Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 027

La bibliothèque libre.
Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 127-129).


XXVII

Virgilia


Virgilia ? mais alors, c’est la même personne qui, quelques années plus tard… ? la même, oui la même qui, en 1869, devait assister à mes derniers moments, et qui longtemps auparavant eut une si large part dans mes plus intimes sensations. À cette époque, elle comptait à peine quinze ou seize ans. C’était peut-être la plus audacieuse créature de notre race et c’en était en tous cas la plus volontaire. Je ne dirai pas qu’elle méritait la pomme de la beauté entre toutes les jeunes filles de son temps, parce que je n’écris pas un roman où l’auteur dore la réalité et ferme les yeux aux taches de rousseur et autres : ce qui ne veut pas dire qu’elle en eût au visage, non. Elle était jolie, fraîche, elle sortait des mains de la nature, pleine de ce charme précaire et éternel qu’un individu transmet à un autre pour les fins secrètes de la procréation. Telle était Virgilia avec son teint clair, très clair, sa grâce ignorante et puérile, sujette aux mystérieuses impulsions, sa paresse et sa dévotion, — sa dévotion qui n’était peut-être que de la peur, comme j’ai tout lieu de le supposer.

Voici, lecteur, en peu de lignes, le portrait physique et moral de la personne qui devait avoir plus tard une si grande influence sur ma vie. Oui, elle était cela même, à seize ans. Si tu lis ces lignes, ô Virgilia toujours aimée, ne t’étonne point du langage que j’emploie aujourd’hui, qui contraste avec celui que j’employai quand je te connus. Tu peux croire que l’un était alors aussi sincère que l’autre l’est maintenant. La mort a pu me rendre grincheux, mais non injuste.

— Mais, me diras-tu, comment peux-tu ainsi discerner la vérité de ce temps lointain, et l’exprimer ainsi après tant d’années ?

— Ah ! indiscrète, ah ! ignorante, mais c’est cela même qui nous rend maîtres de l’univers ; c’est ce pouvoir de refaire le passé, pour bien comprendre l’instabilité de nos impressions et la vanité de nos affections. Laisse dire Pascal : l’homme n’est pas un roseau pensant, c’est une page d’errata qui pense : cela, oui. Chaque saison de la vie est une édition qui corrige l’édition antérieure, et qui sera corrigée à son tour, jusqu’à l’édition définitive, dont l’éditeur fait présent aux vers.