Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 036

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 153-155).


XXXVI

À propos de bottes


Mon père, qui ne m’attendait pas, m’embrassa avec tendresse et effusion :

— Maintenant, c’est pour de vrai, me dit-il. Je puis enfin…

Nous restâmes sur cette réticence, et j’allai retirer mes bottes qui étaient trop justes. Je me sentis soulagé, je respirai à mon aise, et je me couchai sur mon lit tout de mon long, tandis que mes pieds et tout ce qu’il y avait au-dessus d’eux entraient dans une béatitude relative. J’observai alors que des souliers serrés sont un des plus grands avantages terrestres, parce que, en faisant mal aux pieds, ils procurent le plaisir de les déchausser. Ils font souffrir d’abord, ils sont l’origine d’un soulagement, ensuite, et voilà un bonheur à bon marché, au goût des savetiers et d’Épicure. Tandis que cette idée faisait des voltiges sur mon fameux trapèze, je regardais dans le lointain la silhouette de la Tijuca, et j’aperçus la petite boiteuse qui se perdait à l’horizon du prétérit. Je sentis soudain que mon cœur ne tarderait pas à déchausser ses bottes lui aussi. Quatre ou cinq jours plus tard, le sybarite savourait ce rapide, cet ineffable et incoercible moment de joie qui succède à une douleur poignante, à une préoccupation, à un ennui… J’en inférai que la vie est le plus curieux des phénomènes, attendu qu’elle n’aiguise la faim que pour procurer l’occasion de manger, et qu’elle n’a inventé les cors que parce qu’ils perfectionnent la félicité terrestre. Je vous le dis en vérité, toute la science humaine ne vaut pas une paire de bottes trop étroites.

Toi, ma pauvre Eugénie, tu n’as jamais déchaussé les tiennes. Tu t’en es allée sur le chemin de la vie, boiteuse de jambe et boiteuse d’amour, triste comme un enterrement pauvre, solitaire, silencieuse, laborieuse, jusqu’au jour où tu passas sur l’autre bord. Ce que j’ignore, c’est si ton existence était bien nécessaire au siècle. Qui sait ! Peut-être un comparse de moins eût-il fait siffler la tragédie humaine.