Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/21

La bibliothèque libre.
(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 127-133).
Le bûcher de Sardanapale

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


LE BÛCHER
DE SARDANAPALE


ÉPISODE DU CHÂTEAU DE COMPIÈGNE
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



V ous avez tous connu, et certes vous connaissez encore, notre célèbre dessinateur.

Il joint, à un grand talent de graveur, un talent non moins grand de peintre.

C’est un des hommes les mieux doués de notre époque.

Bon musicien, très joli garçon, de la verve, de la gaîté, de l’esprit, il a beaucoup voyagé, beaucoup vu ; enfin, il possède tout ce qu’il faut pour plaire aux hommes et surtout aux femmes.

Un jour qu’il dînait avec plusieurs d’entre nous, chez un de nos caricaturistes en renom ennemi intime de l’Empire. — Il était légitimiste.

— Vous ne savez pas, nous dit-il, l’honneur qui vient de m’échoir ?

— Non !

— Eh bien, je suis passé à l’état de pain mollet.

— Comment cela ?

— Dame ! puisque je suis de la première fournée de Compiègne.

— Ah bravo ! le mot est mauvais, mais il vous sera pardonné, à la condition qu’à votre retour, vous nous raconterez tous les épisodes de votre séjour.

— Oh ! tous les épisodes !… avec des restrictions…

— Oui, c’est convenu !......

. . . . . . . . . . . . . .

Quinze jours plus tard, notre ami reparut à nos charmants dîners du vendredi. Comme il l’avait promis, il nous raconta son voyage, mais en en sautant la moitié, le scélérat…

J’arrivai, nous dit-il, comme c’était indiqué au programme, le soir à 8 heures.

Des voitures nous attendaient à la gare !…

Je vous l’avoue, je pensais un peu au roman comique de Scarron, je me représentais la troupe de comédiens ambulants, allant jouer la comédie dans une grange.

Nous, nous allions dans un château, là était toute la différence.

On voulut bien m’indiquer mon appartement, où je me retirai avec mon valet de chambre qui couchait dans une chambre voisine.

On me servit un ambigu délicieux, puis je m’endormis !…

Le lendemain, lorsque je m’éveillai, un beau soleil d’automne se jouait sur les vitres et semblait me dire :

Lève-toi donc, paresseux, viens m’admirer ?

Allons, courage ! En bas du lit !…

Fainéant !

Je passai mon indispensable et revêtis mon veston, lorsqu’on frappa discrètement à ma porte :

— Entrez !

Je vis paraître un monsieur tout de noir habillé, comme dans la chanson de Malborough, et cravaté de blanc, qui me sembla être au moins un préfet en disponibilité.

— Vous êtes bien, Monsieur, le grand dessinateur ?

— Oui ! Monsieur, mais à qui ai-je l’honneur de parler.

— Je suis Henri, le coiffeur ! et viens vous offrir mes services.

— Ah ! ah ! c’est vous, Henri…, mais je croyais que vous ne coiffiez que le maître du logis !

— C’est vrai, Monsieur ; des ambassadeurs, des ministres, qui ont toujours brigué cette faveur, n’ont pu l’obtenir.

— Merci, mille fois ! mon cher Henri, de cette exception, — j’ai ici mon valet de chambre qui a seul le droit et le privilège de toucher à ma tête. Mais dites-moi ? Pourquoi teniez-vous à me faire profiter de vos talents.

— Quand j’ai su que vous étiez de la fournée, j’y ai songé de suite, que voulez-vous ?…, entre artistes !…

La journée fut charmante, promenades dans la forêt, concert, dîner par un Vatel hors ligne, femmes ravissantes.

Tout concourait à faire de ce séjour, un lieu de délices, n’en déplaise à notre amphitryon qui a l’air de faire la grimace.

Oui, mon cher, vous auriez admiré tout comme je l’ai fait les beautés étincelantes et peu voilées que j’ai été à même de voir.

Voici la chose : vous savez qu’on représentait le soir des tableaux vivants.

Pour me faire une gracieuseté que je n’oublierai jamais, on décida que l’on représenterait le soir un de mes dessins. — Le Bûcher de Sardanapale. Pour cela, il fallait le concours de ces dames.

Comment faire ? Mes femmes à moi étaient si peu habillées ?

On tint conseil, Grondinette, Gredinette, Cochonne, voulurent à toutes forces que l’on copiât l’œuvre telle qu’elle avait été conçue… Des maillots, — un peu d’enfantillage… et force diamants, fesaient l’affaire, disaient-elles !

Aussi, le soir, quand la toile se leva, et que l’on vit le tableau, ce furent des trépignements, des cris d’admiration !

Quant à moi, modeste, je rougissais, je ne me croyais pas autant de génie.

Grondinette surtout, un modèle, du plus pur marbre de Paros, étendue sur une peau de tigre, n’ayant comme Vénus, pour tout vêtement, qu’une ceinture de diamants, était belle à rendre fou !

J’étais trop ému, je me sauvai, je ne vis pas la suite.

— Que pensiez-vous alors ?…

— Je pensais qu’il fallait embrasser les femmes et fustiger les maris, qui livraient ainsi celles qui portaient leurs noms aux regards brûlants de la convoitise !

Les trois journées se passèrent ainsi.

Plaisirs sur plaisirs, — j’en passe et des meilleurs.........

Les compagnons de chambres, les chassés croisés de ces dames, enfin une foule de gentillesses inénarrables !

Le jour du départ, le majordome, vint nous prévenir que l’habitude était de donner aux domestiques du château la modique somme de cent francs.

C’était un prix fait — comme les petits pâtés. Dans un large vestibule, chaque invité sortait à son tour, les domestiques rangés sur deux rangs saluaient.

— Mon cher, dit notre spirituel hôte, vous n’êtes pas un homme pratique. Il fallait demander au maître du logis, un reçu de vos cent francs. Vous auriez vendu cet autographe illustre cinq francs… Vous n’auriez perdu ainsi que quatre-vingt-quinze francs.

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre

— Mon cher, je n’ai rien perdu !

Pour mille francs, je ne voudrais pas, ne point avoir vu ce que j’ai vu.

Dame, on est artiste ou on ne l’est pas ;

Et je vous le répète, vous eussiez fait comme moi.

Le caricaturiste sourit :

Sa femme le pinça jusqu’au sang !


Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre