Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 073
LXXIII
Le goûter
Les lignes saugrenues dont j’ai parlé m’ont gâté un autre chapitre. Comme je ferais mieux de dire les choses d’une bonne fois, en m’abstenant de tourner autour du pot. J’ai déjà comparé mon style à la marche des ivrognes. Si cette comparaison vous choque, je me servirai d’une autre, tirée de ces agréables lunchs que nous faisions avec Virgilia dans notre petite maisonnette de la Gamboa. Du vin, des fruits, des compotes : tel était le menu. Nous mangions, c’est vrai, mais nous entrecoupions le repas de douces paroles, d’œillades, d’enfantillages, d’une infinité de ces apartés de cœur qui constituent le vrai langage ininterrompu de l’amour.
Parfois un léger dépit pimentait la situation, sucrée jusqu’à la fadeur. Virgilia se réfugiait alors sur un canapé, ou allait entendre les mièvreries de Dona Placida. Cinq ou dix minutes après, nous reprenions la causerie comme je reprends ma narration, pour l’interrompre une autre fois. Ce n’était pas de notre part horreur à la méthode. Nous l’invitions même dans la personne de Dona Placida. Mais jamais elle ne voulait s’asseoir à notre table.
— Je finirai par croire que vous ne m’aimez pas, lui dit un jour Virgilia.
— Grand Dieu ! s’écria la bonne dame en levant les mains au ciel ; mais si je ne vous aimais pas, Yaya[1] ! qui donc aimerais-je au monde.
Et lui prenant la main, elle la regarda si fixement que les larmes ne tardèrent point à paraître. Virgilia lui fit force caresses, et je mis une monnaie d’argent dans la poche de cette excellente Placida.
- ↑ Yayá, nonhó, nhanhá (prononcez niania), termes d’amitié (Note du traducteur.)