Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme/101

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CONSPIRATION
ANTICHRÉTIENNE

CHAPITRE PREMIER

DES PRINCIPAUX AUTEURS
DE LA CONSPIRATION.


Vers le milieu du siècle où nous vivons, trois hommes se rencontrèrent, tous trois pénétrés d’une profonde haine contre le Christianisme. Ces trois hommes étoient VoltaireChefs des Conjurés., d’Alembert et Frédéric second, roi de Prusse. Voltaire haïssoit la religion, parce qu’il jalousoit son auteur et tous ceux dont elle a fait la gloire ; d’Alembert, parce que son cœur froid ne pouvoit rien aimer ; Frédéric, parce qu’il ne l’avoit jamais connue que par ses ennemis.

Il faut à ces trois hommes en ajouter un quatrième. Celui-ci, appelé Diderot, haïssoit la religion, parce qu’il étoit fou de la nature ; parce que, dans son enthousiasme pour le chaos de ses idées, il aimoit mieux se bâtir des chimères et se forger lui-même ses mystères, que soumettre sa foi au Dieu de l’Évangile.

Un grand nombre d’adeptes furent dans la suite entraînés dans cette conspiration. La plupart n’y entrèrent qu’en qualité d’admirateurs stupides ou d’agens secondaires. Voltaire en fut le chef ; d’Alembert, l’agent le plus rusé, Frédéric, le protecteur et souvent le conseil ; Diderot, l’enfant perdu.

Le premier de ces conspirateursVoltaire., Marie-François Arouet, étoit né à Paris le 20 Février 1694 ; fils d’un ancien Notaire au Châtelet, la vanité changea son nom en celui de Voltaire, qu’il trouva plus noble, plus sonore, mieux fait pour soutenir la réputation à laquelle il visoit. Nul homme en effet n’avoit encore paru avec tant de talens et avec tant d’ardeur pour dominer dans l’empire des Lettres. La gravité des mœurs, l’esprit de méditation, le génie des discussions et des profondes recherches, malheureusement ne furent pas au nombre de ces dons que la nature lui avoit départis. Plus malheureusement encore il trouva dans son cœur toutes les passions qui rendent les talens nuisibles. Dès sa tendre jeunesse l’usage qu’il en fit, annonça qu’il les tourneroit tous contre la religion.

Voltaire étoit encore simple étudiant de Rhétorique au collège de Louis-le-Grand, et déjà il avoit mérité de s’entendre dire par le Jésuite Le Jay, son professeur : Malheureux ! tu seras le Porte-étendard de l’impiété. (Vie de Volt. édit. de Kell, et Dict. hist. de Feller.) Jamais oracle ne fut accompli plus littéralement.

À peine sorti du collège, Voltaire ne vit plus, n’aima plus que la société des hommes qui pouvoient fortifier ses penchans à l’incrédulité, par la corruption des mœurs. Il vécut sur-tout dans celle de Chaulieu, l’Anacréon du jour, le Poëte des voluptés, et dans celle de quelques Épicuriens qui tenoient leurs séances à l’hôtel de Vendôme. IL débuta par des satires qui déplurent au gouvernement ; par des tragédies qui n’auroient annoncé que l’émule de Corneille, de Racine et de Crébillon, si dès-lors il ne se fût montré aussi celui de Celse, de Porphyre, et de tous les ennemis de la Religion. Dans un temps où la licence des opinions trouvoit encore des obstacles en France, il crut devoir chercher un asile en Angleterre. Il y trouva des hommes que les productions de Shaftsbury, commentées par Bolingbrocke, avoient formés au Déisme. Il les crut philosophes ; il se persuada que les Anglois ne connoissoient et n’estimoient que ces sortes de philosophes. S’il ne se trompa pas alors, les temps ont changé en Angleterre. Tous ces sophistes qu’il célèbre comme faisant la gloire de la grande Bretagne, y sont plus oubliés et méprisés que lus. Les Collins et les Hobbes sont mis à Londres à côté de Thom. Payne, par ceux qui en connoissent encore le nom ; le bon sens de l’Anglois ne lui permet guères de haïr la religion et de faire parade d’impiété. Avec sa tolérance et l’étonnante variété de ses symboles, rien ne lui paroît moins digne du philosophe que l’affectation de nos Sophistes ou la haine du Christianisme, et surtout que des conjurations pour le détruire.

