Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme/102

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CHAPITRE II

Objet, étendue, époque, existence de la Conjuration antichrétienne.


Vrais caractères d’une conspiration.Dire qu’il exista une conjuration antichrétienne, dont Voltaire, d’Alembert, Frédéric II, Roi de Prusse, et Diderot furent les chefs, les grands mobiles, les principaux auteurs, ce n’est pas se borner à dire simplement que chacun de ces hommes fut ennemi de la religion de Jesus-Christ, et que leurs ouvrages tendent à la détruire. Avant eux et après eux, cette même religion a eu bien d’autres ennemis qui cherchèrent aussi à répandre dans leurs écrits tout le venin de l’incrédulité. La France a eu ses Bayle, ses Montesquieu. Le premier écrivit en Sophiste qui ne savoit à quoi s’en tenir ; il débita toute sa vie le pour et le contre avec une égale facilité ; il n’eut point cette haine qui fait les conjurés et cherche des complices. Montesquieu, dans ses Lettres Persannes, n’est encore qu’un jeune homme qui n’a rien d’arrêté ou de fixe contre les objets de sa foi, et qui un jour réparera ses torts, en déclarant avoir toujours respecté la religion ; qui verra même bientôt dans l’Évangile, le plus beau présent que Dieu ait fait aux hommes. (Dictionnaire des hommes illustres par Feller, art. Montesquieu.)

L’Angleterre a ses Hobbes, ses Collins, ses Woolstons et bien d’autres incrédules de cette espèce ; mais chacun de ces Sophistes suit sa propre impulsion. Quoi qu’en disent plus d’une fois Voltaire et Condorcet, rien n’a manifesté le concert de ces écrivains ; ils sont impies chacun à leur manière et sans accord entre eux ; ils combattent chacun le Christianisme sans autres conseils et sans autres complices qu’eux-mêmes. Cela ne suffit pas pour en faire autant de conjurés antichrétiens.

Une véritable conspiration contre le Christianisme suppose non-seulement le vœu de le détruire, mais un concert et des intelligences secrètes dans les moyens de l’attaquer, de le combattre et de l’anéantir. Aussi, lorsque je nomme Voltaire et Frédéric, Diderot et d’Alembert, comme les chefs d’une conspiration antichrétienne, je ne prétends pas me réduire à prouver que leurs écrits sont ceux d’autant d’impies ennemis du Christianisme ; je dis que chacun d’eux avoit formé le vœu d’anéantir la religion de Jesus-Christ ; qu’ils se communiquèrent secrètement ce vœu ; qu’ils combinèrent de concert les moyens de le réaliser ; qu’ils n’épargnèrent rien de ce que toute, la politique de leur impiété pouvoit mettre en usage pour le remplir ; qu’ils furent les appuis, les principaux mobiles des agens secondaires entrés dans leur complot ; et qu’ils mirent enfin à le poursuivre toute l’intelligence, toute l’ardeur et toute la constance de véritables conjurés. Je prétends même tirer les grandes preuves de cette conjuration antichrétienne, de ce que nous pouvons justement appeler les archives des conjurés, c’est-à-dire de leur correspondance intime et longtemps secrète, ou bien de leurs aveux, et de diverses productions des principaux adeptes de la conjuration.

Vraies archives des conjurés Sophistes.Au moment où Beaumarchais donna l’édition générale de Voltaire, avec toute la pompe des caractères de Baskerville, déjà les succès des adeptes leur persuadoient peut-être que la gloire de leur chef, loin d’être compromise par l’idée d’un complot monstrueusement impie, recevroit un nouvel éclat de la publicité de leurs projets. Peut-être aussi les éditeurs de ces archives n’avoient-ils pas saisi eux-mêmes, ou bien n’imaginoient-ils pas que dans quarante volumes de lettres à toutes sortes de personnes et sur mille sujets divers qui s’entrecoupent, s’entrelacent, il fût facile de saisir, de raprocher les fils d’une trame ourdie pendant bien des années. Quelque intention qu’ils aient eue, quelque art même qu’ils aient pu mettre à supprimer une partie de cette correspondance, ils n’ont pas réussi à rendre impossibles tous les rapprochemens que cet objet exige. Un travail de cette espèce n’eût été que fastidieux, pénible et révoltant, si je n’avois senti combien il pouvoit être utile, combien il étoit intéressant de constater sur les archives mêmes des conjurés l’existence de leurs complots, de se présenter, preuves en main, pour dire aux nations par quel art, par quels hommes on cherche à les séduire, à renverser tous leurs autels sans exception, ceux de Luther, ceux de Calvin, de Zuingle et de toute secte chrétienne, comme tous ceux des Catholiques ; ceux de Londres, de Genève, de Stokholm, de Pétersbourg, tout comme ceux de Paris, de Vienne, de Madrid et de Rome ; pour ajouter un jour avec toutes les preuves de l’évidence : Voilà quels crimes souterrains appeloient, par la conspiration contre votre Dieu, les conspirations contre vos Princes, contre vos Magistrats, contre toute société civile, et tendoient à rendre universel le fléau de la révolution Françoise.

