Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 148

La bibliothèque libre.
Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 460-463).


CXLVIII

Théorie du bienfait


… Si insoluble que Quincas Borba lui-même n’en put sortir, après l’avoir étudié longuement et avec attention.

— Bah ! dit-il, tous les problèmes ne valent pas cinq minutes d’attention.

Quant à l’accusation d’ingratitude, il la rejeta entièrement, non pas comme improbable, mais parce qu’elle ne concordait pas avec les conclusions d’une bonne philosophie humaniste.

— Tu ne nieras pas, me dit-il, que la satisfaction du bienfaiteur est toujours bien supérieure à celle de l’individu qui bénéficie du bienfait. Une fois que l’effet essentiel est produit, c’est-à-dire dès que la privation a cessé, l’organisme revient à son état antérieur d’indifférence. Suppose que tu aies trop serré la boucle de ton pantalon. Pour échapper au supplice, tu la desserres, tu respires, tu savoures un court instant de jouissance, après quoi, ton organisme retourne à sa primitive indifférence, sans que tu conserves le souvenir des doigts qui t’ont rendu service.

La mémoire n’est pas une plante aérienne ; elle meurt quand elle n’a pas de terrain solide où pousser des racines. L’espérance de faveurs nouvelles empêche bien celui qui en a reçu une première de l’oublier complètement. Mais ce phénomène, l’un des plus admirables d’ailleurs que la philosophie puisse trouver sur son chemin, s’explique par la mémoire des privations antérieures, ou, pour user d’une autre formule, par la privation qui se prolonge dans la mémoire, laquelle répercute la gêne passée et conseille de ne point perdre la possibilité d’un remède opportun. Je ne dis pas qu’en dehors de cette circonstance la mémoire du bienfait ne puisse subsister, accompagnée d’une affection plus ou moins intense ; mais c’est là une véritable aberration, sans aucune valeur aux yeux du philosophe.

— Mais, répliquai-je, s’il n’y a aucune raison pour que celui qui a reçu un bienfait en conserve le souvenir, il y en a bien moins encore pour que ce bienfait subsiste dans le souvenir du bienfaiteur.

— Il est inutile d’expliquer ce qui est évident de sa nature, me répondit Quincas Borba. Mais je dirai plus : La persistance du bienfait dans le souvenir de celui qui l’exerce s’explique par la nature même de l’acte et de ses effets. D’abord, il y a le sentiment d’une bonne action, et par déduction la conscience que nous sommes capables de bonnes actions. Il y a ensuite le sentiment d’une supériorité en relation à une autre créature, supériorité dans l’état et dans les moyens. Et c’est là une des choses les plus agréables à l’humaine nature, si l’on en croit les opinions les mieux autorisées. Érasme, qui a écrit un certain nombre de bonnes choses dans son éloge de la folie, a appelé l’attention sur la complaisance que mettent les baudets à se gratter mutuellement. Je suis loin de dédaigner cette observation d’Érasme. Mais j’ajouterai ce qu’elle omet : à savoir, que si l’un des baudets gratte mieux que l’autre, le premier doit avoir dans le regard un éclair spécial de satisfaction. Si une jolie femme se regarde dans son miroir, c’est pour avoir la certitude d’une certaine supériorité sur une multitude d’autres femmes, moins jolies qu’elle, ou absolument laides. La conscience fait de même ; il lui plaît de se contempler quand elle se trouve à son gré. Le remords n’est que l’angoisse d’une conscience qui se trouve laide. N’oublie pas que tout est une irradiation d’Humanitas et par conséquent le bienfait et ses conséquences sont des phénomènes parfaitement admirables.