Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 064

La bibliothèque libre.
Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 237-240).


LXIV

La transaction


Je flânai par les rues, et je rentrai chez moi à neuf heures. Ne pouvant dormir, je me mis à lire et à écrire. À onze heures, je me repentis de ne point être allé au théâtre ; je consultai ma montre, je voulus m’habiller et sortir. Mais sûrement j’arriverais trop tard, et du reste c’était donner une preuve de faiblesse. Évidemment Virgilia commence à avoir assez de moi, me disais-je. Et cette idée me trouvait tout à la fois désespéré et impassible, prêt à l’oublier et à la tuer. Il me sembla la voir inclinée sur le rebord de la loge, fascinant tous les yeux de ses bras nus, ses magnifiques bras nus qui étaient miens, son col couleur de lait, ses cheveux en bandeaux suivant la mode du temps, ses élégants atours et ses diamants moins brillants que ses yeux… Je la vis et je souffrais que d’autres la vissent aussi. Ensuite je commençai à la dévêtir, à enlever bijoux et soieries, à la dépeigner de mes mains hâtives et lascives, et elle était ainsi, je ne sais si plus belle ou plus simplement naturelle, plus mienne, uniquement mienne.

Le jour suivant, je ne pus me contenir. J’allai de bonne heure chez Virgilia, et la trouvai les yeux rougis de pleurs.

— Que s’est-il passé ? lui demandai-je.

— Tu ne m’aimes pas : jamais tu n’as eu pour moi le moindre amour. Hier, tu paraissais me détester. Si au moins je savais de quoi je me suis rendue coupable. Mais en vérité, je l’ignore. Auras-tu la bonté de m’en informer ?

— T’informer de quoi ? Il ne s’est rien passé.

— Rien passé !… Tu m’as traitée comme un chien.

À ces mots, je lui pris les mains, je les baisai tandis que deux larmes coulaient de ses yeux.

— C’est fini ; c’est passé, lui dis-je.

Je n’eus pas le courage de discuter ; et d’ailleurs, discuter sur quoi ? Était-ce de sa faute si son mari l’aimait ? Je lui dis que je n’avais rien contre elle, que j’étais naturellement jaloux de l’autre, qu’il ne m’était pas toujours possible de lui faire bon visage ; que d’ailleurs il dissimulait peut-être, et que le meilleur moyen de couper court aux terreurs et aux dissensions était de mettre à exécution mon idée de la veille.

— J’y ai pensé, me dit-elle. Une petite maison, à nous, solitaire, au fond d’un jardin, dans quelque rue discrète ? L’idée est bonne. Mais est-il nécessaire de fuir ?

Elle dit tout cela d’un ton ingénu et paresseux, et le sourire qui relevait le coin de sa bouche avait la même expression de candeur. Alors, m’éloignant un peu, je répondis :

— C’est toi qui ne m’as jamais aimé.

— Moi ?

— Tu es une égoïste ! Tu préfères me voir souffrir tous les jours. Tu es une égoïste sans nom.

Virgilia se mit à pleurer et pour ne point attirer l’attention, elle enfonçait son mouchoir dans sa bouche et dévorait ses sanglots. Cette explosion de douleur me déconcerta. Si quelqu’un l’entendait, tout était perdu. Je m’inclinai vers elle, je lui saisis les mains, je lui murmurai les noms les plus doux de notre intimité. Je lui fis comprendre le danger qu’elle courait. La crainte la calma.

— C’est impossible, me dit-elle au bout de quelques instants. Je n’abandonnerai pas mon fils. Si je l’emmène, « il » ira me chercher au bout du monde. Impossible. Tue-moi plutôt, ou laisse-moi mourir… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

— Calme-toi ; on peut nous entendre.

— Qu’on entende si l’on veut !…

Elle était encore trop excitée. Je la priai de me pardonner, de ne plus se souvenir de ce qui s’était passé. Je lui dis que j’étais fou, mais que ma folie venait d’elle et ne finirait qu’avec elle. Virgilia essuya ses yeux et me tendit la main. Quelques minutes plus tard, nous en revînmes à l’idée de la maison solitaire dans quelque rue discrète.