Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 141

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 443-446).


CXLI

La demande secrète


Que de choses il y a dans un menuet, comme dit l’autre. Que de choses il y a dans un combat de chiens ! Mais je n’étais pas un disciple servile et timoré, incapable de faire une réflexion opportune. Tout en marchant, je lui fis part d’un doute. Je ne comprenais pas très bien l’utilité de disputer la nourriture aux chiens. Il me répondit avec une exceptionnelle bienveillance :

— Il est indiscutablement plus logique de la disputer aux autres hommes, car leur condition est la même, et le plus fort l’emporte sur le plus faible. Mais pourquoi ne serait-ce pas un spectacle grandiose de la disputer aux chiens.

On a mangé volontairement des sauterelles comme le Précurseur, ou pis encore, comme Ézéchiel. Donc, ce qui est ignoble est pourtant mangeable. Reste à savoir s’il est plus digne pour l’homme de disputer de semblables aliments pour satisfaire une nécessité naturelle, ou de manger ces mêmes aliments en vertu d’une exaltation religieuse et qui peut être passagère, tandis que la faim est éternelle comme la vie et comme la mort.

Nous étions arrivés sur le seuil de la maison. On me remit une lettre, en me disant qu’elle venait de la part d’une dame. Nous rentrâmes, et Quincas Borba, avec la discrétion propre à un philosophe, s’en fut lire les titres des livres sur une étagère, tandis que je parcourais la lettre, qui était de Virgilia.

Mon bon ami,

Dona Placida est au plus mal. Veuillez donc faire quelque chose pour elle. Elle demeure dans l’impasse des Escadinhas ; voyez s’il est possible de la faire entrer à l’hôpital.

Votre amie dévouée,
V.

Ce n’était pas l’anglaise fine et correcte de Virgilia, mais une écriture contrefaite et inégale. Le V de la signature était un simple paraphe, sans intention alphabétique. De sorte qu’il était possible, le cas échéant, de récuser la paternité de la lettre. Je tournai et retournai le papier. Pauvre Dona Placida !… Eh bien ! et les cinq contos de la plage de la Gamboa que je lui avais donnés. Je ne pouvais comprendre que…

— Tu vas comprendre, me dit Quincas Borba, en tirant un livre du rayon.

— Comprendre quoi ! demandai-je abasourdi.

— Tu vas comprendre que je t’ai dit la vérité. Pascal est un de mes ancêtres spirituels. Et bien que ma philosophie soit de beaucoup supérieure à la sienne, je ne puis nier qu’il ait été un grand homme. Or que dit-il dans cette page ? (Et le chapeau sur la tête, la canne sous le bras, il me désignait du doigt le passage.) Que dit-il ? Il dit que l’homme a sur le reste de l’univers le grand avantage de savoir qu’il est sujet à la mort, alors que les autres êtres ne se doutent point qu’ils sont périssables. Tu vois ; lorsqu’un homme dispute un os à un chien, il a sur celui-ci le grand avantage de savoir qu’il a faim. C’est cela qui rend, comme je te le disais, la lutte grandiose. « Il sait qu’il meurt », expression profonde. Je crois que la mienne est plus profonde encore, « il sait qu’il a faim ». Donc le fait de mourir limite en quelque sorte l’entendement humain. La conscience de l’extinction dure un instant très court et finit pour toujours, alors que la faim a l’avantage de revenir et de prolonger l’état conscient. Il me semble, sans immodestie, que la formule de Pascal est inférieure à la mienne, sans cesser d’être une grande pensée, car Pascal fut un grand homme.