Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 140

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 440-442).


CXL

Les chiens


— Mais enfin qu’as-tu l’intention de faire maintenant ? me demanda Quincas Borba, en allant poser sa tasse sur le rebord d’une des fenêtres.

— Je ne sais pas. Je vais aller m’enfermer à la Tijuca ; fuir les hommes. Je suis honteux et las. Tant de beaux rêves, mon cher Borba, tant de beaux rêves, et je ne suis rien.

— Rien ! interrompit Quincas Borba avec un geste d’indignation.

Pour me distraire, il m’invita à sortir. Nous marchâmes dans la direction d’Engenho Velho. Nous allions à pied, tout en philosophant. Jamais je n’oublierai l’action sédative de cette promenade. La parole de ce grand homme était le cordial de la sagesse. Il me dit que je ne pouvais échapper au combat. Puisque l’on me fermait la tribune, je devais fonder un journal. Il employa même une expression vulgaire, démontrant ainsi que le langage philosophique peut, une fois ou l’autre, user des métaphores populaires.

— Fonde un journal, me dit-il, et renverse-moi toute cette petite paroisse.

— Magnifique idée ! Je vais fonder un journal ; je vais les réduire en miettes, je vais…

— Lutter. Peu importe le résultat. L’essentiel est de lutter. La vie, c’est la lutte. La vie sans la lutte, c’est une mer morte au centre de l’organisme universel.

Peu après, nous tombâmes sur deux chiens qui se battaient. C’est un événement sans valeur aux regards d’un homme vulgaire. Quincas Borba me les fit observer. Il me désigna un os, motif de la guerre, et mon attention fut attirée sur cette circonstance : il n’y avait pas de chair sur l’os. L’os était nu. Les chiens grognaient, se mordaient, et leurs yeux étincelaient de fureur. Quincas Borba mit sa canne sous son bras et semblait en extase.

— Que c’est beau ! disait-il de temps à autre.

Je voulus l’entraîner, mais en vain. Il paraissait vissé au sol, et il ne reprit son chemin qu’après avoir assisté à la défaite de l’un des deux chiens qui alla porter sa faim ailleurs. Je remarquai qu’il était joyeux, bien qu’il contînt la manifestation de sa joie, comme il convient à un grand philosophe. Il me fit observer la beauté du spectacle, rappela le sujet de la lutte, conclut que les chiens avaient faim. Mais la privation d’aliments n’est rien auprès des effets généraux de la philosophie. Sur quelques parties du globe, le spectacle est plus grandiose. Les créatures humaines y disputent aux chiens les os et autres aliments les moins appétissants. La lutte se complique, parce que l’intelligence de l’homme entre en action, avec toute la sagacité accumulée en lui par les siècles, etc.