Je sens toute la force et toute l’évidence des démonstrations qui peuvent seules justifier un pareil langage ; qu’on me pardonne de multiplier ici les preuves jusqu’à satiété.

Mot du guet des conjurés.Tous les conspirateurs ont ordinairement leur langage secret ; tous ont un mot du guet, une espèce de formule inintelligible au vulgaire, mais dont l’explication secrète dévoile et rappelle sans cesse sux adeptes le grand objet de leur conspiration. La formule choisie par Voltaire pour exprimer la sienne, fut dictée par le démon de la haine, de la rage et de la frénésie ; elle consistoit dans ces deux mots, écrasez l’infame, et ces mots dans sa bouche, dans celle de d’Alembert, de Frédéric et de tous les adeptes, signifièrent constamment, écrasez Jesus-Christ, la religion de Jesus-Christ, écrasez toute religion qui adore Jesus-Christ.

Preuves du vrai sens de ce mot du guet chez Voltaire.Que le lecteur retienne son indignation, toute juste qu’elle est, pour écouter nos preuves.

Quand Voltaire se plaint que les adeptes ne sont pas assez unis dans la guerre qu’ils font à l’infame ; quand il veut ranimer leur zèle par l’espoir du succès dans cette guerre, il rappelle distinctement le projet et l’espoir qu’il avoit déjà conçu lui-même, lorsque vers l’an 1730, le Lieutenant de Police de Paris lui dit qu’il ne réussiroit pas à détruire la religion de Jesus-Christ, et qu’il eut la hardiesse de répondre : C’est ce que nous verrons. (Lett. 66 à d’Alemb. 20 Juin, 1760.)

Quand il se félicite de ses propres succès dans la guerre contre l’infâme, et des progrès que la conjuration fait autour de lui, il s’applaudit spécialement qu’à Genève, dans la ville de Calvin, il n’y a plus que quelques gredins qui croient au Consubstantiel. (119 Lettre, 28 Septembre. 1763.)

Quand il veut exprimer ce qui dans sa guerre contre l’infame le rend plus tolérant pour les Sociniens, c’est, dit-il lui-même, parce que Julien les auroit favorisés, parce qu’ils haïssent ce qu’il haïssoit, et méprisent ce qu’il méprisoit. (Lett. à Frédéric, 8 Novem. 1773.)

Quelle est donc cette haine commune aux Sociniens et à Julien l’Apostat, si ce n’est leur haine et leur mépris pour la Divinité de Jesus-Christ ? Quel est encore ce Consubstantiel dont Voltaire se réjouit de voir l’empire détruit autour de lui, si ce n’est Jesus-Christ ? Quel pouvoit être enfin cet infame à écraser, pour un homme qui avoit dit : » Je m’ennuie de leur entendre répéter que douze hommes ont suffi pour établir le christianisme ; et j’ai envie de leur prouver qu’il n’en faut qu’un pour le détruire » (Vie de Volt, par Condorcet), pour un homme qui, dans ses combinaisons contre l’infame, ne craîgnoit pas de s’écrier : « Seroit-il possible que cinq ou six hommes de mérite, qui s’entendroient, ne réussissent pas, après l’exemple de douze faquins qui ont réussi ? » (Lett. à d’Alemb. 24 Juillet 1760.)

Peut on bien se cacher que dans la bouche de ce frénétique, ces douze faquins sont les Apôtres, et l’infame leur maître ?

J’insiste peut-être trop, je prouve ce qui n’a plus besoin d’être prouvé ; mais l’évidence ne peut être superflue dans une pareille accusation.

Tous les hommes que Voltaire exalte, comme se distinguant par leur ardeur à écraser l’infame, sont précisément ceux qui ont observé le moins de décence et de ménagement dans leur guerre contre le christianisme. Ce sont les Diderot, les Condorcet, Helvétius, Fréret, Boulanger, Dumarsais et autres impies de ce rang. Ceux qu’il charge d’Alembert de réunir pour écraser plus efficacement l’infame, ce sont précisément et nommément les Athées, les Déistes et les Spinosistes. (Lett. 37 à d’Alemb. 1770.)

Quelle coalition que celle-là ? et contre qui encore peuvent se réunir les Athées, les Déistes et les Spinosistes, si ce n’est contre le Dieu de l’Évangile ?