On dit que le philosophisme étoit né en Angleterre ; je ne saurois souscrire à cette proposition. Le philosophisme en général est l’erreur de tout homme qui, réduisant tout à sa propre raison, rejette, en fait de religion, toute autre autorité que celle des lumières naturelles ; c’est l’erreur de tout homme qui dès-lors se refuse à tout mystère inconcevable à sa raison de tout homme qui, rejetant la révélation, renverse de fond en comble la religion chrétienne, sous prétexte de maintenir la liberté, les droits de la raison et l’égalité de ces droits dans chaque homme.

Cette erreur peut faire secte ; l’histoire des Jacobins anciens démontre que la secte existoit depuis long-temps ; mais elle étoit rentrée dans les clubs souterrains à l’époque où Voltaire parut.

Cette erreur peut être celle de quelques individus. Il en avoit paru plusieurs de cette espèce dans les deux derniers siècles. De Luther et de Calvin il s’étoit formé un nombre prodigieux de sectes, qui attaquoient chacune quelque partie des anciens dogmes du Christianisme. Il s’éleva enfin des hommes qui, les attaquant toutes, ne voulurent rien croire. On les appela d’abord libertins ; c’étoit le seul nom qu’ils méritassent.

Voltaire auroit trouvé par-tout quelques-uns de ces hommes ; il en avoit trouvé sur-tout à Paris, sous la régence du Duc d’Orléans, qui fut lui-même un monstrueux libertin, mais qui, sentant au moins le besoin que l’état avoit de la religion, ne permettoit pas que le christianisme fût impunément attaqué dans les écrits publics.

Ce fut en Angleterre, il est vrai, que par leur Collins et leur Hobbes les libertins commencèrent à se donner un air de philosophes et à prendre le ton d’être penseurs ; ils le prirent dans quelques productions impies, qui dans le reste de la chrétienté n’auroient joui ni de la même publicité ni de la même impunité. Mais il est aussi vrai de dire que Voltaire auroit été par-tout ce qu’il devint en Angleterre ; il l’auroit été au moins par-tout où des lois peu répressives lui auroient permis de suivre le penchant qu’il avoit à tenir tous les sceptres de l’opinion et de la gloire dans l’empire des sciences et des lettres.

Il ne lui étoit pas donné d’atteindre à la réputation des Bossuet, des Pascal, et de tous les génies qui s’étoient distingués dans la défense de la religion ; il n’aimoit pas leur cause ; il jalousa leur gloire ; il jalousa celle de leur Dieu même. Résolu de combattre son empire, il voulut être au moins le premier dans celui des philosophes, et il y réussit. Mais il fallut, pour lui donner ce rang, dénaturer l’idée même de la philosophie et la confondre avec l’impiété. Voilà ce qui dicta à Voltaire le projet de renverser la religion. Cependant l’Angleterre fut le lieu où il crut reconnoître la possibilité du succès. Condorcet devenu son adepte, son confident, son historien et son panégyriste, nous l’assure du moins en ces termes positifs : Ce fut là, ce fut en Angleterre, que Voltaire jura de consacrer sa vie à ce projet, et il a tenu parole. (Vie de Volt. édit. de Kell.)

De retour à Paris, vers l’an 1730, il s’en cachoit si peu, il avoit déjà publié tant d’écrits contre le Christianisme, il se flattoit si bien de pouvoir l’anéantir, que M. Hérault, lieutenant de Police, lui reprochant un jour son impiété, et ajoutant : Vous avez beau faire, quoi que vous écriviez, vous ne viendrez pas à bout de détruire la religion chrétienne. Voltaire n’hésita pas à répondre : C’est ce que nous verrons. (Ibid.)

Ce vœu se fortifiant par les obstacles, Voltaire ne fit que se roidir ; il crut voir tant de gloire au succès, qu’il eût voulu ne la partager avec personne. « Je suis las, disoit-il, de leur entendre répéter que douze hommes ont suffi pour établir le christianisme, et j’ai envie de leur prouver qu’il n’en faut qu’un pour le détruire. » (Ibid.) En disant ces paroles, que Condorcet répète avec complaisance, la haine l’aveugloit au point de ne pas réfléchir que le génie du singe destructeur ou du méchant jaloux, brisant les chefs-d’œuvre, les monumens de l’art, n’égale pas la gloire de les avoir produits ; que le Sophiste élevant la poussière, assemblant les nuages, rappelant les ténèbres, n’arrive pas au Dieu de lumière ; qu’il ne faut, pour séduire les hommes, rien moins que la sagesse, les merveilles et les Vertus des Apôtres qui les sanctifièrent.

