Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 002

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 5-7).


II

L’emplâtre


Effectivement, tandis que je me promenais un matin dans le jardin, une idée se suspendit au trapèze que j’avais dans le cerveau. Puis elle commença à jouer des bras et des jambes, à faire les plus scabreuses cabrioles et les plus audacieux exercices de voltige. Je m’abîmai dans sa contemplation. Soudain elle fit un saut périlleux, puis étendit bras et jambes en forme d’X : « Déchiffre-moi ou je te dévore ».

Ce n’était rien moins que l’invention d’un médicament sublime, d’un emplâtre anti-hypocondriaque, destiné à soulager notre mélancolie humaine. Dans ma demande de brevet, j’appelai l’attention du Gouvernement sur ce résultat véritablement chrétien. Cela ne m’empêcha pas du reste de m’épancher avec mes amis au sujet des avantages pécuniaires qui devaient découler de la vente d’un produit si merveilleux dans ses résultats. Mais maintenant que je suis ici, de l’autre côté de la vie, je puis bien avouer que mon enthousiasme venait principalement de l’espoir de voir ces trois paroles : Emplâtre Braz Cubas, imprimées sur les journaux, sur les murs, sur des affiches, aux quatre coins des rues. Pourquoi le nierais-je ? J’avais la passion de l’esbroufe, de l’annonce et du feu d’artifice. Les modestes s’indigneront peut-être, les habiles m’en feront un titre à leur considération. Ainsi mon idée, comme les monnaies, avait deux faces : l’une tournée vers le public, l’autre vers moi. D’un côté, philanthropie et lucre ; de l’autre, soif de renommée. Disons : amour de la gloire.

Mon oncle, chanoine à prébende entière, avait l’habitude de me dire que l’amour de la gloire temporelle mène à la perdition, les âmes ne devant aspirer qu’à la gloire éternelle. À cela, mon autre oncle, ancien officier d’infanterie, répondait qu’il n’y a rien de plus véritablement humain que le sentiment de la gloire, qui est une des caractéristiques de notre espèce.

Le lecteur décidera entre le militaire et le prêtre ; je reviens à mon emplâtre.