Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 060

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 225-226).


LX

L’accolade


Je supposai que le pauvre diable était quelque peu fou, et j’allais m’éloigner, quand il me prit par le poignet, et contempla pendant quelques instants le brillant que je portais au doigt. Je sentis courir sur sa chair un frémissement de désir, un prurit de possession.

— Superbe ! dit-il.

Ensuite il commença à tourner autour de moi, en m’examinant des pieds à la tête.

— Vous vous mettez bien, me dit-il. Des bijoux, du linge fin, élégant et… Comparez donc vos souliers aux miens. Quel contraste ! Vraiment, vous vous mettez bien. Et les donzelles ? Comment vont-elles ? Vous êtes marié ?

— Non…

— Moi non plus.

— J’habite rue…

— Je veux ignorer votre adresse, interrompit-il. Si nous nous revoyons, donnez-moi de temps à autre un billet de cinq milreis ; mais permettez que je n’aille pas le demander chez vous. C’est un reste d’orgueil… Maintenant, adieu ; je vois que vous vous impatientez.

— Adieu.

— Et merci. Laissez-moi vous remercier de plus près.

Ce disant, il m’embrassa avec tant d’impétuosité que je ne pus éviter son étreinte. Nous nous séparâmes finalement, et je m’éloignai rapidement, triste, écœuré, et la chemise salie par l’accolade. La partie sympathique de la sensation avait fait place à l’autre. J’aurais voulu le trouver digne dans sa détresse. Et je comparai de nouveau l’enfant d’autrefois et l’homme d’aujourd’hui, les espérances passées et la réalité du présent…

— Bah ! dis-je, allons dîner.

Je mets la main dans la poche de mon gilet, pour y chercher ma montre. — Suprême désillusion ! Borba me l’avait volée en m’embrassant.