Quoique le grand objet de Voltaire se bornât à détruire, et quelque prix qu’il mît à la gloire de détruire à lui seul la religion chrétienne, il n’en crut pas moins dans la suite devoir se donner des coopérateurs. Il craignit même que l’éclat de son projet ne nuisît à l’exécution, et résolut d’agir en conjuré. Déjà ses productions nombreuses, impies ou obscènes lui avoient formé des admirateurs. Ses disciples déjà, sous le nom de philosophes, aimoient à faire sentir leur mépris et leur haine pour celui de chrétien. Il regarda autour de son école, distingua d’Alembert et en fit le premier confident de la nouvelle marche qu’il croyoit devoir suivre dans sa guerre contre le Christ. D’Alembert méritoit cette distinction.

D’Alembert.Si Voltaire étoit fait pour jouer le rôle d’Agamemnon dans une armée de Sophistes conjurés, d’Alembert pouvoit en quelque sorte leur fournir un Ulysse. Si la comparaison est trop noble, on peut y suppléer par celle du renard. D’Alembert en eut toute la ruse, toutes les allures, jusqu’au clapissement. Bâtard de Fontenelle, d’autres disent du médecin Astruc, il ne sut jamais lui-même quel étoit son père. La chronique du jour pouvoit lui en donner autant que les scandales de sa mère en supposoient. Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin, religieuse au monastère de Montfleury en Dauphiné, ensuite dégoûtée des vertus de son état, et enfin apostate, s’étoit fait à Paris une société de certains gens de lettres qu’elle appeloit ses bêtes. (Dict. hist.) Ce fut de ses incestes avec quelqu’une de ces bêtes que naquit d’Alembert. Pour cacher et la honte et le double crime de sa naissance, sa mère le relégua parmi les enfans trouvés. Il fut d’abord appelé Jean le Rond, du nom de l’oratoire où on l’avoit trouvé, sur le seuil de la porte, enveloppé de langes, dans la nuit du 16 au 17 Novembre 1717.

Élevé d’abord par les charités de l’Église, d’Alembert ne tarda pas à la punir des soins qu’elle avoit pris de son enfance. Sa jeunesse fut celle d’un temps où Voltaire commençoit à faire des partisans à l’incrédulité. Avec quelques secours pour son éducation, il fit tout ce que font tant de jeunes gens, qui trouvent des délices à se nourrir furtivement des ouvrages écrits contre une religion dont ils aiment peu à connoître les preuves. Il fit sur-tout ce que font les enfans méchans, qui se plaisent à déchirer un maître qui les gêne.

Avec ces dispositions du cœur et de l’esprit, d’Alembert fut bientôt disciple de Voltaire. La conformité de leur penchant pour l’incrédulité, et leur haine commune pour le Christ, compensèrent la différence des caractères et l’immense intervalle des talens.

Voltaire étoit bouillant, colère et impétueux ; d’Alembert réservé, froid, prudent et astucieux. Voltaire aimoit l’éclat ; d’Alembert se cachoit pour n’être qu’apperçu. L’un ne dissimuloit que malgré lui, en chef qui doit masquer ses batteries ; il auroit mieux aimé, comme il s’en explique lui-même, faire à la religion une guerre ouverte, et mourir sur un tas de chrétiens, qu’il appelle bigots immolés à ses pieds. (Lettre de Voltaire à d’Alembert, du 20 Avril 1761.) L’autre dissimuloit par instinct. La guerre qu’il faisoit étoit celle d’un demi-chef, qui rit derrière ses buissons, de voir ses ennemis tomber les uns après les autres dans les pièges qu’il a tendus. (Voyez sur-tout la lettre 100 de d’Alembert, 4 Mai 1762.) Avec tous les talens et tout le goût de la belle littérature, Voltaire est presque nul pour les mathématiques. Celles-ci furent pour d’Alembert le seul titre à sa réputation : sur tout autre sujet il est maigre, précieux, entortillé ; il est par fois bas et ignoble, autant que Voltaire est coulant, noble, facile, riche et élégant, quand il veut l’être. D’Alembert méditant un sarcasme ou une épigramme, ne l’a pas encore affilée, que la plume courante de Voltaire en a parsemé des volumes.