Ceux au contraire contre lesquels Voltaire presse, anime le zèle des conjurés, ceux qu’il veut voir traités avec le plus profond mépris, sont les saints Pères, et les auteurs modernes qui ont écrit pour démontrer la vérité du christianisme et la divinité de J. C. « La victoire se déclare pour nous de tous côtés, écrit-il aux adeptes, je vous assure que dans peu il n’y aura plus que la canaille sous les étendards de nos ennemis, et nous ne voulons pas de cette canaille, ni pour partisans, ni pour adversaires. Nous sommes un corps de braves chevaliers, défenseurs de la vérité, qui n’admettons parmi nous que des gens bien élevés. Allons, brave Diderot, intrépide d’Alembert, joignez-vous à mon cher Damilaville ; courez sus aux fanatiques et aux fripons ; plaignez Blaise Pascal, méprisez Houteville et Abadie, autant que s’ils étoient Pères de l’Église. » (Lett. à Damilaville, 1765.)

Voilà donc ce que c’est pour Voltaire qu’écraser l’infame ; c’est défaire ce qu’ont fait les Apôtres ; c’est haïr ce que haïssoit Julien l’apostat ; c’est combattre celui qu’ont toujours combattu les Athées, les Déistes et les Spinosistes ; c’est courir sus à tout St. Père, et à tout homme qui se déclare pour la religion de J. C.

Chez Frédéric.Le sens de cet atroce mot du guet n’est pas moins évident sous la plume de Frédéric. Pour le Sophiste couronné, tout comme pour Voltaire, le Christianisme, la secte chrétienne, la superstition christicole et l’infame, sont toujours synonymes. Pour lui, tout comme pour Voltaire, ce prétendu infame ne porte que des herbes venimeuses ; les meilleures pièces contre l’infame sont encore précisément les productions les plus impies ; et si elles méritent plus spécialement son estime, c’est que, depuis Celse, on n’a rien publié de plus frappant contre le christianisme ; c’est que Boulanger, cet auteur malheureusement plus connu par son impiété que par ses rétractations, est encore supérieur à Celse. (Voy. lett. du R. de Prusse, 143, 145, 133, an. 1767, etc. etc.)


Chez D’Alembert.Quant à d’Alembert, quoique plus réservé dans l’usage de l’affreux mot du guet, la preuve qu’il l’entend, c’est qu’il répond toujours dans le sens de Voltaire ; c’est que tous les moyens que nous le verrons suggérer, les ouvrages que nous le verrons approuver et chercher à répandre comme les plus propres à écraser l’infame, sont encore précisément tous ceux qui tendent le plus directement à effacer dans l’esprit du peuple tout respect pour la religion ; c’est que toutes les preuves qu’il allégue de son zèle contre l’infame, et des progrès que font les conjurés, n’annoncent jamais que son ardeur à seconder les efforts de Voltaire, ou ses regrets de ne pouvoir parler aussi librement que Voltaire contre le christianisme. Ses expressions et le nombre de ses lettres que nous aurons à citer, ne laisseront pas plus de doute sur cet objet, que celles de Voltaire et de Frédéric. (Voy. lettres de d’Alemb. 100, 102, 151.)

Étendue de la conjurationLes autres adeptes n’entendirent pas autrement eux-mêmes ce mot du guet. Au lieu du serment d’écraser l’infame, Condorcet met nettement dans la bouche de Voltaire le serment d’écraser le Christianisme (vie de Voltaire), et Mercier celui d’écraser Jesus-Christ. (Lett. de Mercier, N.° 60, de M. Pelletier.)

Dans l’intention des conjurés, il n’étoit pas trop fort, ce mot d’écraser le Christ et sa religion. L’étendue qu’ils donnoient à leurs complots ne devoit pas laisser sur la terre les moindres vestiges de son culte. Ils faisoient aux catholiques l’honneur de les haïr plus que tout le reste des chrétiens ; mais toutes les églises de Luther, de Calvin, celles du Genevois, celles de l’Anglican ; toutes celles enfin qui, dans leur séparation de Rome, ont conservé au moins l’article de sa foi au Dieu du Christianisme, toutes étoient comprises dans la conspiration, comme Rome elle-même.

Tout l’Évangile de Calvin n’étoit pour Voltaire que les sottises de Jean Chauvin. (Lett. à Damila. 18 août 1766.) C’étoit de ces sottises qu’il se félicitoit d’avoir spécialement délivré Genève, quand il mandoit à d’Alembert, que dans la ville de Calvin il n'y avait plus que quelques gredins qui crussent au consubstantiel, c'est-à- dire qui crussent à Jésus-Christ. C'étoit surtout la chute de l'église Anglicane qu'il se réjouissoit de pouvoir annoncer, quand il applaudissoit aux vérités angloises, c'est à-dire à toutes les impiétés de Hume ( Lett. au Marq. d'Argens, 28 avril 1760 ) ; ou quand il croyoit avoir le droit d'écrire que dans Londres le Christ étoit bafoué. ( Lett. à d'Alemb. 28 sept. 1761.)

