Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 010

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 41-44).


X

Ce jour-là


Ce jour-là, une fleur gracieuse poussa sur l’arbre des Cubas : je naquis. Paschoela, insigne sage-femme venue du Minho, et qui se vantait d’avoir ouvert les portes de la vie à une génération entière de gentilshommes, me reçut dans ses bras. Il est possible que mon père l’ait entendue faire son habituelle déclaration ; je veux croire pourtant que ce fut le sentiment paternel qui induisit l’auteur de mes jours à la gratifier de deux demi-doublons. On me lava, on m’emmaillota, et je devins aussitôt le héros de la maison. Chacun pronostiquait à mon égard ce qui lui plaisait davantage. Mon oncle Jean, ancien officier d’infanterie, trouvait que j’avais le regard de Bonaparte, ce qui déplut à mon père. Mon oncle Ildefonso, alors simple prêtre, devinait en moi un futur chanoine.

— Il sera au moins chanoine ; je ne dis pas plus, pour ne point paraître orgueilleux. Mais je ne serais pas surpris si Dieu le destinait à l’épiscopat. Et pourquoi, après tout, ne serait-il pas évêque ! la chose n’est pas impossible. Qu’en dites-vous, Bento, mon frérot ?

Mon père répondait à tous que je serais ce qu’il plairait au ciel. Et il me soulevait en l’air comme s’il eût eu l’intention de me montrer à la ville et à l’univers. Il demandait à tout le monde si je lui ressemblais, si j’étais joli, si je paraissais intelligent.

Je raconte ces choses en gros, et telles que l’on me les a narrées plus tard. J’ignore naturellement la plupart des faits de ce jour mémorable. Je sais que les voisins vinrent en personne ou envoyèrent leurs souhaits au nouveau-né, et que pendant les premières semaines, ce fut un défilé de visites à la maison. Toutes les chaises étaient prises, et jusqu’au moindre tabouret. On tailla force layettes. Si je n’énumère point les cadeaux, les baisers, les exclamations et les bénédictions, c’est que je n’en finirais plus avec ce chapitre, et qu’il faut pourtant bien qu’il ait une fin.

Je ne parlerai pas non plus de mon baptême. Tout ce qu’on m’en a dit, c’est que ce fut une des plus brillantes fêtes de l’année suivante, 1806. La cérémonie eut lieu dans l’église de San-Domingos, un mardi de mars, par une belle journée, lumineuse et pure ; mon parrain et ma marraine furent le colonel Rodrigues de Mattos et sa femme. Tous deux descendaient de vieilles familles du Nord et honoraient le sang qui coulait dans leurs veines, et que leurs aïeux avaient répandu dans les guerres contre la Hollande. Je crois bien que leurs noms à tous deux furent au nombre des premiers mots que je balbutiai. Et je devais le faire avec grâce, et en révélant quelque talent précoce, car sitôt que quelqu’un se présentait, il me fallait réciter ma leçon.

— Bébé, tu vas dire à ces messieurs comment s’appelle ton parrain.

— Mon parrain ? c’est S. Exc. le colonel Paulo Vaz Lobo Cezar de Andrade e Souza Rodrigues de Mattos ; ma marraine c’est S. Exc. Dona Maria Luiza de Macedo Rezende e Souza Rodrigues de Mattos.

— Il est extraordinaire, ce petit, s’écriaient les assistants.

Mon père était du même avis, et ses yeux brillaient d’orgueil ; il passait la main sur mon front, me regardait longtemps avec tendresse, satisfait de lui-même.

Je ne sais pas trop non plus quand je fis mes premiers pas ; mais ils furent prématurés ; peut-être pour presser la nature, m’obligea-t-on de bonne heure à m’accrocher aux chaises, ou me tenait-on par ma robe, ou me donna-t-on un cerceau. « Allons ! tout seul ! »… me disait ma bonne. Et moi, attiré par le hochet de fer-blanc que ma mère agitait devant moi, j’allais de l’avant, tombant par-ci, tombant par-là ; et je marchais, probablement mal ; mais enfin je marchais, et j’ai continué par la suite.