Hardi jusqu’à l’impudence, Voltaire brave, nie, affirme, invente, contrefait l’écriture, les Pères, l’histoire ; appelle également le oui, le non ; frappe par-tout également, peu lui importe pourvu qu’il ait blessé. D’Alembert, sur ses gardes, prévoit une réplique qui pourroit le compromettre ; il marche enveloppé de nuages, et toujours de côté, de peur qu’on ne sache où il tend. Qu’on l’attaque, il s’enfuit, il dissimule toute réfutation ; il aime mieux paroître n’avoir pas combattu qu’ajouter au bruit de sa défaite. Voltaire ne demande qu’à connoître ses ennemis ; il les appelle tous. Cent fois défait, cent fois il revient à la charge. C’est en vain qu’on réfute l’erreur ; il la redit, la répète sans cesse ; il voit toute la honte dans la fuite, jamais dans la défaite. Après une guerre de soixante ans il est encore sur le champ de bataille.

Il faut à d’Alembert l’hommage des cotteries ; quarante mains qui applaudissent dans une enceinte académique font son jour de triomphe. Il faut à Voltaire toutes les trompettes de la renommée ; de Londres à Pétersbourg, de Boston à Stockolm, ce n’est pas assez pour sa gloire.

D’Alembert enrôle autour de lui, il forme, il initie les adeptes secondaires, dirige leurs missions, et entretient les petites correspondances. Voltaire appellera contre le Christ les Rois, les Empereurs, les Ministres, les Princes ; son palais est la cour du Sultan de l’incrédulité. Parmi ceux qui lui rendent hommage et qui entrent le plus avant dans ses complots, l’histoire doit enfin distinguer ce Frédéric, qu’elle n’a fait encore connoître que par des titres à la gloire des Rois, ou Conquérans ou Administrateurs.

Dans ce Frédéric IIFrédéric II., dont les Sophistes ont fait le Salomon du Nord, il y avoit deux hommes. L’un est ce Roi de Prusse, ce héros moins digne de nos hommages par ses victoires et sa tactique au champ de Mars, que par des soins consacrés à donner à ses peuples, à l’agriculture, au commerce, aux arts une nouvelle vie, à expier en quelque sorte, par la sagesse et la bienfaisance de son administration intérieure, des triomphes peut-être plus éclatans que justes. L’autre est le personnage qui pouvoit le moins s’allier à la sagesse et à la dignité d’un Monarque, le pédant philosophe, l’allié des Sophistes, l’écrivailleur impie, l’incrédule conspirateur, le vrai Julien du dix-huitième siècle ; moins cruel, mais plus adroit et tout aussi haineux ; moins enthousiaste et plus perfide que le Julien si fameux sous le nom d’Apostat.

Il en coûte à l’Histoire de révéler ces ténébreux mystères de l’impie couronné ; mais il faut bien qu’elle soit vraie et qu’elle dise spécialement ici toute la vérité. Il faut bien que les Rois de la terre sachent la part qu’ont eue leurs collègues à la conjuration contre l’Autel, pour qu’ils sachent d’où vient la conspiration contre leur trône.

Frédéric eut le malheur de naître avec l’esprit dont il pouvoit le plus aisément se passer, avec celui de Celse, et de toute l’école des Sophistes. Il n’eut auprès de lui ni des Tertulien ni des Justin capables d’éclairer ses recherches sur la religion, et il s’entoura d’hommes qui ne savoient que la calomnier. Encore Prince Royal, il étoit déjà en commerce de lettres avec Voltaire ; il disputoit déjà avec lui sur la métaphisique et la religion. Il se croyoit déjà grand philosophe, en mandant à Voltaire : « Pour vous parler avec ma franchise ordinaire, je vous avouerai naturellement que tout ce qui regarde l’homme Dieu ne me plaît point dans la bouche d’un philosophe, qui doit être au-dessus des erreurs populaires. Laissez au grand Corneille, vieux radoteur et tombé dans l’enfance, le travail insipide de rimer l’imitation de J. C., et ne tirez que de votre propre fonds ce que vous avez à nous dire. On peut parler de fables, mais seulement comme fables ; et je crois qu’il vaut mieux garder un silence profond sur les fables chrétiennes, canonisées par leur ancienneté et par la crédulité des gens absurdes et stupides. » (Lettre 53, an 1738.)

