelle l’imposait, les décisions techniques prises à Paris, en 1914, et auquel seraient conviés, cette fois, les délégués des Fédérations internationales, en même temps que ceux des Comités olympiques nationaux. À côté de ce Congrès, j’en prévoyais un second, d’ordre pédagogique et social, où seraient étudiées les mesures à prendre pour organiser les sports populaires. C’était le mouvement que j’avais cherché à déclencher en France, en 1906, et qui, cette fois, prendrait un caractère mondial sous l’égide du C.I.O.

Le C.I.O. se déclara d’accord. L’atmosphère de nos séances recélait un peu d’incertitude et comme une hésitation sur la direction à suivre. Je sentais un vague désir de n’avoir pas de décisions à prendre et de s’en remettre à moi. L’ajournement de la fixation des Jeux suivants s’imposait, mais, dès alors, il paraissait certain que la candidature parisienne ne l’emporterait pas. Une mauvaise humeur persistait parmi les Français, leurs équipes ne se rendaient pas populaires, même celle des jeux équestres. Dans le sein du C.I.O., l’opinion des « neutres » tendait à prédominer et Paris leur semblait devoir perpétuer les souvenirs de guerre. D’un autre côté, les Fédérations françaises clamaient pour avoir les Jeux, disant bien haut qu’alors « on verrait comment doivent être organisés des Jeux Olympiques », et pas mal de Fédérations étrangères écoutaient ces propos avec bienveillance. Un mouvement de presse de ton assez aigre appuyait ces revendications. Je n’étais nullement convaincu des capacités qui s’offraient de la sorte, mais, précisément, il n’était pas mauvais que l’expérience fût tentée. J’arrêtai donc, dans ma pensée, le détail d’une manœuvre plutôt inattendue, laissant en silence s’approcher le moment opportun pour l’exécuter.