Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 044

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 175-177).


XLIV

Un Cubas


Mon père fut tout désappointé de ce dénouement, et je crois bien qu’il en mourut. Il avait bâti tant de châteaux, caressé tant et tant de beaux rêves, qu’il ne pouvait voir s’effondrer tout cet échafaudage, sans que le contre-coup fût grand dans son organisme. D’abord il se refusa à l’évidence. « Un Cubas » ! et il disait cela avec une telle conviction, que moi, qui connaissais déjà la tonnellerie originelle, j’oubliai un instant la dame de mes pensées pour contempler un moment ce phénomène qui n’est point rare, mais qui est toujours curieux, d’une imagination qui s’impose à la conscience.

— Un Cubas ! répétait-il le lendemain matin au déjeuner.

Ce déjeuner ne fut point très gai. Je me sentais tomber de sommeil. J’avais veillé une partie de la nuit. Était-ce l’amour ? Non point. On ne peut aimer deux fois la même femme, et comme j’allais aimer celle-là même quelque temps après, je ne devais lui être en ce moment attaché que par les liens d’une fantaisie passagère, un peu d’habitude et beaucoup de fatuité. Et cela seul suffit pour expliquer l’insomnie. C’était le dépit, un dépit aigu comme une pointe d’épingle, et que j’entretins en fumant, en donnant des coups de poing dans l’air, en lisant machinalement jusqu’au lever de l’aurore, de la plus tranquille des aurores.

Mais j’étais jeune, et je portais en moi-même le remède à mes maux. Mon père, lui, ne put supporter le coup. À y bien penser, peut-être ne mourut-il pas de cette contrariété ; mais sûrement elle aggrava son état. Il dura encore quatre mois, silencieux, triste, continuellement préoccupé, comme s’il se fût agi d’un remords, d’une déception sans remède, qui lui tînt lieu de rhumatisme et de toux. Il eut cependant un dernier instant de satisfaction : un des ministres d’État lui rendit visite. Je vis alors sur ses lèvres — et il me semble le voir encore, — le sourire d’un autre temps. Ses regards brillèrent d’une flamme concentrée, qui fut comme la dernière lueur d’une lampe qui s’éteint. Mais la tristesse revint : la tristesse de s’en aller sans me voir occuper le haut poste auquel j’avais droit.

— Un Cubas !

Il mourut quelques jours après cette visite, un matin de mai, entre ses deux enfants, Sabine et moi. Mon oncle Ildefonso et mon beau-frère étaient aussi présents. La science des médecins, notre tendresse, tous les soins dont on l’entoura furent vains : il devait mourir, et il mourut.

— Un Cubas !