Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/07

La bibliothèque libre.
(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 64-76).
Les sept amants de la baronne

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


LES SEPT AMANTS DE
LA BARONNE

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



L a baronne avait sept amants, sept amants ! oui, tout autant, elle avait du goût pour le septennat, d’ailleurs, elle était dame de charité.

C’était une petite femme blonde, mince, et quoique jouissant d’une quarantaine d’années, avec ses cheveux bouclés, ses robes à la vierge, on l’eût prise pour la sœur de ses filles, car elle avait trois filles. — Trois filles et sept amants me direz-vous ? C’est beaucoup !

Pas trop pour ce qu’elle en faisait, vous allez voir, c’était une femme pratique.

Le mari, bon provincial, gros, gras, et bête, était le petit chien de madame, il faisait ses commissions, portait son ombrelle, son livre de messe, et s’en allait toujours à propos.

L’amant en titre, Don José Cornacos, était un espagnol brésilien âgé de quarante et quelques années, qui avait fait sa fortune dans les sucres et les cacaos. Très infatué de sa personne, très grand, très brun, très fort en couleur, avec un accent très prononcé ; n’admettant pas que personne répliquât quand il parlait, il ne pliait que devant la baronne dont il était fou et dont il payait le luxe, les chevaux, la toilette ; enfin il entretenait jusqu’au mari, car il faut bien le dire, la chère dame n’avait qu’une très petite fortune, sept à huit mille francs de rentes, je crois, et une modeste terre en Bretagne.

Le deuxième heureux, était un beau graveur.

Les mauvaises langues du quartier disaient avoir vu, lorsque les grandes chaleurs étaient accablantes, le beau Georges étendu dans sa chambre, nu comme Hassan, et près de lui une femme en blanc, le lorgnon à la main, examinant, avec l’allure d’un connaisseur, les formes sculpturales du graveur.

Celui-là, qui était le préféré (un gaillard disait-on), n’avait que son burin pour vivre. Comme il était très élégant, avait toujours quelques louis en poche, on supposait qu’il mangeait aussi du chocolat de l’Espagnol.

La baronne était si pieuse, et faisait si souvent des visites de charité à ce pauvre isolé !

Le numéro trois était, dit-on, le curé de la paroisse… mais chut ! c’est probablement une méchanceté. La baronne était dévote, elle quêtait à la porte de l’église, et quel mal y avait-il lorsqu’elle rapportait son butin que l’on embrassât les blanches mains qui avaient si bien porté la bourse.

La baronne eut pu couler des jours heureux, s’il n’y avait eu un point noir dans son existence… Ses filles, qu’en faire ? l’aînée, Laure, était déjà trop grande pour rester en pension ; la faire revenir était impossible. Que dirait Don José et le beau graveur ? La marier était bien difficile, sans dot ! Je l’ai dit, la dame n’était pas riche.

— Enfin le ciel viendra à mon secours, se dit-elle en levant ses beaux yeux vers lui.

Comme l’été était venu, que Don José était allé faire un voyage pour ses denrées coloniales, elle prit courageusement son parti, dit adieu à son bel Hassan, alla demander la tendre bénédiction de M. le curé, retira sa fille de pension, puis, accompagnée de son mari, tout fier d’être enfin seul avec sa femme, partit pour la Bretagne.

Arrivés dans leur terre, il fallut se mettre en quête d’un mari.

— Les provinciaux sont des imbéciles, se disait-elle ; — oui ! mais là comme ailleurs on ne veut pas de femme sans dot.

Le mariage n’est-il pas une prostitution constante ? Deux dots, deux positions qui s’accouplent, et non pas deux êtres qui s’aiment et ne font qu’un.

Elle s’était si souvent vue ne faire qu’un, la baronne !

Enfin, après avoir appelé son mari qui commençait à regretter Don José — et ses bons dîners, — elle l’envoya voir différents voisins pour les inviter au château. Mais cela fut inutile ; pas un parti possible pour Laure, qui était une grande fille simple, sans coquetterie, à qui cela était bien égal de se marier avec n’importe quel hobereau, pourvu qu’on ne la tourmentât pas pour s’habiller et aller dans le monde.

La baronne commençait à croire que ses prières au ciel ne seraient pas exaucées, lorsqu’un jour une famille du voisinage lui demanda la permission de lui présenter un de ses amis qui, botaniste enragé, était venu au pays des bruyères pour y chercher des simples.

Des simples ! se dit la baronne, voilà qui fera bien l’affaire de Laure. Elle accepta la présentation en y ajoutant une invitation à dîner pour toute la famille le lendemain et, au jour dit, Xavier de Xaintes fut présenté et reçu avec le plus charmant sourire.

La baronne, avec sa bonne grâce ordinaire, s’empressa de lui montrer combien la Bretagne est riche en fleurs de toutes espèces.

Les voilà explorant les bois, les champs et les montagnes.

