Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 129

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 417-418).


CXXIX

Sans remords


Non vraiment, je n’avais aucun remords.

La première fois que je pus parler à Virgilia après la présidence, ce fut dans un bal, en 1855. Elle portait un superbe vêtement de gourgouran de couleur bleue, et présentait aux lumières la même paire d’épaules qu’autrefois. Elle n’avait plus la fraîcheur de la première jeunesse, loin de là ; mais elle était encore fort belle, d’une beauté automnale rehaussée par la nuit. Nous causâmes longtemps, sans allusion au passé. Nous sous-entendions simplement : une parole vague, un regard, et c’était tout. Quand elle partit, j’allai la voir descendre les escaliers, et je ne sais par quel phénomène de ventriloquie cérébrale (que les philologues me pardonnent cette phrase barbare), je murmurai cette parole profondément rétrospective : « Magnifique ! »

Si je possédais un laboratoire, j’inclurais dans ce livre un chapitre de chimie, où je décomposerais le remords en ses derniers éléments, avant de décider pourquoi Achilles promenait autour de Troie le cadavre de son adversaire, tandis que lady Macbeth promenait autour d’une salle de son palais sa manche tachée de sang. Mais je n’ai pas plus de laboratoire que je n’avais de remords. Je désirais tout simplement être ministre. En tous cas, avant de terminer ce chapitre, je dirai que je n’aurais voulu être ni Achilles ni lady Macbeth. Mais s’il m’avait fallu absolument choisir, j’aurais tout de même préféré traîner le cadavre que la souillure. J’y aurais gagné une ovation, les supplications de Priam, et une jolie réputation militaire et littéraire. Mais ce que j’écoutais, c’était le discours de Lobo Neves et non les supplications de Priam ; et je n’avais pas de remords.