Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 059

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 219-224).


LIX

Une rencontre


La politique doit être un vin énergique, me disais-je en sortant de la maison de Lobo Neves. Chemin faisant, j’aperçus dans la rue dos Barbonos un de mes anciens condisciples, alors ministre, et qui passait dans sa voiture. Nous nous saluâmes affectueusement. La voiture passa, et je m’en allai, cheminant, cheminant, cheminant…

Pourquoi ne serais-je pas ministre ?

Cette idée triomphale, — cette idée à falbalas, comme dirait le père Bernardes, — cette idée commença une série de voltiges que je suivis du regard en la trouvant divertissante. Je ne me souvins plus du découragement de Neves. Je sentis l’attraction de l’abîme. Je ne pensais qu’à mon ancien camarade, à nos courses à travers les collines, à nos jeux et à nos gamineries ; et en comparant l’homme et l’enfant, je me demandais pourquoi je n’atteindrais pas où il avait atteint lui-même. J’entrai dans le jardin public et, là encore, tout semblait me répéter :

— Pourquoi donc, Cubas, ne serais-tu pas ministre ? Pourquoi ne serais-tu pas ministre, Cubas ?

En entendant cette voix universelle, j’éprouvais une délicieuse sensation dans tout mon organisme. J’entrai, j’allai m’asseoir sur un banc, tout en ruminant cette pensée. C’est Virgilia qui serait contente ! Quelques instants plus tard, je vis s’approcher de moi un individu qui ne m’était pas inconnu. Je le connaissais, mais d’où ?

Figurez-vous un homme de trente-huit à quarante ans, haut, maigre et pâle. Ses vêtements, abstraction faite de la forme, paraissaient revenus de la captivité de Babylone ; son chapeau était contemporain de celui de Gessler. Imaginez maintenant une redingote plus large que ne comportaient les chairs, ou plus littéralement les os, du nouveau venu. La couleur noire du vêtement passait au jaune terne. Il n’en restait que la corde. Trois boutons avaient subsisté sur une rangée de huit. Les pantalons, de toile grise, étaient fortement marqués aux genoux, et s’effrangeaient sous la friction d’un talon qui appartenait à un soulier dépourvu de miséricorde et de cirage. À son cou flottait une cravate aux pointes bicolores, mais déteintes, et qui s’enroulait autour d’un col qui datait de huit jours. Je crois bien qu’il portait aussi un gilet, un gilet de soie obscure, déchiré par espaces et déboutonné.

— Je parie que vous ne me reconnaissez pas, monsieur le Docteur Cubas ? me dit-il.

— Non, je ne vous remets pas…

— Je suis Borba, Quincas Borba.

Je fis un mouvement de recul… Qui me donnera le verbe solennel d’un Bossuet ou d’un Vieira, pour dire une si complète désolation. C’était Quincas Borba, le gracieux enfant d’un autre temps, mon ancien condisciple, si intelligent et de si bonne famille. Quincas Borba ! impossible ! cela ne pouvait être. Je ne pouvais arriver à me persuader que cette misérable figure, cette barbe poivre et sel, que ce truand vieux avant l’âge, que toute cette ruine constituât le Quincas Borba que j’avais connu autrefois. Et pourtant, c’était lui. Les yeux conservaient encore l’expression d’un autre temps ; le sourire n’avait point perdu l’ironie caractéristique. D’ailleurs il supporta tranquillement mon ébahissement. Au bout de quelques instants, je détournai les regards. Si son aspect était répugnant, la comparaison était abasourdissante.

— Pas besoin de longs commentaires, n’est-ce pas ? vous devinez tout : une vie de misère, de tribulations et de luttes. Vous rappelez-vous nos réunions où je jouais le rôle de roi ? Quelle dégringolade ! Me voilà passé mendiant.

Haussant les épaules et la main droite, d’un air d’indifférence, il paraissait résigné aux coups de la fortune, et peut-être même satisfait. Oui content, et, en tous cas, impassible. Ce n’était ni la résignation chrétienne, ni l’acceptation philosophique. La misère lui avait recouvert l’âme de durillons, au point qu’il avait perdu la sensation de la boue. Il traînait ses haillons comme autrefois la pourpre : avec je ne sais quelle grâce indolente.

— Venez me voir, lui dis-je ; je tâcherai de vous trouver quelque chose,

Un sourire magnifique entr’ouvrit ses lèvres.

— Vous n’êtes pas le premier qui me promet quelque chose, et sans doute, vous ne serez pas le dernier qui ne fera rien pour moi. Du reste, à quoi bon ? Est-ce que je demande autre chose que de l’argent ? De l’argent, oui ; il faut bien manger, et les gargotes ne font pas crédit. Les fruitières non plus. Un rien du tout, deux sous de cruchade, il faut tout payer au comptant. Un enfer, quoi !… Un enfer, mon… j’allais dire mon ami… Un enfer de tous les diables ! Tenez, je n’ai pas encore déjeuné.

— Non ?

— Non ; je suis sorti de très bonne heure de chez moi. Savez-vous où je demeure ? Sur la troisième marche de l’église de S. Francisco, à droite, en montant. Pas besoin de frapper à la porte. L’appartement est on ne peut plus frais. Eh bien ! je suis sorti de bonne heure, et je suis à jeun…

Je tirai mon porte-monnaie, j’y pris un billet de cinq milreis, — le moins propre, — et je le lui donnai. Il le reçut avec un éclair de contentement. Il éleva le papier au-dessus de sa tête, et l’agita avec enthousiasme.

In hoc signo, vinces ! s’écria-t-il.

Ensuite il baisa le billet, avec des airs de tendresse et une si bruyante expansion que j’en éprouvai à la fois de la pitié et du dégoût. Il n’était point sot, et devina la nuance : il devint sérieux, grotesquement sérieux, et s’excusa de sa gaîté, gaîté d’un pauvre diable qui depuis nombre d’années ne voyait pas la couleur d’un billet de cinq milreis.

— Il ne tient qu’à vous d’en posséder bien d’autres.

— Vraiment ? fit-il en faisant un saut de mon côté.

— Vous n’avez qu’à travailler.

Il fit un geste de dédain, demeura un instant sans parler, puis me déclara positivement qu’il ne voulait rien faire. J’étais écœuré de cette abjection si tristement comique, et je me levai pour partir.

— Vous ne partirez pas sans que je vous enseigne ma philosophie de misère, me dit-il en se plantant devant moi.