Déjà on voit par ses premières lettres, qu’avec le ridicule orgueil d’un roi pédant, il aura toute la mobilité et même toute l’hypocrisie des Sophistes. Frédéric donne des leçons à Voltaire contre la liberté, quand Voltaire la défend ; (Voyez leurs lettres en 1757) et quand Voltaire ne voit plus que l’homme machine, Frédéric ne voit plus que l’homme libre. (Voyez sa lettre du 16 Septembre. 1771.) Ici il soutiendra qu’il y a nécessairement une liberté, précisément parce que nous en avons une idée nette ; (ibid.) et ailleurs il voudra l’homme toute matière, quoiqu’il n’y ait pas d’idée plus ténébreuse que celle de la matière libre et pensante ; ergotisante, même à la façon de Frédéric. (Voyez sa lettre du 4 Décembre 1773.) Il a repris Voltaire de sa dissimulation dans des louanges données à J. C. et il ne rougit pas d’écrire trois ans plus tard : « Pour moi, je vous avoue (s’il faut s’enrôler sous la bannière du fanatisme) que je n’en ferai rien, et que je me contenterai de composer quelques Pseaumes pour donner bonne opinion de mon orthodoxie… Socrate encensoit les Pénates ; Cicéron, qui n’étoit pas crédule, en faisoit autant ; il faut se prêter aux fantaisies d’un peuple futile, pour éviter la persécution et le blâme. Car, après tout, ce qu’il y a de plus désirable en ce monde, c’est de vivre en paix. Faisons quelques sottises avec les sots, pour arriver à cette situation tranquille. » (Lettre du 6 Janvier 1740.)

Ce même Frédéric, partageant la haine de son maître, avoit aussi écrit que la religion chrétienne ne portoit que des herbes venimeuses ; (143, Lett. à Volt, an 1766) et Voltaire l’avoit félicité d’avoir, par-dessus tous les Princes, l’ame assez forte, le coup d’œil assez juste, et d’être assez instruit pour savoir que depuis dix-sept cents ans la secte chrétienne n’avoit jamais fait que du mal. (Lettre du 5 Avril 1767.) On ne s’attendoit pas qu’avec le coup d’œil si juste, un Roi si philosophe se trouvât obligé de combattre dans les autres ce qu’il croyoit avoir si bien vu lui-même. Qu’on lise cependant ce qu’il oppose aux mêmes assertions, quand il réfute le système de la nature. « On pourroit, nous dit-il, accuser l’auteur de sécheresse d’esprit et surtout de maladresse, parce qu’il calomnie la religion chrétienne, en lui imputant des défauts qu’elle na pas. Comment peut-il dire avec vérité, continue Frédéric, que cette religion est cause de tous les malheurs du genre humain ? Pour s’exprimer avec justesse, il auroit fallu dire simplement, que l’ambition et l’intérêt des hommes se servoient de cette religion pour troubler le monde et contenter les passions. Que peut-on reprendre de bonne foi dans la morale contenue dans le Décalogue ? N’y eût-il dans l’Évangile que ce seul précepte : Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse, on seroit obligé de convenir que ce peu de mots renferme toute la quintessence de la morale. Et le pardon des offenses, et la charité, et l’humanité ne furent-elles pas prêchées par Jésus, dans son excellent sermon de la montagne ? etc. » (Voy. Examen du systême de la nature, par Frédéric, Roi de Prusse, Janvier 1770.)

Quand Frédéric écrivoit ces paroles, il n’avoit donc plus le coup d’œil assez juste pour voir que cette religion ne peut produire que de l’ivroie, et n’a fait que du mal. Mais par une contradiction plus étrange encore, après avoir si bien vu que cette religion chrétienne est loin d’être la cause de nos maux, il n’en continue pas moins à féliciter Voltaire d’en être le fléau ; (12 Août 1773.) il n’en donne pas moins lui-même ses projets pour la détruire ; (29 Juillet 1770.) il n’en prétend pas moins que si elle est conservée et protégée en France, c’en est fait des Beaux arts et des hautes sciences, et que la rouille de la superstition achèvera de détruire un peuple d’ailleurs aimable et né pour la société. (Lettre à Voltaire, 30 Juillet 1774.)

Si le Roi sophiste avoit été prophète, on voit par les événemens qu’il eût précisément annoncé le contraire. Il eût dit que ce peuple, d’ailleurs aimable et fait pour la société, épouvanteroit l’univers par ses atrocités à l’instant même où il auroit perdu sa religion ; mais Frédéric devoit, comme Voltaire, être aussi le jouet de toute sa prétendue sagesse et de ses opinions. Il l’étoit même de toute son affection pour la philosophie ; il eut bien des caprices et pour elle et contre elle. Nous le verrons un jour apprécier assez justement ses adeptes ; mais, au milieu de ses mépris pour eux, nous ne le verrons pas cesser de conspirer pour détruire, comme eux, la religion de Jésus-Christ.

