Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/20

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(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 122-126).
Les deux robes du financier

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre

LES DEUX ROBES
DU FINANCIER


NOTES D’UNE COUTURIÈRE
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



U n jour que j’étais occupée à essayer la robe d’une de nos plus jolies cocottes, on frappa un coup discret à la porte du petit salon où j’épinglais le corsage sur les belles épaules de Blanche.

— N’entrez-pas ! m’écriai-je : j’essaie !

— Bah !… entre femmes !

La porte s’ouvrit, malgré mon observation, et je vis apparaître le minois blond et souriant de Madame Zéolis.

J’étais contrariée, mais il fallait faire contre fortune bon cœur, et inviter la jeune femme à s’asseoir.

— Ce sera bientôt fini, madame !

— Ne vous pressez pas pour moi, mademoiselle Marie.

— Dieu ! la jolie robe !… Vous permettez, Madame ?

— Comme elle vous va bien !… C’est une robe de bal, n’est-ce pas ? Comme vous devez être jolie, avec ce costume !

Effectivement, mademoiselle Blanche, grande, mince, élancée, avec ses cheveux noirs et sa peau d’un blanc mat, formait un contraste étrange avec cette petite femme toute blanche, toute blonde, toute mignonne, un vrai bouton de rose.

La glace était rompue et, malgré mes efforts pour interrompre cette conversation qui m’était pénible au plus haut degré, — vous saurez tout à l’heure pourquoi, il me fut impossible d’arrêter le bavardage de madame Zéolis… Pour comble de malheur, le maudit corsage n’allait pas, il fallait épingle sur épingle, fil sur fil.

Cela dura au moins une bonne demi-heure.

Pendant ce temps, les langues marchaient toujours… Enfin, suant sang et eau, j’arrivai à dire :

— C’est terminé. Madame, vous pouvez vous habiller !

Il était temps je crois ? mes deux clientes allaient s’embrasser.

Je reconduisis mademoiselle Blanche, non cependant sans que mes deux clientes aient eu le temps de se promettre de se rencontrer chez moi !........

. . . . . . . . . . . . . .

— À nous deux maintenant, Madame ! dis-je à la jolie blonde.

— Avant tout, dites-moi, mademoiselle Marie, quelle est cette ravissante femme ?

— C’est une étrangère. Madame !

— Ah !…

— Et qui repart bientôt, dis-je, en riant en moi-même de ce mensonge.

— Ah ! c’est dommage ! ! ! ! Enfin… !

— Mademoiselle, reprit la jeune femme, je viens pour que vous me fassiez une robe de bal. Je veux que vous me la fassiez identiquement pareille à celle de la dame qui sort d’ici.

— Mais, Madame, c’est impossible, cette dame est brune, la couleur crême lui va bien, vous êtes trop blonde pour porter cette nuance. Elle est mince et grande, cette quantité de fleurs et de volants sont nécessaires à sa taille. Vous êtes trop petite, je vous assure, trop mignonne, tous ces flous-flous vous engonceraient et vous ne seriez pas bien du tout.

— Cela m’est égal, je le veux, vos raisonnements ne serviraient de rien. Si vous ne voulez pas me faire cette robe, je vais la commander ailleurs, quitte à la dessiner de mémoire.

— Mais, madame !

— Il n’y a pas de mais Madame ! je le veux ! et l’enfant gâtée tapait du pied.

Que faire ? Je promis, elle s’en fût contente ?…

C’était vraiment une enfant gâtée.

Son mari, le financier Zéolis, à qui elle avait apporté une grande dot, était un des plus riches banquiers de la Capitale, et ne savait rien refuser à sa femme.

Mais, d’un autre côté, mademoiselle Blanche, la demie mondaine, était la maîtresse du même monsieur Zéolis qui ne savait pas plus refuser à sa maîtresse qu’à sa femme.

— Comment faire ? me dis-je, ces dames ne se connaissent pas, mais je ne peux pourtant pas faire la même toilette à la femme légitime et à la maîtresse. — Que faire ? — Bah ! le mieux est d’appeler monsieur Zéolis à la rescousse.

Aussitôt dit, aussitôt fait, je lançai un petit billet pressant à monsieur Zéolis qui se hâta d’arriver.

— Me voilà, Mademoiselle, me dit-il, je me rends à votre impatient message ; qu’y-a-t’il ? avez-vous besoin d’argent ? En voilà.

— Non Monsieur, ce n’est pas de cela qu’il s’agit…

Et me voilà lui contant mon cas de conscience,

Qui fut bien étonnée de le voir rire aux éclats ? — Ce fut moi.

— N’est-ce que cela, Mademoiselle, me dit le mari avec la figure épanouie. — Rassurez-vous. Faites la robe que ma femme vous a commandée, loin de me déplaire, cet arrangement me plaît infiniment ; quand je serai avec l’une je me figurerai être avec l’autre… et vice versa

Voilà ! Tout est bien qui finit bien.


Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre