Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 026

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 122-126).
Virgilia  ►


XXVI

L’auteur hésite


Soudain j’entends une voix : « Voyons, mon garçon ! ce n’est pas une vie, ça ! »

C’était mon père qui arrivait avec deux propositions dans sa poche.

Je m’assis sur ma malle, et je le reçus sans surprise. Il se tint pendant quelques instants debout devant moi, après quoi il me tendit la main d’un geste ému :

— Mon fils, il faut se résigner à la volonté divine.

— Je me suis déjà résigné, dis-je, et je lui baisai la main.

Je n’avais pas encore déjeuné ; nous déjeunâmes ensemble. Ni l’un ni l’autre nous ne fîmes allusion au motif de ma réclusion. Une seule fois nous effleurâmes ce sujet, quand mon père fit tomber la conversation sur la Régence, et m’annonça qu’il avait reçu les condoléances de l’un des régents. Il avait la lettre sur lui ; elle était même passablement chiffonnée, sans doute à force d’avoir été montrée à des tiers. Je crois avoir dit qu’il s’agissait de l’un des régents. Il me la lut deux fois de suite.

— Je suis déjà allé le remercier de cette preuve de considération, me dit-il, et mon opinion est que tu dois y aller aussi…

— Moi ?

— Toi. C’est un homme considérable qui remplace aujourd’hui l’empereur. D’ailleurs, j’ai une idée, un projet, ou… il faut tout dire, deux projets : il s’agit d’un fauteuil de député et d’un mariage.

Mon père me dit tout cela avec quelque emphase, en donnant à ses paroles une certaine allure qui avait pour but de me les graver plus profondément dans l’esprit. La proposition combinait si mal avec mes sensations antérieures que tout d’abord je ne compris pas très bien. Mon père ne se découragea pas et répéta : « le fauteuil et la fiancée ».

— Tu acceptes ?

— Je n’entends rien à la politique, dis-je au bout d’un instant. Quant à la fiancée, laissez-moi vivre comme un ours que je suis.

— Mais les ours se marient, me répliqua-t-il.

— Eh bien ! trouvez-moi une ourse : la grande Ourse, par exemple…

Mon père se mit à rire, et recommença à parler sérieusement. Je devais me lancer dans la politique pour plus de vingt raisons qu’il énuméra avec une singulière vélocité, en prenant des exemples parmi nos relations. Quant à la fiancée, il me suffirait de la voir. Aussitôt après l’avoir vue, j’irais de moi-même la demander à son père, sans plus tarder. Il essaya ainsi d’abord de la fascination, ensuite de la persuasion, ensuite de l’intimidation. Je ne répondais pas, je taillais la pointe d’un cure-dent, je faisais des boulettes de pain, souriant ou réfléchissant. Je n’étais, pour tout dire, ni rebelle ni docile à la proposition. Je me sentais abasourdi. Une partie de moi-même disait oui : une belle femme, une position politique n’étaient pas choses à dédaigner. L’autre partie disait que non ; la mort de ma mère m’apparaissait comme un exemple de la fragilité des affections de famille…

— Je ne sors point d’ici sans une réponse définitive, me dit mon père, dé-fi-ni-ti-ve ! répéta-t-il en scandant les syllabes avec le doigt.

Il but une dernière gorgée de café, se mit à son aise, et commença à parler de tout : du Sénat, de la Régence, de la Restauration, d’Évariste, d’une voiture qu’il avait l’intention d’acheter, de notre maison de la rue Matta-Cavallos… Je restais au bout de la table, et j’écrivais distraitement sur un morceau de papier avec la pointe d’un crayon ; je traçais une parole, une phrase, un vers, un nez, un triangle et je répétais les mots suivants sans ordre, au hasard, de la façon suivante :

Arma virumque cano
A
Arma virumque cano
Arma virumque cano
Arma virumque
Arma virumque cano
virumque

Tout cela était fait machinalement, et cependant avec une certaine logique et une certaine déduction. Par exemple ce fut virumque qui me fit passer au nom du propre poète, par l’entraînement de la première syllabe ; j’allais écrire virumque, ce fut Virgile qui tomba de ma plume, et je continuai :

Vir Virgile
Virgile Virgile
Virgile Virgile

Mon père, quelque peu dépité de mon indifférence, se leva, vint à moi, et lança un regard sur le papier.

— Virgile ! s’écria-t-il. Tu y es, mon garçon, ta fiancée s’appelle justement Virgilia.