Madame était ravissante avec sa robe de toile, son chapeau de paille, son grand bâton ferré, ses petites guêtres de cuir montant au genou, pour la préserver des morsures des couleuvres.

Ils herborisèrent si bien, qu’à force de chercher Jusquiame et Belladone, Madame prouva à Monsieur qu’il y avait des fleurs aussi agréables à récolter que celles qui poussent sur le sol.

Oui, mais tout cela n’amenait pas le mariage de Laure.

La baronne était femme d’esprit, elle devait repartir pour Paris, elle prouva par A plus B à l’amateur de simples que Laure était la femme qui lui convenait, qu’elle l’aimerait toujours… de loin. Elle l’entortilla si bien, que notre botaniste se laissa convaincre. Un mois après, comme il avait une fortune très convenable, il épousa Laure, l’emmena en Bourgogne étudier la vigne, se jurant bien de ne pas mettre les pieds dans la capitale.

Et d’une…

Madame revint à Paris où Don José était de retour. Quant au graveur, il avait bien souffert de cette absence prolongée de la dame de ses pensées ; elle n’aimait donc plus les statues antiques ! Il était si furieux qu’il fallut bien l’apaiser en lui faisant visite sur visite, et lui prouver qu’on aimait mieux les plantes cultivées que les simples fleurs des champs. Madame reprit donc son train de vie ordinaire, sans oublier toutefois sa constante préoccupation : le mariage de sa seconde fille.

Elle fut servie à souhait ; dans un salon bien pensant elle rencontra un jeune homme, tout frais émoulu du séminaire, qui faisait ses premiers pas dans le monde. Elle l’attira chez elle, obtint ses confidences et apprit avec stupéfaction qu’il était encore dans le même état que lorsqu’il vint au monde. Vierge ! me direz-vous ? ce n’est pas possible à 26 ans ! Et pourtant il l’était ! Aussi, jugez quel excitant pour la baronne ! Goûtons d’abord de ce fruit inculte, nous verrons après. Elle lui prouva bien vite que s’il ne connaissait les femmes que par le mal qu’en dit saint Augustin, il se trompait, car Dieu veut qu’on l’adore dans sa créature !… Elle lui donna tant et si bien des leçons de tendresse amoureuse, que notre jeune homme adopta cette devise Putto per l’amore ! Voyez-vous, quand ces puceaux ont tâté de l’amour, ils sont pires que les autres. Aussi remerciait-il, à tous les instants, la providence qui lui avait donné ces joies ineffables avec cet ange des cieux. Il vivait ainsi, partageant son temps entre ses pratiques religieuses et sa divinité terrestre, sans penser à l’avenir, lorsque la réalité vint le frapper d’un coup épouvantable.

La baronne, elle, pensant que l’éducation de notre jeune innocent était terminée, qu’il fallait en finir, prépara le coup de la fin.

Un jour Sosthènes, arrivant chez elle, la trouva comme d’habitude penchée sur le métier où elle brodait une étole pour son curé, mais ses yeux étaient rouges et elle les tenait constamment baissés.

— Qu’avez-vous ? lui dit-il.

— Rien, mais il faut que je vous parle, j’irai ce soir chez vous, attendez-moi.

Le soir venu, Sosthènes, que les mots et surtout les yeux rougis de sa bien aimée avaient effrayé, attendait impatiemment que la pendule sonnât huit heures, l’heure du rendez-vous.

Enfin la baronne arriva, tout de noir habillée, et se jetant dans les bras du bénet :

— Mon chéri, nous sommes perdus. Mon mari sait tout !

— Ton… ton ma… ma… ri ?

— Oui, mon ami, mon mari ! qui a pu nous trahir ?… Je l’ignore ? mais je prévois les plus grands malheurs, il nous tuera…

— Oh mon Dieu ! que faire ?

— Écoute, j’ai trouvé un moyen, mais d’abord, m’aimes-tu, mon Sosthènes ?

— Si je t’aime ? mais plus que tout au monde !

— Es-tu capable d’un grand sacrifice pour me sauver ?

— Parle, parle, ma bien-aimée !

— Eh bien, il faut épouser ma fille Isaure.

— Impossible !… répond Sosthènes éperdu.

— Mais si, car c’est le seul moyen de détourner la colère de mon mari ; d’ailleurs, tu m’aimeras toujours, toujours, n’est-ce pas ?

Et elle se roulait dans ses bras avec des mouvements de chatte amoureuse. Comment résister à ces beaux yeux en pleurs, à ces formes voluptueuses ?

Ils passèrent deux heures à se consoler, sur l’autel des amours, et le lendemain Sosthènes, aussi tout de noir habillé, comme pour un enterrement, alla demander la main d’Isaure, qu’il épousa. Puis il repartit pour sa province avec sa jeune femme en bénissant sa belle-mère dont il mêla toujours le nom à ses prières.

Et de deux !