La correspondance qui nous apprend si bien à connoître et ce Roi adepte et Voltaire son idole, commence en 1736. Elle fut assidue le reste de leur vie, si on en excepte quelques années de disgrâces pour l’idole. C’est là qu’il faut étudier l’incrédule et l’impie. Pour en jouer le rôle, Frédéric y dépose presque toujours celui de Roi. Passionné pour la gloire des prétendus philosophes, plus encore qu’il ne fut jaloux de celle des Césars, pour égaler Voltaire, il ne dédaigne pas de s’en faire le singe. Poëte sous-médiocre, métaphysicien subalterne, il n’excelle que dans deux choses, dans son admiration pour Voltaire, et dans son impiété quelquefois pire encore que celle de son maître.

En faveur des hommages et du zèle de Frédéric, Voltaire crut devoir oublier tous ses caprices, tous les désagrémens qu’il en avoit reçus à Berlin, et jusqu’à ces coups de bâton que le sophiste despote lui avoit envoyés à Francfort, par un de ses majors. Il étoit trop intéressant pour la secte d’avoir dans ses complots tout l’appui d’un adepte souverain. Nous verrons à quel point Frédéric les seconda ; mais pour sentir combien la haine qui dicta ses complots, étoit commune à Frédéric et à Voltaire, il faut savoir de quels obstacles elle sut triompher dans l’un et dans l’autre ; il faut entendre Voltaire lui-même sur ce qu’il avoit eu à souffrir à Berlin. À peine y avoit-il passé quelques années, qu’il écrivit Mad. Denis, sa nièce et la confidente de ses secrets : « La Métrie dans ses préfaces vante son extrême félicité d’être auprès d’un grand Roi, qui lui lit quelquefois ses vers, et en secret il pleure avec moi ? il voudroit s’en retourner à pied : mais moi, pourquoi suis-je ici ? Je vais bien vous étonner : Ce La Métrie est un homme sans conséquence, qui cause familièrement avec le Roi après la lecture. Il me parle avec confiance. Il m’a juré qu’en parlant au Roi ces jours passés de ma prétendue faveur et de la jalousie qu’elle excite, le Roi lui avoit répondu : j’aurai besoin de lui encore un an tout au plus. On presse l’orange et on jette l’écorce. Je me suis fait répéter ces douces paroles ; j’ai redoublé mes interrogations, et il a redoublé ses sermens… J’ai fait ce que j’ai cru pour ne pas croire La Métrie. Je ne sais pourtant. En relisant ses vers, (du Roi) je suis tombé sur une épître à un peintre nommé Père, qui est à lui ; en voici les premiers vers :

Quel spectacle étonnant vient de frapper mes yeux !
Cher Père, ton pinceau t’égale au rang des Dieux.

« Ce Père est un homme qu’il ne regarde pas ; cependant c’est le cher Père ; c’est un Dieu : il pourrait bien en être autant de moi : c’est-à-dire pas grand’chose… Vous imaginez bien quelles réflexions, quel retour, quel embarras, et pour tout dire, quel chagrin l’aveu de La Métrie fait naître. » (Let. à Mad. Denis, Berlin, 2 Sept. 1751.)

Cette lettre fut suivie d’une seconde, conçue en ces termes. « Je ne songe qu’à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier le rêve de trois années. Je vois bien qu’on a pressé l’orange, il faut penser à sauver l’écorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un dictionnaire à l’usage des Rois : Mon ami signifie mon esclave ; mon cher ami veut dire, vous m’êtes plus qu’indifférent. Entendez par je vous rendrai heureux, je vous souffrirai tant que j’aurai besoin de vous. Soupez-avec moi ce soir, signifie je me moquerai de vous ce soir. Le dictionnaire peut être long ; c’est un article à mettre dans l’encyclopédie.

« Sérieusement cela serre le cœur. Tout ce que j’ai vu est-il possible ? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent avec lui ! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures ! Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire ! Que de contrastes ! Et c’est là l’homme qui m’écrivoit tant de choses philosophiques, et que j’ai pu croire philosophe ! Et je l’ai appelé le Salomon du Nord ! Vous souvenez-vous de cette belle lettre, qui ne vous a jamais rassurée ? Vous êtes philosophe, disoit-il, je le suis aussi. Ma foi, Sire, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre. » (Lettre à la même, 18 Décembre 1752.)

Voltaire n’avoit jamais rien dit de plus vrai. Ni lui, ni Frédéric ne furent philosophes dans le sens qui devoit rester attaché à ce mot ; mais l’un et l’autre le furent au suprême degré, dans le sens que les conjurés y attachoient ; dans celui d’une raison impie, dont la haine du christianisme est toute la vertu.

