Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 149

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 464-466).


CXLIX

Rotation et transmission


Chacune de nos entreprises, chacune de nos affections, représente un cycle entier de la vie humaine. Le premier numéro de mon journal fit poindre dans mon âme une vaste aurore, me couronna des feuilles et de la verdure d’un printemps nouveau qui me rendit l’activité d’un autre âge. Au bout de six mois, ce fut la vieillesse, et, deux semaines après, mon pauvre journal mourut d’une mort clandestine comme celle de Dona Placida. Il mourut, et je respirai comme un homme qui revient d’un long voyage. De telle sorte qu’en disant que la vie humaine nourrit en elle-même d’autres existences plus ou moins éphémères, de même que notre corps alimente des parasites, je ne crois pas dire une chose tout à fait absurde. Mais, pour ne pas risquer cette comparaison peu claire, je vais en emprunter une à l’astronomie. L’homme exécute autour du grand mystère un double mouvement de rotation et de translation. Il a des jours inégaux, comme ceux de Jupiter, et en compose sa plus ou moins longue année,

Au moment où je terminais mon mouvement de rotation, Lobo Neves achevait son mouvement de translation. Il mourut, ayant déjà un pied sur l’escalier ministériel. Tout au moins, pendant quelques semaines, le bruit courut qu’il allait être ministre. Comme cette nouvelle m’avait rempli de fiel et d’envie, il est bien possible que sa mort m’ait laissé assez froid, ou m’ait même causé un instant de plaisir. Du plaisir, c’est beaucoup dire ; mais après tout, c’est la pure vérité ; oui, je jure que c’est la vérité pure.

J’allai à son enterrement. Dans le salon, je trouvai Virgilia en train de sangloter. Elle leva la tête, et je vis qu’elle pleurait pour de bon. Au moment où l’on emporta le cercueil, elle s’y accrocha, et il fallut l’en arracher et l’emmener. Oui, vraiment, ses larmes étaient sincères. J’allai au cimetière. J’allai au cimetière avec un poids sur la poitrine et sur la conscience. Au cimetière, au moment où je lançai la pelletée de terre sur le cercueil, le bruit du gravier sur les planches, dans la fosse, me fit passer un frisson, passager c’est vrai, mais désagréable tout de même. L’après-midi était couleur de plomb ; le cimetière, les vêtements de deuil…