Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 056

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 211-212).


LVI

Le moment opportun


Mais enfin, qui m’expliquera la raison de ce changement ? Un jour, nous nous rencontrons, nous nous faisons des promesses de mariage, nous nous les retirons, nous nous séparons, froidement, sans douleur, parce qu’aucune passion n’existait en nous. C’est à peine si j’éprouve quelque dépit, et rien de plus. Les années se passent, je la revois, nous faisons trois ou quatre tours de valse, voilà que nous nous aimons jusqu’au délire. Il est vrai que la beauté de Virgilia était parvenue à un haut degré de perfection, mais, substantiellement, nous étions restés les mêmes, et quant à moi, je n’étais devenu ni plus élégant ni plus beau. Qui m’expliquera le motif de ce changement ?

Il ne pouvait résider que dans l’opportunité du moment. Notre première rencontre n’était pas opportune, parce qu’alors, si nous n’étions pas verts l’un et l’autre pour l’amour, nous l’étions encore pour notre amour. Il n’y a pas d’amour possible sans l’opportunité des acteurs. Cette explication, je la trouvai moi-même, deux ans après le baiser, un jour que Virgilia se plaignait d’un quidam ridicule qui allait chez elle, et lui faisait la cour avec ténacité.

— Quel importun ! disait-elle en faisant une grimace de rage.

Je tressaillis ; et je vis en la regardant que son indignation était sincère. Il me vint à l’idée que moi-même j’avais peut-être naguère provoqué cette même grimace, et je compris aussitôt toute l’importance de mon évolution. D’inopportun j’étais devenu opportun.