Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 011

La bibliothèque libre.
Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 45-51).


XI

L’enfant est le père de l’homme


Je grandis ; ma famille n’y fut pour rien. Je grandis naturellement, comme les magnolias et les chats. Les chats sont peut-être moins madrés, et sûrement les magnolias sont moins dissipés que je ne l’étais. Un poète disait que l’enfant est le père de l’homme. S’il en est ainsi, étudions quelques traits de mon enfance.

J’avais cinq ans à peine, et déjà l’on m’avait surnommé « l’Endiablé » ; et vraiment je méritais ce titre. Je fus un des plus terribles gamins de ma génération : malin, indiscret, turbulent et volontaire. Par exemple un jour qu’une esclave refusa une cuillerée de confiture de coco qu’elle était en train de préparer, je lui mis la tête en capilotade ; et non content de cette méchanceté, je lançai une poignée de cendre dans le chaudron ; puis, pour comble, j’allai raconter à ma mère que l’esclave avait gâté la confiture par simple perversité. J’avais alors six ans à peine. Prudencio, un petit mulâtre élevé à la maison, me servait de monture. Il se mettait à quatre jambes, les mains à terre, je lui glissais une corde entre les dents, en guise de frein ; je lui montais sur le dos ; puis le fustigeant avec une baguette, je lui faisais faire mille tours à droite et à gauche et il obéissait, en gémissant parfois ; mais enfin il obéissait sans rien dire ou en murmurant un « aï ! aï ! Nhonhô » auquel je répondais en lui disant : « Vas-tu te taire, animal ! » Cacher le chapeau des gens qui venaient nous voir, mettre des queues en papier aux personnes graves, ou les tirer par la perruque ; faire des pinçons sur le bras des matrones, et autres exploits du même genre, étaient certainement des preuves d’un caractère indocile ; mais je me figure que c’était en même temps des manifestations d’un esprit robuste, car mon père m’avait en grande admiration. En public il me réprimandait bien, pour la forme ; mais en particulier, il me couvrait de baisers.

Il ne faudrait pas croire cependant que j’aie passé le reste de ma vie à casser des têtes ou à cacher des couvre-chefs. Mais que je sois demeuré opiniâtre, égoïste, et que j’aie toujours aimé à me moquer un peu des gens, c’est la pure et simple vérité. Si je n’ai point toujours caché leurs chapeaux, je les ai toujours un peu tirés par la perruque.

Je me suis toujours intéressé aussi à la contemplation des injustices humaines avec une tendance à les atténuer, à les expliquer, à les classer par catégories, non pas suivant un étalon rigide, mais en les considérant comme le produit des circonstances et du milieu. Ma mère m’éduquait à sa façon, en me faisant apprendre par cœur des préceptes et des oraisons. Mais c’était le sang et les nerfs qui me gouvernaient bien plus que toutes les prières ; et les règles de morale perdaient l’âme qui les fait vivre pour se réduire à de simples formules. Le matin avant la bouillie, le soir avant de m’endormir, je demandais à Dieu de me pardonner mes offenses comme je pardonnais à ceux qui m’avaient offensé ; mais entre la matinée et la soirée, je faisais quelque grave espièglerie, et mon père, après le premier mouvement de mauvaise humeur, me donnait de petites tapes en me disant : « Ah ! polisson ! ah ! polisson ! »

Oui, vraiment, mon père m’adorait. Ma mère était une femme faible, de peu d’esprit et d’un grand cœur, crédule, sincèrement pieuse, casanière bien que jolie, et modeste quoique riche. Elle ne craignait que deux choses au monde, le tonnerre et son mari, qui était son oracle et son Dieu. De la collaboration de ces deux êtres résulta mon éducation qui, bonne peut-être par quelque côté, était en général vicieuse, incomplète et même négative sur certains points. Mon oncle, le chanoine, faisait bien quelques reproches à son frère ; il lui disait que j’étais trop libre et pas assez bien élevé, que j’étais trop gâté et pas assez châtié. Mais mon père répondait que mon éducation était faite suivant un système très supérieur à la routine coutumière ; et de la sorte, sans persuader mon oncle, il arrivait à se convaincre lui-même.

De pair avec l’hérédité et l’éducation, il y eut aussi l’exemple du dehors et le milieu domestique. J’ai parlé de mes père et mère, j’avais aussi des oncles. L’un d’eux, Jean, avait la langue bien pendue, menait une vie galante et se plaisait aux conversations scabreuses. Dès que j’eus onze ans, il commença à me raconter des anecdotes plus ou moins vraies, mais toutes farcies d’obscénités. Il ne respectait pas plus mon adolescence que la soutane de son frère. Seulement, celui-ci disparaissait dès qu’il pressentait l’histoire leste. Moi non, je restais sans rien comprendre tout d’abord. Peu à peu je compris et trouvai cela drôle. Au bout d’un certain temps, c’est moi qui recherchais la compagnie de mon oncle. Il m’aimait beaucoup, me donnait des gâteaux et m’emmenait à la promenade. Quand j’allais passer quelques jours chez lui, il m’arrivait souvent de le trouver au fond du jardin, dans le lavoir, en train de causer avec les esclaves qui lavaient le linge. Il en défilait, des anecdotes, des bons mots, au milieu d’éclats de rire qu’on ne pouvait entendre de la maison, dont le lavoir était fort éloigné. Les négresses, un pagne sur le ventre, les jupes relevées, les unes dans le bassin, les autres en dehors, penchées sur les monceaux de linge sale qu’elles savonnaient, battaient ou tordaient, écoutaient les plaisanteries de l’oncle Jean, y répondaient et les commentaient de temps à autre par ces exclamations : « Doux Jésus !… Monsieur Jean est le diable en personne. »

Bien différent était mon oncle le chanoine, homme austère et chaste. Ces qualités, d’ailleurs, ne mettaient pas en relief un esprit supérieur ; elles compensaient tout au plus la médiocrité de son intelligence. Il n’était pas de ceux qui voient la partie substantielle de l’Église ; il ne considérait que le côté externe, la hiérarchie, les préséances, les surplis et les génuflexions. Il appartenait plutôt à la sacristie qu’à l’autel. Une lacune dans le rituel l’indignait plus qu’une infraction des commandements. Après tant d’années, je me demande s’il eût été capable d’interpréter un passage de Tertullien, ou d’exposer sans hésitations l’histoire du symbole de Nicée. Mais personne, aux grand’messes, ne connaissait mieux que lui le moment et le nombre des révérences auxquelles l’officiant a droit. L’unique ambition de sa vie fut d’être chanoine, et il avouait, du fond du cœur, que c’était la seule dignité à laquelle il pût aspirer. Pieux, sévère dans ses mœurs, minutieux dans l’observance des règles, mais faible, timide, subalterne, il possédait quelques vertus et s’y montrait exemplaire, mais il lui manquait totalement l’énergie pour les inculquer et les imposer à autrui.

De ma tante Emerenciana, sœur de ma mère, je ne dirai rien sinon qu’elle était la seule personne qui exerçât quelque autorité sur moi. Elle avait un caractère à part ; mais elle ne vécut qu’un ou deux ans en notre compagnie. Il n’y a guère d’intérêt non plus à citer des parents et des intimes avec qui nous n’eûmes que des relations intermittentes, coupées par de longues séparations, et avec qui nous ne fîmes jamais vie commune. Ce qui peut être intéressant, c’est l’expression générale de la vie domestique que j’ai ébauchée : vulgarité des caractères, amour des apparences rutilantes et du tapage, faiblesse des volontés, triomphe du caprice, et le reste. De cette terre et de ce fumier, naquit cette fleur.