Restait la troisième, mais celle-là, Marguerite, était bien jeune, on avait le temps d’y penser ; d’ailleurs, elle avait un petit caractère entier, qui ne serait pas commode ; elle voudrait se marier à son goût, elle n’aurait certes pas accepté le botaniste ou le disciple de Saint-Augustin.

— Mais bah ! elle n’a que seize ans, jusqu’à 18 ou 19 nous avons le temps d’y penser.

Et la baronne reprit le cours de ses pieuses occupations.

Au milieu de l’hiver, dans un bal officiel, elle remarqua un jeune officier qui la regardait.

Quelques instants après, Don José, qu’elle était parvenue à faire inviter, s’approcha d’elle, tenant par la main le beau garçon qui la contemplait il n’y avait qu’un instant.

— Chère Madame, permettez-moi de vous présenter le comte de C…, capitaine aux Cent-Gardes, qui sollicite de vous la faveur d’une valse.

Un signe de tête servit d’acquiescement et les danseurs partirent voluptueusement enlacés. Que dirai-je ?

Le capitaine devint bien vîte un des adorateurs servants de la baronne, mais au contraire des autres, sa flamme paraissait toute platonique, aussi Madame enrageait-elle à plaisir ! On ne l’avait pas habituée à cela ; elle s’en vengeait sur le bel Hassan, qui travaillait sans trêve ni repos.

Elle trompait ainsi son impatience, comptant bien que le bel indifférent deviendrait un jour plus pressant, mais il se contentait de si peu, le barbare…

Enfin, un jour, le capitaine arriva chez elle, elle était seule pour quelques instants.

— Madame, il faut que je vous parle, il faut en finir, je vous aime, je vous adore, je ne puis vivre ainsi, il faut que vous m’accordiez un rendez-vous.

— Un rendez-vous, minauda-t-elle, en baissant les yeux. Enfin, se disait-elle, il y vient.

Mais, mon ami, que me demandez-vous là.

— Écoutez, dit le capitaine, je suis tellement désespéré que, si vous ne venez demain me trouver à l’hôtel de…, je me brûle la cervelle !…

— Grand Dieu ! J’irai.

C’est un moyen usé, se disait le capitaine en frisant sa moustache ; mais, ma foi, qui veut la fin veut les moyens, et il s’éloigna en fredonnant un air d’opéra-bouffe.

Le lendemain, à deux heures, la baronne enveloppée d’un cachemire, la figure couverte d’un voile épais, arriva toute radieuse chez le beau capitaine.

Il l’attendait, et au lieu de l’empressement passionné avec lequel elle espérait être reçue elle lui trouva un air froid et sarcastique qui la troubla.

Il la conduisit à un fauteuil, puis prenant une chaise, s’assit à côté d’elle.

— Je vous dois maintenant l’explication de ma conduite, j’aime votre fille Marguerite.

— Ma fille ! balbutia-t-elle.

— Oui, Marguerite, que je connais depuis un an, car elle est l’amie de ma sœur qui est au même couvent qu’elle.

Je savais que pour obtenir sa main, il fallait plaire à sa mère, non pas comme gendre, mais comme amant. C’est ce que j’ai tâché de faire. Donnez-la moi ?

— Jamais, misérable !

— C’est ce que nous allons voir, chère belle, si vous ne consentez pas à ce que je veux, comme je suis décidé à tout, je vous mets dans mon lit, je fais entrer Don José, je ne parle pas du baron qui l’accompagne, il ne compte pas, et je leur prouve la fidélité de leur aimable amie…

— Lâche ! lâche ! Dire que je l’aimais.

— Enfin, ma belle, voyons, consentez-vous ?

— Il le faut bien, grinça-t-elle.

— Entrez, messieurs, je vous ai priés de venir chez moi pour entendre le consentement que madame la baronne veut bien donner à mon mariage avec sa fille Marguerite.

— C’était donc pour cela, dit Don José, ouff ! j’ai eu peur ! Eh bien, capitaine, puisque la baronne consent, je donne 50,000 fr. à Marguerite, et j’en suis quitte à bon marché, pensa-t-il ; j’aime mieux cela que d’être trompé.

Le baron était aux anges, sa fille mariée à un capitaine restant à Paris, quelle bonne vie on allait mener.

Les trois filles de la baronne étaient mariées ; elle n’avait donc plus rien à faire, elle reprit sa vie habituelle avec son mari, Don José, son directeur et le bel Hassan, en leur donnant de temps en temps un substitut comme collaborateur.

Maintenant qu’elle n’a plus personne de sa famille à marier, elle marie les jeunes filles de ses amies ; et souvent se charge des essais.

C’est une femme si charitable que la baronne ! elle ne renoncera à pratiquer cette vertu chrétienne qu’avec la vie, ou lorsque l’âge aura éteint les feux ardents qui la dévorent. Mais ce ne sera pas de sitôt !…


Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre