Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 072

La bibliothèque libre.
Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 261-263).


LXXII

Le bibliomane


Il est bien possible que je supprime le chapitre précédent. Entre autres motifs, il s’y trouve, dans les dernières lignes, une phrase qui ressemble pas mal à une balourdise, et je ne veux pas prêter à la critique des générations futures.

Pensez donc : d’ici à soixante-dix ans, un individu maigre, poivre et sel, n’aimant rien que les livres, s’incline sur la page précédente pour y chercher ce qu’il peut bien y avoir d’absurde. Il lit, il relit, il relit encore, mot par mot, syllabe par syllabe, les examinant extérieurement et intérieurement, sur toutes les faces, à contre-jour ; il les époussète, les frotte sur son genou, les lave à grande eau, et n’arrive point à trouver la sottise.

C’est un bibliomane. Il ignore l’auteur ; ce nom de Braz Cubas, il l’a en vain cherché dans les dictionnaires biographiques. Il a trouvé le volume, par hasard, sur l’étagère d’un bouquiniste, et l’a eu pour deux cents reis. Après mille et mille recherches, il s’est convaincu qu’il s’agit d’un exemplaire unique… Unique ! Ô vous qui non seulement aimez les livres, mais encore avez la passion du collectionneur, vous connaissez bien la valeur de ce mot, et vous devinez par conséquent la joie de notre bibliophile. Il eût refusé la couronne des Indes, la papauté, tous les musées d’Italie et de Hollande si on lui eût offert de les échanger contre cet unique exemplaire. ’ailleurs, si au lieu de mes Mémoires, c’eût été un almanach, il aurait agi de la même manière, pourvu que l’exemplaire fût unique.

Pourtant il y a une absurdité. Notre homme demeure penché sur la page, une loupe collée à l’œil droit, tout à l’idée de trouver l’erreur. Il s’est promis d’écrire un mémoire succinct, où il relaterait, avec la découverte du livre, celle qu’il cherche en ce moment. Il ne découvre rien, et se contente de son acquisition. Il ferme le livre, le regarde, s’approche de la fenêtre, et le montre au soleil. À ce moment, un Cromwel ou un César passe au-dessous de lui, à la conquête du pouvoir. Il tourne le dos, ferme la fenêtre, se jette sur un hamac, et feuillette le livre, lentement, avec amour, à petites gorgées… Un exemplaire unique !