Ce fut à la suite de cette dernière lettre que Voltaire quitta furtivement la cour de son disciple, et reçut à Francfort ce traitement despotique, qui fit alors de lui la risée de l’Europe. Pour oublier l’outrage, il n’eut besoin que du temps qu’il lui falloit pour s’établir à Ferney. Frédéric et Voltaire ne se revirent plus ; mais le premier n’en redevint pas moins le Salomon du Nord, et Voltaire en revanche n’en fut pas moins pour lui le premier philosophe de l’univers. Sans s’aimer davantage, ils furent de nouveau unis pour toujours par la haine du Christ, qui n’avoit pas cessé de leur être commune. La trame du complot n’en fut ourdie qu’avec moins d’obstacles, et conduite avec plus d’intelligence, par le moyen de leur correspondance.

Quant à Diderot, il vola de lui-même au-devant des conjurésDiderot.. Une tête emphatique, un enthousiasme de pythonisse pour ce philosophisme dont Voltaire avoit donné le ton, un désordre dans ses idées pareil à celui du chaos, et d’autant plus sensible, que sa langue et sa plume suivoient tous les élans et toutes les secousses de son cerveau, le montrèrent à d’Alembert comme un homme essentiel à l’objet de la conspiration. Il se l’associa pour lui faire ou laisser dire tout ce qu’il n’osoit pas dire lui-même. L’un et l’autre furent jusqu’à la mort toujours intimement unis à Voltaire, comme Voltaire le fut à Frédéric.

Si leur sermentIncertitude et diversité des Chefs dans leurs opinions philosophiques.de détruire la religion chrétienne avoit renfermé celui d’y substituer une religion, une école quelconque, il étoit difficile de réunir quatre hommes moins propres à s’accorder sur une pareille entreprise.

Voltaire eût bien voulu être Déiste ; il le parut long-temps : ses erreurs l’entraînèrent vers le Spinosisme ; il finit par ne savoir quel parti prendre. Ses remords, si on peut appeler ainsi des doutes et des inquiétudes sans repentir, le tourmentèrent jusque dans ses dernières années. Il se tourna tantôt vers d’Alembert, tantôt vers Frédéric, ni l’un ni l’autre ne purent le fixer. Il étoit presque octogénaire, et se trouvoit encore réduit à exprimer ainsi ses incertitudes : « Tout ce qui nous environne est l’empire du doute, et le doute est un état désagréable. Y a-t-il un Dieu tel qu’on le dit, une ame telle qu’on l’imagine, des relations telles qu’on les établit ? Y a-t-il quelque chose à espérer après le moment de la vie ? Gilimer dépouillé de ses états, avoit-il raison de se mettre à rire quand on le présenta devant Justinien ? Et Caton avoit-il raison de se tuer de peur de voir César ? La gloire n’est-elle qu’une illusion ? Faut-il que Mustapha dans la mollesse de son Harem, faisant toutes les sottises possibles, ignorant, orgueilleux et battu, soit plus heureux s’il digère, qu’un philosophe qui ne digère pas ? Tous les êtres sont-ils égaux devant le grand Être qui anime la Nature ? En ce cas l’ame de Ravaillac seroit-elle égale à celle d’Henri IV ? ou ni l’un ni l’autre n’auroit-il d’ame ? Que le héros philosophe débrouille tout cela ; pour moi, je n’y entends rien. » (Lettre 179, 12 Octobre 1770.)

D’Alembert et Frédéric pressÉs alternativement par ces questions, y répondoient, chacun à leur manière. Le premier ne pouvant se fixer lui-même, confesse franchement qu’il ne lui a pas été donné de savoir y répondre. « Je vous avoue, dit-il, que sur l’existence de Dieu, l’auteur du système de la nature me paroît trop ferme et trop trop dogmatique, et je ne vois en cette matière que le Scepticisme de raisonnable. Qu’en savons-nous, est pour moi la réponse à presque toutes les questions métaphysiques ; et la réflexion qu’il faut y joindre, c’est, puisque nous n’en savons rien, qu’il ne nous importe pas sans doute d’en savoir davantage. » (Lettre 36, an. 1770.)

Cette réflexion sur le peu d’importance de toutes ces questions, étoit ajoutée de peur que, tourmenté par ses inquiétudes, Voltaire ne s’arrachât à un philosophisme incapable de résoudre ses doutes sur des objets qu’il ne s’accoutumoit pas à regarder comme indifférens pour le bonheur de l’homme. Il insista, et d’Alembert aussi ; mais ce fut pour lui dire encore que « non en métaphysique ne lui paroissoit guères plus sage que oui, et que le non liquet (ou cela n’est pas clair) est la seule réponse raisonnable presqu’à tout. » ( Lettre 38, ibid.)

