Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 065

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 241-244).


LXV

À l’affût et aux écoutes


Le bruit d’une voiture qui entrait dans le jardin interrompit notre conversation. Un esclave annonça la baronne X***. Virgilia me consulta du regard.

— Si vous vous sentez mal de tête, il vaut mieux ne pas recevoir.

— Est-elle déjà descendue ?

— Oui, elle est descendue ; elle dit qu’elle a besoin de parler à Madame.

— Faites entrer.

La baronne fit son entrée au bout d’un instant. Je ne sais si elle s’attendait à me voir. Mais il est impossible de montrer plus de surprise qu’elle ne fit.

— Quelle excellente rencontre ! Qu’êtes-vous donc devenu qu’on ne vous voit nulle part ? Hier je croyais bien vous apercevoir au théâtre. La Candiani était exquise. Quelle charmeuse ! Elle vous plaît ? C’est naturel. Les hommes sont tous les mêmes. Le baron me disait hier dans notre loge qu’une Italienne vaut cinq Brésiliennes. Quel toupet ! et chez un vieux, ce qui est bien pis. Mais pourquoi donc n’étiez-vous pas au théâtre ?

— Le mal de tête.

— Allons donc ! une amourette, je parie. Qu’en dites-vous, Virgilia ? Et bien ! mon cher, hâtez-vous, car vous devez friser la quarantaine. Vous n’avez pas encore quarante ans ?

— Je ne puis vous dire exactement. Mais si vous me permettez, je vais allez consulter mon extrait de naissance.

— Faites, faites…

Et, me tendant la main : « Jusqu’à quand ?… Samedi nous restons chez nous. Le baron me parle sans cesse de vous… »

En me retrouvant dans la rue, je me repentis d’être parti. La baronne était une des personnes qui avaient sur nous les pires soupçons. Bien qu’elle eût cinquante ans, elle n’en paraissait pas plus de quarante ; et rieuse, fine et élégante, elle conservait des vestiges de son ancienne beauté. Elle ne parlait pas constamment, mais elle possédait le grand art d’écouter et d’observer. Elle se courbait alors sur sa chaise, en dégainant son long regard aigu. Autour d’elle, on continuait à parler, à gesticuler sans défiance ; elle regardait, poussant l’astuce au point de rentrer parfois en elle-même la flamme mobile ou fixe de ses yeux, en laissant tomber les paupières. Mais alors ses cils étaient autant de persiennes par où elle continuait de scruter l’âme et la vie des gens.

À ce point de vue, elle ressemblait à un parent de Virgilia, nommé Viegas, vieux rameau courbé sous soixante-dix hivers, tout sec et jauni, qui souffrait d’un rhumatisme entêté, d’un asthme non moins rebelle, et d’une lésion du cœur : une vraie réduction d’hôpital. Mais les yeux demeuraient pleins de vie et de santé. Pendant les premières semaines, Virgilia ne faisait pas attention à lui. Elle disait que lorsque Viegas paraissait en observation derrière son regard fixe, il était tout simplement en train de compter mentalement son argent. C’était en effet un avare fieffé.

Il y avait aussi le cousin de Virgilia, le fameux Luiz Dutra, que je désarmais à force de lui parler de ses vers et de sa prose, et de la présenter à mes amis. Quand l’un d’eux, qui le connaissait déjà de nom, se montrait satisfait de lier plus amplement connaissance, Luiz Dutra exultait. De mon côté, je guérissais mon dépit par l’espérance de n’être point dénoncé. Il y avait enfin une ou deux dames, quelques galantins, et des domestiques qui, naturellement, se vengeaient ainsi de leur condition servile. Tout cela constituait une véritable forêt d’yeux et d’oreilles, à travers lesquels nous devions manœuvrer avec la souplesse de serpents.