Les disciples qui lui faisoient hommage de leur science philosophique, écrivoient comme lui : « Je n'aime point Calvin ; il étoit intolé rant, et le pauvre Servet en a été la victime ; aussi n'en parle-t-on plus à Genève, comme s'il n'avoit jamais existé. Pour Luther, quoi qu'il ne fût pas doué de beaucoup d'esprit, comme on le voit dans ses écrits, il n'étoit pas persécuteur, et il n'aimoit que le vin et les femmes. » ( Voy. Lett. du Landgrave à Voltaire, 9 Sept. 1766. )

ïl est même à observer que les succès des Sophistes conjurés, dans toutes ces églises pro- testantes, furent longtemps le spécial objet de leur satisfaction. Voltaire ne se contenoit plus de joie, quand il croyoit pouvoir écrire que l'Angleterre et la Suisse regorgeoient de ces hommes qui haïssent et méprisent le christianisme comme Julien l'apostat le haïssoit, le méprisoit (Voy. Lett. au R. de P. 15 Nov. 1773 ), et qu'il n'y avoit pas actuellement un chrétien de Genève à Berne. ( Lett. à d'Alemb. 8 Fev. 1776. ) Ce qui plaisoit enfin spécialement à Frédéric dans le succès de la conjuration, c'est ce qu'il annonçoit en disant à Voltaire, dans nos pays protestans on va plus vite. ( Lett. 143. )

Telle étoit donc l'étendue de la conspiration, qu'elle ne devoit laisser subsister aucune des églises, aucune des sectes reconnoissant le Dieu du christianisme. L'historien auroit pu s'y méprendre , en voyant les adeptes solliciter plus d’une fois le retour des protestans en France : mais alors même que Voltaire écrivoit aux adeptes combien il regrettoit que la demande de ce retour des Calvinistes, faite par le ministre Choiseul, eût été rejetée ; alors même, crainte que les adeptes n’imaginassent qu’il épargnoit les Huguenots plus que les Catholiques, il se hâtoit d’ajouter que les Huguenots ou les Calvinistes n’étoient pas moins fous que les Sorboniqueurs ou les Catholiques ; qu’ils étoient même des fous à lier. ( Lett. à Marmont, 2 Décembre 1767. ) Quelquefois même il ne voyoit rien de plus atrabilaire et de plus féroce que les Huguenots. ( Lett. au Marquis d’Argens de Dirac, 2 Mars 1763.)

Tout ce prétendu zèle des conjurés pour calviniser la France, n’étoit même dès-lors inspiré que par l’espoir d’aller un jour plus vite ; c’étoit un premier pas à faire pour la déchristianiser. La gradation de leur marche est sensible dans ces mots de d’Alembert à Voltaire ; « pour moi qui vois tout en ce moment couleur de rose, je vois d’ici la tolérance s’établir, les Protestans rappelés, les prêtres mariés, la confession abolie, et le fanatisme écrasé, sans qu’on s’en apperçoive. » ( 4 Mai 1762. ) Ce mot de fanatisme s’entend dans la bouche de d’Alembert ; il dit la même chose que celui d’infame dans la même lettre ; il dit le Christ et toute sa religion écrasée.

Une exception que Voltaire faisoit quelquefois auroit laissé au Christ quelques adorateurs dans la plus vile populace. On croiroit qu’il étoit peu jaloux de cette conquête, lorsqu’il mandoit à d’Alembert : « Damilaville doit être bien content, et vous aussi, du mépris où l’infame (la religion du Christ) est tombé chez tous les honnêtes gens de l’Europe. C’étoit tout et qu’on voulait, et tout ce qui étoit nécessaire. On n’a jamais prétendu éclairer les cordonniers et les servantes ; c’est le partage des Apôtres (2 Sept. 1768) ou bien encore lorsqu’il écrivoit à Diderot, « quelque parti que vous preniez, je vous recommande l’infâme, (la religion du Christ), il faut la détruire chez les honnêtes gens, et la laisser à la canaille pour qui elle est faite » (25 Sept. 1762) ; ou bien enfin quand il écrivoit à Damilaville, « je vous assure que dans peu il n’y aura que la canaille sous les étendards de nos ennemis, et nous ne voulons de cette canaille ni pour partisans, ni pour adversaires. » (An 1765.)

Mais Voltaire, dans le désespoir d’un plus ample succès, exceptoit aussi quelquefois le Clergé et la grand’chambre du Parlement. Nous verrons dans la suite de ces mémoires, le zèle des conjurés s’étendre sur cette canaille même, le serment d’écraser Jesus-Christ, propager leurs complots et leur activité, du palais des Rois jusqu’aux chaumières.