Frédéric n’aimoit pas les doutes plus que Voltaire ; mais à force de vouloir s’en délivrer, il crut y avoir réussi. « Un philosophe de ma connoissance, répondit-il, homme assez déterminé dans ses sentimens, croit que nous avons assez de degrés de probabilité pour arriver à la certitude que post mortem nihil est (ou bien que la mort n’est qu’un sommeil éternel) ; il prétend que l’homme n’est pas double, que nous ne sommes que la matière animée par le mouvement : cet étrange homme dit qu’il n’y a aucune relation entre les animaux et l’intelligence suprême. » (Lettre du 30 octobre 1770.)

Ce philosophe si déterminé, cet homme si étrange, c’étoit Frédéric même. Il ne s’en cacha plus, et il écrivit d’un ton plus déterminé encore quelques années après : « Je suis très-certain que je ne suis pas double, de là je ne me considère que comme un être unique (pour parler françois, dites simple) ; je sais que je suis un animal organisé et qui pense ; d’où je conclus que la matière peut penser, ainsi qu’elle a la propriété d’être électrique. » (Lettre du 4 Décembre 1775.)

Plus près de sa tombe encore, et toujours pour inspirer sa confiance à Voltaire, il lui écrivoit de nouveau : « La goutte s’est promenée successivement dans tout mon corps. Il faut bien que notre frêle machine soit détruite par le temps qui absorbe tout. Mes fondemens sont déjà sapés ; mais tout cela ne m’embarrasse guères. » (Lettre du 8 Avril 1776)

Le quatrième héros de la conspiration, le fameux Diderot, étoit précisément celui dont les décisions contre Dieu paroissoient à d’Alembert trop fermes et drop dogmatiques. Diderot en revanche avoit bien des momens où, dans le même ouvrage, après avoir tranché contre les Déistes, il n’en tranchoit pas moins, tantôt en faveur des Sceptiques ou de l’Athée, tantôt contre l’Athée et contre le Sceptique. Mais, soit qu’il écrivit pour Dieu ou contre Dieu, Diderot paroissoit ignorer ces troubles et ces inquiétudes. Il écrivoit franchement ce qu’il pensoit, au jour et au moment où il tenoit la plume, soit lorsqu’il écrasoit les Athées du poids de l’univers, et que l’œil d’un ciron, l’aile d’un papillon’suffisoient pour les battre (Voy. ses pensées philosophiques, N.° 20) ; soit quand tout ce spectacle, ne le menoit pas même à l’idée de quelque chose de divin (Code de la nature), et que cet univers n’étoit qu’un résultat fortuit du mouvement et de la matière (Pensées philos. N.° 21) ; soit lorsqu’il ne falloit rien assurer sur Dieu, et que le Scepticisme en tout temps, en tout lieu, pouvoit seul se garantir des deux excès opposés (idem, N.° 33) ; soit lorsqu’il prioit Dieu pour les Sceptiques, parce qu’il les voyoit tous manquer de lumières (idem, N.° 22) ; soit enfin, lorsque pour faire un Sceptique, il falloit avoir la tête aussi bien faite que le philosophe Montagne. (idem, N.° 28.)

On ne vit jamais d’homme prononçant et le pour et le contre d’un ton plus affirmatif, qui sente moins la gêne, la contrainte, le trouble, le remords, l’inquiétude. Diderot ne les connoissoit pas même lorsqu’il prononçoit hardiment qu’entre lui et son chien il n’y avoit de différence que l’habit. (Vie de Sénèque, pag. 377)

Avec ces disparates dans leurs opinions religieuses, Voltaire se trouvoit un impie tourmenté par ses doutes et son ignorance ; d’Alembert un impie tranquille dans ses doutes et son ignorance ; Frédéric un impie triomphant ou croyant avoir triomphé de son ignorance, laissant Dieu dans le ciel, pourvu qu’il n’y eût point d’ames sur la terre ; Diderot alternativement Athée, Matérialiste, Déiste et Sceptique, mais toujours impie et toujours fou, n’en étoit que plus propre à jouer tous les rôles qu’on lui destinoit.

Tels sont les hommes dont il importoit spécialement de connoître les caractères et les erreurs religieuses, pour dévoiler la trame de la conspiration dont ils furent les chefs, et dont nous allons constater l’existence, indiquer l’objet précis, développer les moyens et les progrès.